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L'Armée des ombres

Publié le par Rosalie210

Jean-Pierre Melville (1969)

L'Armée des ombres

1969 est une année charnière dans la représentation de la Résistance en France. Lorsque sort le film de Jean-Pierre MELVILLE, De Gaulle a démissionné depuis quatre mois. Or il avait contribué à construire dans l'après-guerre une mémoire officielle de réconciliation nationale selon laquelle une majorité de français avaient résisté aux allemands pendant la guerre. Des résistants célébrés comme des héros à l'image de Jean Moulin dont l'entrée au Panthéon en 1964 donna lieu à un célèbre discours d'André Malraux: "Entre ici Jean Moulin avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé (…) Entre, avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle — nos frères dans l’ordre de la Nuit (…) Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France… "

Le film de Jean-Pierre MELVILLE ne remet pas fondamentalement en cause cette vision. De Gaulle est montré comme le chef unique de la Résistance (alors que le film se déroule avant l'unification de ses différents mouvements), "Saint Luc" (Paul MEURISSE) étant un substitut de Jean Moulin. D'autre part le seul personnage important que l'on peut croire collaborateur dans le film (joué par Serge REGGIANI) s'avère en réalité résistant, validant la thèse de l'historien Robert Aron du "double jeu" des pétainistes. Néanmoins il amorce un changement d'époque de par la vision démythificatrice et désenchantée qu'il donne de la Résistance. Une vision distanciée et fragmentée par le souvenir qui semble au fur et à mesure que le film avance se transformer en cauchemar ("Mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus" est la phrase qui sert d'exergue au film). Les résistants sont montrés moins comme des héros que comme des morts en sursis voire des fantômes sortis d'outre tombe. L'aspect profondément carcéral et oppressant du film (lié aux décors, à la photographie glaciale, quasiment privée de couleurs, à la bande-son sinistre) donne au spectateur l'impression d'avoir basculé dans une dimension sépulcrale. Une impression renforcée par les personnages et l'interprétation des acteurs. Contrairement à ce que faisait Malraux dans son discours d'hommage à Jean Moulin, le spectateur ne peut s'identifier aux résistants du film. L'accès à leur intériorité nous est refusé car ils l'ont eux-mêmes verrouillée pour pouvoir s'adonner à leur activité. Cela fait d'eux des êtres froids, inexpressifs et interchangeables, inhumains, désincarnés et insensibles à l'exception des personnages joués par Jean-Pierre CASSEL et Simone SIGNORET. Mais c'est aussi leur refus d'abdiquer toute humanité qui en fera des proies faciles. D'autre part le quotidien des résistants est marqué par l'ennui entrecoupé de brefs moments de montée d'adrénaline. Ils attendent beaucoup, se cachent, fuient et se taisent. Et ils n'hésitent pas à tuer. Pas seulement le nazi ou le collaborateur mais aussi quiconque dans leur rang qui serait susceptible de les trahir. Le plus impitoyable de tous étant Gerbier (Lino VENTURA) dont le dévouement à l'organisation et la dévotion à la hiérarchie se rapproche des codes de la mafia japonaise: "Le mot “aimer” n’a de sens pour moi que s’il s’applique au patron". Rapprocher ainsi ces hommes de l'ombre du monde des gangsters avec des codes de film policier a quelque chose de passablement dérangeant.

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