Chaînes conjugales (A Letter to Three Wifes)
Joseph L. Mankiewicz (1949)
"Chaînes conjugales" est exemplaire de l'œuvre de Joseph L. MANKIEWICZ. Il s'agit d'une satire sociale de l'american way of life qui a d'ailleurs inspiré la série "Desperate Housewives" (2004) mais le réalisateur va bien au-delà pour interroger des sentiments mis à l'épreuve par les normes sociales. Cette épreuve comme souvent chez Joseph L. MANKIEWICZ se présente sous forme d'une lettre. Une lettre signée d'une femme, Addie Ross, omniprésente dans les discours et dont on entend la voix (celle de Celeste HOLM) mais invisible dans la réalité. Au vu de son caractère omnipotent et de son emprise sur les trois couples du film, elle peut représenter le rêve inaccessible et oppressant de "l'American way of life" ("on n'épouse pas ses rêves" disait déjà la mère de Miranda dans "Dragonwyck" (1946) à propos de son fantasme de la vie de château lui aussi façonné par son éducation et lui aussi concrétisé par une lettre). Dans celle-ci, elle annonce qu'elle est partie avec l'un des maris de ses trois "amies" sans préciser lequel. Bien entendu la lettre arrive au moment où les trois femmes partent en excursion. Sur le bateau, puis sur l'île, elles sont coupées de toute possibilité de communication avec l'extérieur ce qui leur laisse toute latitude pour s'interroger sur la viabilité de leur couple sous forme de trois flashbacks. Ceux-ci permettent de mettre en évidence le poids que les normes de la société américaine fait peser sur les relations de couple en restreignant leur liberté et en polluant leurs sentiments avec des considérations matérialistes. Dans le premier cas de figure, Deborah Bishop (Jeanne CRAIN) souffre d'un manque de confiance en elle lié à son statut de déclassée. Elle a rencontré son mari à la Navy où l'uniforme gommait les différences sociales mais de retour à la vie civile, elle a de grandes difficultés à s'intégrer dans un milieu social qui n'est pas le sien (symbolisé par ses problèmes vestimentaires). Dans le deuxième cas de figure le couple formé par Rita Philipps (Ann SOTHERN) et son mari George (Kirk DOUGLAS) a inversé le schéma de répartition des rôles sexués: Rita qui travaille à la radio est ambitieuse et carriériste alors que son mari qui gagne moins qu'elle est un enseignant érudit qui considère son métier comme un sacerdoce et se fiche de la réussite. On mesure toute la clairvoyance avant-gardiste de Joseph L. MANKIEWICZ lorsque George 70 ans avant les stylos rouges se définit comme un "prolétaire dans le pays le plus riche du monde" et lorsque 56 ans avant "le temps de cerveau disponible" du PDG de TF1 il évoque les émissions radio fabriquées notamment par sa femme comme du vide entre deux pages de publicités manipulatrices. Enfin le troisième couple, formé par Lora Mae (Linda DARNELL) et son ex-patron, Porter (Paul DOUGLAS) plus âgé qu'elle est celui qui est le plus abîmé par les représentations sociales. Leur différence d'âge, leur différence de classe et de statut social sont autant de moyens d'introduire le poison du soupçon de vénalité dans une société obsédée par l'argent. Ce soupçon introduit la peur de l'autre (pour elle d'être "possédée" par lui comme un objet que l'on achète et pour lui de se faire "avoir" par elle en exploitant ses sentiments pour profiter de son argent), la peur empêche la communication des sentiments, chacun s'enfermant dans une coquille de (faux) cynisme pour se protéger de ce qu'il perçoit comme une menace pour son intégrité. Et voilà comment ce qui est à la base un malentendu peut détruire un couple. Par delà leurs différences, c'est le même mal qui ronge les trois couples et s'il pèse davantage sur les femmes que sur leurs maris c'est parce que l'oppression sociale et la tyrannie des apparences s'exerce davantage sur elles. Pourtant la démonstration de Joseph L. MANKIEWICZ est sans appel: leurs craintes ne sont pas fondées car elles ont confondu des fiascos purement sociaux avec la réalité de l'amour bien réel que leur porte leur mari. Addie Ross peut casser tous les verres qu'elle veut: elle n'est que du vent.
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