Dernier volet de la "trilogie de l'errance", "Au Fil du temps" est avec les "Ailes du désir", le film le plus géopolitique de Wim Wenders. Ces deux films témoignent de l'existence d'une barrière infranchissable séparant l'Allemagne (pour "Au Fil du temps") et Berlin (pour "Les Ailes du désir") en deux parties durant la guerre froide. Ce qui en fait de drôles de road movie (terrestre pour "Au Fil du temps", spirituel pour "Les Ailes du désir") en vase clos. Wenders a beau filmer la campagne allemande comme s'il s'agissait des grands espaces désertiques américains, il étouffe (ne se définit-il pas lui-même comme un homme né "dans un paysage trop petit pour lui"?) et il ira tourner les films suivants aux USA. De fait, l'irruption de Roger Lander (Hanns Zischler) dans l'histoire est on ne peut plus significative: il jette sa voiture dans l'Elbe qui servait de frontière naturelle aux deux Etats.
"Au Fil du temps" se déroule donc pour l'essentiel dans la zone frontalière entre la RFA et la RDA que les personnages longent à défaut de pouvoir la traverser. Comme dans les autres volets de sa trilogie, Wenders dresse un état des lieux peu reluisant de son pays. Hanté par son passé nazi et la fracture générationnelle, morale et identitaire qui en a résulté, le no man's land de la frontière traduit bien l'errance d'une jeunesse privée de re-pères (l'admiration que Wenders porte à Nicholas Ray, le réalisateur de la "Fureur de vivre" prend ici tout son sens). Durant tout le film, les personnages traversent des villes fantômes, une succession de lieux vides, complètement dévitalisés. Bruno Winter, l'un des deux héros (joué par Rüdiger Vogler, véritable fil rouge de cette trilogie) est réparateur ambulant de matériel cinématographique ce qui permet à Wenders de montrer l'état de déliquescence de cette industrie dans son pays: des salles délabrées, vides, fermant les unes après les autres diffusant des sous-produits à caractère pornographique. Par contraste, il rend hommage à la grandeur du cinéma à plusieurs reprises, notamment lors d'une scène magique ou Bruno et Roger font un numéro burlesque muet derrière un écran de cinéma.
Enfin, ce film est la première histoire d'une amitié quasi fusionnelle entre deux hommes en apparence opposés (l'un est un hippie vivant en marge de la société, l'autre un intellectuel ne tenant pas en place) mais qui se découvrent en cours de route de nombreux traits communs. "Si Loin, si proches", ils se cessent de se séparer et de se retrouver. Tous deux sont dans une impasse existentielle qui se traduit par leur mal être et leur solitude. Symboliquement, c'est dans un poste-frontière américain qu'aura lieu la grande explication au bout de laquelle ils concluent qu'ils doivent tout changer "On ne peut vivre ainsi sans changement, c'est comme si tu étais mort".
Rüdiger Vogler et Hanns Zischler constituent le premier grand couple "hétéro-gay" de la filmographie de Wenders qui en comptera plusieurs autres (Ganz-Hopper, Ganz-Sander etc.) Ce genre de liens entre hommes fait penser à "Husbands" de Cassavetes avec lui-même, Gazzara et Falk ou à "Mikey et Nicky" de Elaine May avec Cassavetes et Falk. Le fait que ce dernier ait fini par entrer dans l'univers de Wenders tombe sous le sens.
Le deuxième volet de la trilogie de l'errance de Wenders est un film abscons, bavard et cérébral. Mais il est néanmoins passionnant. Cet état des lieux d'une Allemagne en pleine crise identitaire et morale s'avère de fait extrêmement pertinent.
Contrairement aux autres films de cette trilogie, "Faux mouvement" est très écrit. Il s'agit d'une adaptation par Peter Handke d'un roman de Goethe, "Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister". Sauf que le bildungsroman tourne à vide. Wilhelm (Rüdiger Vogler) n'apprend rien de son voyage. Etre en mouvement n'est plus une garantie de changement comme il le constate amèrement lorsqu'il arrive au bout de son périple "j'avais l'impression de manquer quelque chose et de toujours manquer quelque chose à chaque nouveau mouvement". C'est sur une impasse que s'achève le film. Et un constat d'impuissance. Wilhelm n'a réussi à s'accomplir ni comme écrivain, ni comme être humain. Il est passé à côté des êtres et des choses.
Sur sa route, il croise comme dans un rêve les fantômes du passé mal digéré de l'Allemagne. Un couple de saltimbanques étrange et mal assorti se composant d'un vieil homme Laertes (Hans Christian Blech) et d'une adolescente muette Mignon (Nastassia Kinski) se fait inviter par l'écrivain. Il s'avère que le premier est un ancien nazi qui n'en finit plus d'expier ses crimes alors que la seconde représente la chape de plomb que ce monstrueux passé fait peser sur les jeunes générations, réduites au silence. Wilhelm essaye d'ailleurs en vain de se débarrasser du vieil homme après avoir au début du film décidé d'échapper à une mère tout aussi oppressante "Ma langue a disparu. Depuis deux jours, je n'ai pas sorti un mot." Quand les mots font défaut, il ne reste que les coups. Et le sang comme preuve matérielle de la souffrance endurée: Wilhelm se coupe les mains en balançant ses poings à travers la vitre et Laertes saigne du nez (dans un tout autre contexte, l'éveil des sens de Damiel dans "Les Ailes du désir" se fera d'abord par la vue et le goût de son propre sang).
