L'Anguille (Unagi)
Shohei Imamura (1997)
Méfiez-vous de l'eau qui dort et du feu qui couve. "L'Anguille" commence comme un "Psychose" (1960) made in Japan. Le héros, Takuro Yamashita (Kôji YAKUSHO) est un homme taciturne en surface mais dévoré de l'intérieur par la jalousie. Laquelle prend la forme d'une mystérieuse lettre écrite par une femme (son imagination?) qui lui souffle à l'oreille que son épouse si attentionnée en apparence pourrait bien s'éclater au lit avec un autre pendant qu'il s'adonne à son activité favorite: la pêche. Afin de vérifier, il retourne chez lui plus tôt que prévu et surprend sa femme avec son amant en pleine action. Une longue scène voyeuriste suivie, on s'en doute de quelques dizaines de coups de couteau bien sanguinolents (âmes sensibles, s'abstenir) assénés sans aucune émotion apparente, comme si Takuro était déconnecté de son corps. Cette acmé de violence se substitue en effet, on le comprend à l'impuissance sexuelle de Takuro, lequel va se livrer illico à la police et passe les huit années suivantes en prison.
Ce préalable établi, Shôhei IMAMURA s'intéresse, en employant un ton tragi-comique et contemplatif très réussi à la manière dont Takuro va tenter de se reconstruire. En tant qu'ancien taulard bénéficiant d'une liberté conditionnelle il est une sorte de paria sous surveillance. C'est donc dans un angle mort de la société japonaise qu'il va s'établir, une friche industrielle dans laquelle il retape un local désaffecté qu'il transforme en salon de coiffure, un métier qu'il a appris en prison. Solitaire et quasi-mutique, Takuro cherche bien plus dans ce lieu l'ascèse que la socialisation (il est d'ailleurs placé sous la responsabilité d'un bonze, cela ne s'invente pas). Néanmoins et presque malgré lui il se constitue un réseau de relations des plus zarbis: outre le bonze et son épouse, un charpentier, un jeune frimeur trimballant sa voiture de sport, un ancien co-détenu devenu éboueur, un étudiant obsédé par les OVNI et enfin Keiko (Misa Shimizu), une jeune femme qu'il a sauvé du suicide et qui est le portrait craché de son ancienne épouse.
Chacun de ces personnages symbolise une facette de lui-même. Le bonze et sa femme représentent son désir de rédemption et d'élévation. Le charpentier incarne son envie de se reconstruire et la voiture du frimeur, son fantasme de puissance sexuelle. L'éboueur incarne ses mauvais penchants et sa culpabilité. Enfin le fou d'OVNI est à l'image du pêcheur d'anguilles. Celle qui frétille dans l'aquarium de Takuro joue le même rôle de porte d'entrée sur l'inconnu que le monolithe de Stanley KUBRICK dans "2001, l odyssée de l espace (1968)". Sauf que cet inconnu n'est pas l'univers mais l'intériorité de Takuro. "Le moi n'est pas maître dans sa propre demeure" disait Freud. L'anguille, sa seule confidente, symbolise son inconscient et ses pulsions enfouies (dont sa sexualité refoulée). Le parcours de cette anguille est à l'image de celui de Takuro. Son espace vital est d'abord réduit à l'extrême, lui permettant juste de survivre. L'anguille obtient ensuite des espaces captifs de plus en plus spacieux avant de recouvrer sa liberté dans les eaux de la rivière.
Est-ce à dire que Takuro est sauvé? Bien que la fin du film soit ouverte, on peut constater une évolution dans sa relation avec Keiko. En dépit du fait qu'il l'a sauvée, il se refuse obstinément à ingérer la nourriture qu'elle lui prépare pour le remercier. Or la nourriture est un substitut de la sexualité. En refusant d'être nourri par elle, il la tient à distance en lui signifiant son refus d'avoir des relations sexuelles avec elle (répétant ainsi la relation avec son ex-femme qui lui préparait de bons petits plats mais lui préférait la/les refiler à d'autres). Cette peur? Empêchement? Impossibilité? est au cœur du problème. Or à la fin du film, dans la bagarre générale entre Takuro, ses amis, l'ex de Keiko et ses sbires, l'aquarium est brisé et l'anguille libérée. Et Takuro accepte le bento (panier-repas) de Keiko comme il a accepté de reconnaître son enfant (qui n'est pourtant pas de lui et pour cause!), répondant enfin à ses besoins les plus profonds.
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