L'île de Black Mor
Jean-François Laguionie (2004)
Cela commence comme "Oliver Twist" c'est à dire par un orphelinat-bagne où les enfants sont enfermés, exploités et maltraités. Parmi les pensionnaires se trouve le Kid, un jeune de 15 ans qui ignore sa véritable identité. Sa seule source d'évasion est le récit d'aventures qu'un vieux professeur sous couvert d'éducation religieuse leur dispense le soir. Mais la supercherie est découverte et le professeur renvoyé. C'est alors que le mystérieux père du Kid surgit du néant pour demander par lettre la libération de son fils et lui donner des informations sur un mystérieux trésor caché sur l'île de Black Mor. Refus catégorique du tyrannique directeur du pensionnat (une "poire" à la Honoré Daumier dont Jean-François LAGUIONIE s'est ouvertement inspiré). Alors le Kid saute par la fenêtre et prend le large en dérobant un voilier "La Fortune" avec l'aide d'un duo de brigands (eux aussi caricaturés à la façon du XIX°). On passe ainsi du roman social à la Charles Dickens au récit d'aventures à la Robert Stevenson et Daniel Defoe en un clin d'œil. Le Kid a de faux airs du Corto Maltese de Hugo Pratt, le style épuré évoque la ligne claire de Hergé (tout particulièrement l'île Noire et le secret de la Licorne) mais aussi l'art pictural des îles exotiques (celui de Gauguin et d'Hokusai). Et les sons, enregistrés sur un véritable bateau (breton) sont authentiques, ils "sentent le mer". Comme tous les films de Jean-François LAGUIONIE, l'aspect divertissant du récit se double d'une fable initiatique et philosophique autour de la notion de liberté (et son contraire, l'esclavage). En effet ce n'est pas le trésor que recherche le Kid mais son père et à travers lui, son identité. Sa soif de liberté s'exprime par des phrases telles que "Il y aura des fenêtres à ta maison, que je puisse m'évader?" qui m'a fait penser à une phrase quasi-identique que j'avais lue à propos de Bernard GIRAUDEAU (qui avait été marin et pétri par les lectures de Stevenson et de Conrad avant d'être acteur) " "Il construisait des maisons. Quand elles étaient finies, il ouvrait les fenêtres pour partir". Pas étonnant que le Kid préfère le grand large aux pièces d'or, lui, l'ancien reclus pour qui la mer est le seul vrai trésor (et puis le véritable nom de l'île est Erew(h)on, l'anagramme de "nowhere", nulle part en français d'après le roman éponyme de Samuel Butler).
Un parcours qu'il n'accomplit toutefois pas seul. Car les récits de Jean-François LAGUIONIE sont libertaires mais ils sont aussi toujours sensuels (comme chez Gauguin les femmes y dénudent leur poitrine) et féministes. Alors que le monde des pirates bannit les femmes, il en est une pour s'accrocher au navire et apporter au Kid ses (indispensables) lumières et tout son savoir-faire, c'est "petit-moine". La manière dont se construit ce couple mériterait un développement à lui tout seul, couple à la fois solidaire mais non fusionnel: chacun conserve son indépendance et laisse de l'espace (et même beaucoup d'espace!) à l'autre. Bref le film de Jean-François LAGUIONIE (comme toute son œuvre que je recommande chaudement) est un trésor à multiples entrées. A chacun de trouver la sienne.
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