La Rumeur (The Children's Hour)
William Wyler (1961)
On dit que la vérité sort toujours de la bouche des enfants... mais parfois bien cruellement. Parce que la petite bourgade puritaine dépeinte dans "La Rumeur" fait penser à celle de "Tout ce que le ciel permet". Aucun "écart" à la norme n'est toléré, et le mensonge accouche d'une douloureuse vérité. Le film de William Wyler s'inscrit lui-même dans un contexte compliqué. La censure du code Hays s'était suffisamment relâchée au début des années 60 pour qu'il puisse adapter de nouveau la pièce de Lillian Hellman après une première tentative en 1936, cette fois en respectant son intrigue mais pas assez pour que le mot "homosexualité" soit prononcé. Si bien que "la chose dont on ne doit pas prononcer le nom"* est murmurée à l'oreille ou bien derrière une porte derrière laquelle rien ne peut s'entendre. Si la rumeur est colportée par une petite peste manipulatrice, celle-ci n'est que le reflet du monde vicié dans lequel elle grandit. Les enfants ont des antennes et Mary est du genre à écouter aux portes. Wyler a sans doute voulu malmener l'image de l'enfant angélique du cinéma hollywoodien pour casser le miroir dans lequel il aime se regarder. Mary est mauvaise parce que remplie du mal-être qui gangrène son environnement, tout comme sa camarade Rosalie qui exprime son trouble par la kleptomanie, moyen d'emprise qu'utilise Mary pour souffler sur les braises. La rumeur prend d'autant mieux qu'avant même qu'elle se propage, de petits riens laissaient déjà entrevoir ce fameux "écart à la norme" à propos de Karen et Martha, les deux fondatrices d'une école privée ultra-select pour jeunes filles de bonne famille. Le manque d'empressement à épouser le médecin Joe Cardin pour Karen, la jalousie manifeste de Martha à l'égard de ce dernier, une fausse note à la fin d'un concert, des chamailleries entre pensionnaires en coulisse, les allusions de la tante de Martha (Miriam Hopkins) sont autant de signes évidents que quelque chose est en train de se gripper au royaume des bonnes moeurs. Bonnes moeurs selon lesquelles des femmes menant leur barque sans un homme à leur côté sont toujours quelque peu suspectes, sauf quand il s'agit de bonnes soeurs ou de vieilles filles. La facilité avec laquelle les parents se laissent convaincre d'une relation "contre-nature" entre les deux femmes laisse à penser qu'ils en étaient déjà inconsciemment convaincus. Karen et Martha passent en un clin d'oeil du statut de directrices modèle à celui de lesbiennes corruptrices de jeunes enfants avec un amalgame implicite entre homosexualité et pédocriminalité. Non seulement elles perdent leur travail, mais elles sont tellement ostracisées qu'elles ne peuvent plus sortir de chez elles et Karen perd son fiancé qui ne lui fait pas assez confiance pour rester avec elle contre vents et marées. Si William Wyler a voulu montrer dans le film les ravages qu'un mensonge peut provoquer dans la vie des personnes qui en sont les victimes, il montre aussi le visage hideux d'une certaine Amérique grégaire et bien-pensante prête à lyncher tous ceux qui ne reflètent pas son narcissisme pur et parfait. L'ombre de la chasse aux sorcières plane sur le film alors que les deux jeunes femmes sont accusées et condamnées par la communauté mais aussi par le système judiciaire. Dans un contexte aussi répressif socialement, judiciairement, moralement, une relation homosexuelle ne peut pas exister, elle est refoulée, impensée. Et lorsque Martha finit par réaliser que le mensonge recèle une part de vérité, à savoir qu'elle aime Karen ce qu'elle finit par lui avouer, elle se punit de son coming-out de la pire des manières, enfonçant le dernier clou dans le cercueil de leur tragédie commune. A la tragédie du mensonge se superpose donc celle de la vérité, un déplacement qui rend le film bien plus complexe qu'il n'y paraît. Si la prestation de Audrey Hepburn est tout en retenue, son trouble étant simplement suggéré sans que rien de son intériorité ne soit dévoilé, celle de Shirley Mac Laine est absolument remarquable, particulièrement la détresse qu'elle manifeste lorsqu'elle découvre sa véritable identité dans un monde qui ne l'accepte pas.
* Rappelons que la même année sortait au Royaume-Uni "Victim" de Basil Dearden où le mot "homosexualité" était prononcé pour la première fois.
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