Vous ne l'emporterez pas avec vous (You Can't Take It With You)
Frank Capra (1938)
En France où règne parmi les élites intellectuelles un certain cynisme bon teint, les fables humanistes premier degré de Frank CAPRA font tache. Soit elles avouent benoîtement ne pas comprendre pourquoi il est considéré comme un génie (Les Inrockuptibles), soit elles s'excusent de s'y laisser prendre (A Voir-A Lire).
"Vous ne l'emporterez pas avec vous" est une comédie philosophique euphorisante et aujourd'hui plus pertinente que jamais. Elle invite à s'interroger sur le sens de l'existence et à remettre en question les fausses valeurs sur lesquelles les sociétés modernes sont bâties. Cela va bien au-delà du rejet du capitalisme. Ce sont toutes les idéologies en "isme" qui en prennent pour leur grade, le film étant inséparable de son contexte, celui de la crise économique des années 30 et de la montée des totalitarismes. Frank CAPRA rejette aussi l'idée de révolution et tout ce qui s'apparente à une récupération politique. Il invite également à se libérer de la tyrannie sociale c'est à dire du jugement des autres pour cultiver son jardin selon ses propres envies, sans aucune fin utilitariste. C'est cela qui aujourd'hui me paraît le plus transgressif dans son film. Les idéologies ne font plus recette mais les valeurs du capitalisme sont toujours d'actualité. La réussite sociale est le seul critère considéré comme ayant une valeur (pour une union matrimoniale par exemple mais aussi dans le choix de ses études ou de ses relations). Elle passe par les signes extérieurs de richesse et de prestige. Quant aux activités artistiques, elles sont envisagées sous l'angle de la performance et dans un esprit de compétition féroce. Les émissions de télévision en font d'ailleurs un divertissement très prisé. Que ce soit autour de la danse, du chant ou de la cuisine, le jeu est le même : le mien est mieux que le tien. La perversité de nos sociétés est telle qu'elles nous enjoignent en même temps à être nous-mêmes, à nous développer personnellement, à nous exprimer et à être heureux. Mission impossible.
Pas de telle double contrainte chez Frank CAPRA. Son discours est clair. Il montre que la recherche du profit et de la réussite sociale est incompatible avec le bonheur. Le jour où le grand-père Vanderhof (Lionel BARRYMORE) le comprend il tourne le dos à la société pour faire ce qui lui plaît vraiment sans se soucier du regard des autres. Et il entraîne derrière lui sa famille et d'autres personnes lasses de n'être que des rouages d'un système absurde (c'est le sens du titre qui va bien au-delà du cliché selon lequel l'argent ne fait pas le bonheur). Ils forment une communauté de hippies avant la lettre pour reprendre L'expression de Frank CAPRA fondée sur un hédonisme enfantin iconoclaste. Le fait de voir ces adultes plein de fantaisie passer leur temps à s'amuser est une vraie provocation. Je me souviens qu'à la première vision j'avais été agacée par le personnage d'Essie (Ann MILLER) qui se déplace en dansant de façon ridicule, avant de comprendre que c'était fait exprès : "je suis nulle mais ça me plaît et si ça vous dérange et bien je vous emmerde" (l'image du Frank CAPRA gentillet en prend un coup!), Dans le même ordre d'idées leur franchise fait des étincelles (au sens figuré mais aussi au sens propre). Il faut voir l'air ahuri et amusé de James STEWART (le fils Kirby) quand Vanderhof demande à quoi servent les impôts ou le changement d'expression du visage de Kirby senior (Edward ARNOLD) quand Penny (Spring BYINGTON), la mère d'Alice (Jean ARTHUR) dit à Mrs Kirby (Mary FORBES) que les sciences occultes sont de la charlatanerie.
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