Hommage à Bruno Ganz par Laetitia Masson (Blow Up, Arte)
"J'ai mis du temps à comprendre ce que représentait pour moi Bruno Ganz. Je le voyais flou. Un soir je rentrais dans la nuit après un rendez-vous avec Marina Hands qui a été sa partenaire dans un film de Patricia Masuy ["Sport de filles"]. Elle non plus n'arrivait pas vraiment non plus à parler de lui. Il était resté une sorte de mystère. La veille, j'avais vu André Wilms qu'il a eu souvent comme partenaire au théâtre. Il était en train de mettre en scène une pièce de Fassbinder. Il n'avait pas du tout à tête à me faire le portrait de Bruno Ganz. Je rentrais donc dans la nuit, prise d'un accès de mélancolie. J'avais d'abord eu envie d'écouter Jean-Louis Murat, comme toujours.
"Ami, Amour, Amant".
Parce que c'était ça pour moi en premier mon idée de Bruno Ganz. Ce qui m'avais toujours frappé chez lui, c'était la douceur de son visage. Un visage comme une page blanche. L'ami idéal. Mais avec le sourire de quelqu'un qui sait. Il sait que tout peut arriver, que tout peut mal tourner et qu'on peut espérer, qu'on peut relativiser et même qu'on peut aimer. Donc Bruno Ganz n'était pas loin non plus d'être l'amour idéal. On le regarde faire l'ange et on voudrait l'avoir sur notre épaule. On le regarde caresser un pied et on pense aussi à lui comme amant.
"L'Ennemi"
Sauf que Bruno Ganz, ce n'était pas que ça. Finie la douceur, finie la page blanche, tout vire au noir. Une simple moustache et on comprend que Bruno Ganz est un acteur multiple. On voit les nuances de l'ombre qu'il est capable de donner, on voit la palette du monstre qu'il convoque en lui.
"L'Agent double"
C'est ça pour moi Bruno Ganz et c'est ça qu'il a joué. Les types qui convoquent les vampires, les types qui hésitent entre le bien et le mal, les types sympas qui deviennent des meurtriers. Il aurait été parfait dans les histoires de John Le Carré, il aurait pu jouer tous ses espions, incarner George Smiley, le gardien de la nuit et d'autres, tous ces types insondables, invisibles, insaisissables comme semble l'être l'acteur lui-même. Mais moi, je voulais le saisir, je continue à rouler. De plus en plus mélancolique, prête maintenant pour David Bowie. La musique a commencé et j'ai repensé à tous ces films singuliers que Bruno Ganz a traversé, et en particulier à celui contemplatif, méditatif, libre, moderne d'Alain Tanner. Et c'est là, grâce à David Bowie donc, que j'ai compris.
"Black Star"
Pour moi, Bruno Ganz est une étoile noire, un type qui ne brille pas, un type des profondeurs, l'homme idéal pour jouer l'homme ordinaire, un homme de l'intérieur, grave sans gravité, avec ou sans qualités, un homme pour tous les espaces et pour tous les temps. Un homme dont mon père m'a fait remarquer l'autre soir qu'il n'était pas sans ressembler à Jacques Rivette, sur certaines images du cinéaste à qui appartenait une belle partie de Paris. Alors, cher Bruno Ganz, vous reliez pour moi les points d'une voûte céleste musicale et cinématographique éternelle et inspirante et je vous remercie."
Laetitia Masson, Blow Up, Arte
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