Usual Suspects (The Usual Suspects)
Bryan Singer (1995)
On a beaucoup évoqué à propos de "Usual Suspects" et plus particulièrement de son fil directeur, la pépite que constitue l'interrogatoire du témoin Roger Verbal Kint par l'inspecteur Kujan une réactualisation des grands duels de la Grèce antique: celui d'Ulysse aux mille ruses ("mon nom est personne") contre le Cyclope crédule et aveugle ou encore celui des sophistes contre Platon. Tout ceci est justifié. Mais il y a une autre référence littéraire qui m'a sauté aux yeux, qui n"est jamais évoquée et qui me paraît encore plus pertinente, c'est "La lettre volée". Dans cette nouvelle de Edgard Allan Poe, Dupin, un détective privé réussit là où les flics ont échoué car il comprend que la lettre qu'ils cherchent n'est pas cachée mais au contraire elle est mise bien en évidence juste sous leur nez. Seulement personne n'y fait attention car le voleur lui a donné l'apparence d'un papier ordinaire et sans valeur. Christopher McQUARRIE, le scénariste de "Usual Suspects" est lui-même un ancien détective et a donc eu la même idée: mettre le véritable coupable sous le nez de l'inspecteur sans que jamais celui-ci ne le soupçonne en raison d'un travestissement qui fait de lui en apparence un être ordinaire et sans valeur. Roger Verbal Kint semble en effet l'antithèse absolue de l'image que le milieu très machiste de la police se fait du Caïd de la pègre: faible, infirme, peureux, sensible, passif, dominé bref vulnérable et féminin. Un rôle dans lequel il est d'autant plus crédible qu'il a renoncé à son ego comme à ses attaches sur terre ce qui lui confère une dimension mystique (ne dépeint-il pas leur commanditaire, Keyser Söze comme insaisissable et évanescent telle une divinité maléfique omnipotente?). Il n'en faut pas plus pour mystifier Kujan. Celui-ci est aveuglé par ses préjugés qui l'orientent vers Keaton (Gabriel BYRNE) qui offre un profil en adéquation avec l'idée qu'il se fait du Caïd. Il est également victime d'un complexe de supériorité que Kint, bon connaisseur du milieu et de ses travers a su susciter en lui. Sous-estimer son adversaire est fatal et ce d'autant plus qu'il n'a jamais considéré Kint comme tel. Pourtant un spectateur attentif peut remarquer qu'avant d'entamer son récit, Kint balaye des yeux le décor pour y puiser son inspiration (la brillante interprétation de Kevin SPACEY joue beaucoup sur le contraste entre l'intelligence de son regard et l'apparence stupide du reste de sa personne). Car l'autre grande caractéristique du personnage, en contradiction avec son apparence, est sa maîtrise du langage, de l'éloquence et de l'art de la narration. "Verbal" Kint est un double du réalisateur Bryan SINGER et du scénariste Christopher McQUARRIE, il mène en bateau Kujan (le spectateur) qui n'y voit que du feu. Kint démontre ainsi qu'il est bien l'empereur (Keyser/Kaiser) du verbe (Sõze en turc). Car qui possède le langage détient le pouvoir. Échec et mat.
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