Une femme sous influence (A Woman Under the Influence)
John Cassavetes (1974)
"Mabel est sensible et fragile. Elle n'est pas cinglée, elle est différente." Et cette différence dérange dans le film aussi bien qu'en dehors où la prestation hors-norme de Gena Rowlands est qualifiée encore aujourd'hui par certains spectateurs de "simagrées" ou de "singeries" (ceux qui lui ont remis le Golden globe seraient heureux d'apprendre qu'ils sont des singes). Alors essayons de ne pas juger le personnage. Mieux encore, essayons de nous mettre à sa place. Mabel est tout entière tendue vers un seul objectif: le don de soi. Elle donne tout, tout le temps, sans compter, avec passion, avec une sincérité totale. Pas de demi-mesure! Elle se consume dans son désir de faire plaisir et son anxiété de ne pas y arriver. Du coup elle donne trop, n'importe comment, sans tenir compte des contraintes, convenances sociales, de la distance à garder envers les gens. Ceux à qui elle croit donner sont gênés, mal à l'aise devant l'intimité maladroite qu'elle cherche à instaurer avec eux. L'un des collègues de son mari pense qu'elle le drague et ne sait plus où se mettre. Un voisin crispé à qui elle propose (ou plutôt impose car elle vous enveloppe de sa présence et ne vous laisse pas le choix) de chanter et danser avec leurs enfants finit par lui faire comprendre qu'il la croit dangereuse. Son mari impuissant, dépassé (le formidable Peter Falk, pilier de la bande à Cassavetes depuis Husbands au regard plein d'humanité) l'aime profondément mais ne sait plus que réprimer ses élans en l'injuriant, en la frappant. Rempli de honte à cause de son comportement, il se laisse influencer par le regard des autres et surtout par sa mère qui lui met la pression pour que Mabel soit mise à l'asile psychiatrique. Les fous, on les enferme et ils nous reviendront remis dans le droit chemin après quelques séances d'électrochoc. En attendant, on appelle le médecin pour qu'il "calme" Mabel. Devant tant d'injustice elle qui ne cherche qu'à être gentille pour être aimée, elle se révolte avec violence. Son équilibre mental fragile vacille. Son langage se défait: elle ne parle plus que par onomatopées et grimaces comme si elle était retournée à l'état primitif. Mais rien ni personne ne peut venir à bout de son irréductible originalité ni briser définitivement l'amour que Nick et elle se portent.
Fidèle à sa technique habituelle (longs plans-séquences permettant aux acteurs de déployer leur jeu, tournage en famille dans un quasi huis-clos théâtral, dialogues écrits conçus pour paraître improvisés, caméra au plus près du visage et du corps saisissant l'émotion sur le vif) Cassavetes nous livre une œuvre intense, bouleversante (ou agaçante diront certains, c'est une question de point de vue) sur les notions de différence et de normalité, sur le poids aliénant de la famille et de la société. Son film est sans aucun doute possible un autoportrait, celui d'un cinéaste farouchement indépendant tentant de tracer sa propre route loin de tous les formatages et de toutes les conventions. Il livre en même temps un portrait inoubliable de femme et de couple. A l'image de son personnage, Gena Rowlands se donne entièrement à la caméra. Sa prestation m'a tellement impressionnée la première fois où je l'ai vue que j'ai longtemps jugé les actrices à l'aune de ce qu'elle était capable de faire elle. Autrement dit il n'y en avait pas beaucoup qui trouvaient grâce à mes yeux.
Commenter cet article