Les autres personnages croisés par l'écrivain complètent le tableau d'une Allemagne dépressive et traumatisée: une actrice, Thérèse (Hanna Schygulla) qui fait fantasmer Wilhelm mais devant laquelle il se dérobe, un industriel veuf et solitaire (Ivan Desny) et un jeune poète qui prétend être son neveu (Peter Kern) mais qui en réalité est tout aussi désafilié que les autres. L'absence de foyer où se réfugier était déjà un thème majeur de "Alice dans les villes" où l'on voyait Philip et Alice chercher la maison de la grand-mère de cette dernière pour finalement découvrir qu'elle n'y habitait plus. Dans "Faux mouvement", l'industriel accueille à bras ouverts le petit groupe dans sa demeure mais c'est pour mieux le pulvériser en se suicidant un peu plus tard. Trente ans après la fin de la guerre, ses séquelles n'ont pas encore fini de causer des ravages.
Tout Wenders est en place dans ce que l'on peut considérer comme son premier film important. Tourné en 1974 avec un petit budget, celui-ci appartient au courant de la nouvelle vague allemande et constitue le premier volet d'une "trilogie de l'errance" qui est le fil rouge de toute son oeuvre. On y retrouve la fascination pour une certaine Amérique, la relation "flottante" à l'Allemagne allant de pair avec l'improvisation, l'errance d'un personnage déraciné qui n'arrive pas à écrire son histoire (à tous les sens du terme), les concerts rock conçus comme des oasis où l'on peut retrouver des forces avant de reprendre la route. Et enfin la rencontre avec un enfant par lequel enfin l'histoire peut s'écrire.
Philip (Rüdiger Vogler), journaliste solitaire en panne d'inspiration ne peut que prendre des polaroïds pour se sentir exister. Des photos de paysages, vides d'hommes. Des photos sans vie. Des clichés sans âme. Et même si on le voit rouler de patelin en patelin, la mise en scène qui le montre s'échouant invariablement le soir dans un motel anonyme suggère qu'il fait en réalité du sur-place. Son patronyme, Winter suggère assez bien son état d'hypothermie. Jusqu'à ce que son chemin croise celui d'Alice (Yella Rottländer), une gamine aussi paumée que lui avec laquelle il va entreprendre une odyssée géographique et intérieure.
"Alice dans les villes" préfigure "Paris, Texas" dans la manière dont Wenders traite la relation entre l'enfant et l'adulte. Ce dernier est immature et c'est l'enfant qui va le responsabiliser dans une inversion des rôles assez troublante. La présence de l'enfant par ses demandes et remarques très concrètes, va le faire redescendre sur terre, l'obliger à se décentrer pour finalement mieux se retrouver lui-même. Cela passe par la rééducation du regard (y compris caméra). La fillette s'appelle Alice et aide Philip (autoportrait de Wenders) à voir de l'autre côté du miroir (exactement comme dans les "Ailes du désir" où les enfants sont les seuls à percevoir les anges, invisibles pour la plupart des adultes). Pour Wenders, l'enfance est un paradis perdu qu'il convoque avec nostalgie tout comme le cinéma de John Ford. Perdu mais que l'on peut retrouver en soi comme le montrent aussi les moments de tendre complicité entre Philip et Alice qui au fil de leur voyage tissent un lien filial électif qui se substitue à celui de leurs familles respectives.
Si loin si proche est la suite des Ailes du désir. Wenders a voulu faire un dyptique avant/après la chute du mur. Peut-être parce qu'elle ne bénéficie pas de l'effet de surprise du premier film, cette suite a été moins bien accueillie bien qu'elle ait quand même remporté à Cannes le grand prix du jury ce qui n'est pas rien! Elle est surtout pénalisée par le fait d'être peu diffusée depuis sa sortie cinéma. Le film est en effet introuvable en DVD zone 2 (il existe seulement en DVD zone 1.)
Si le premier film se concentrait sur Damiel et son désir d'embrasser la condition humaine, le second fait la part belle à Cassiel que son désir de sauver les gens finit également par transformer en humain. Mais contrairement à Peter Falk qui a trouvé sa voie dans l'art ou à Damiel qui s'est construit une famille et une vie dans le milieu alternatif berlinois entre l'association où sa femme et sa fille font du trapèze et sa pizzeria la "casa della angelo" (j'adore!) la vie terrestre de Cassiel tourne au tragique. Il est traqué par Emit Flesti c'est à dire "Time itself" (Daniel Defoe), un ange noir qui veut raccourcir sa vie pour le punir de sa désertion. Sa naïveté se conjugue à la malchance: il accumule les mauvaises rencontres et expériences jusqu'à tremper dans un trafic sordide qu'il finit par démanteler avec d'aide des amis trapézistes de Marion.
Malgré l'aspect maudit du destin de Cassiel, les passages drôles et poétiques ne manquent pas dans ce second volet. Poésie des dialogues (j'aime particulièrement le "petit klaxon de ton oreille" par lequel Doria définit la présence de l'ange Cassiel auprès de son père Damiel) des images (les trapézistes en apesanteur qui se balancent au plafond tout en se faisant passer les caisses d'armes et de vidéos dérobées au trafiquant Tony Baker ou encore le bateau de l'amicale des ex-anges l'Alekhan, allusion au directeur de la photographie) et de la musique (avec un nouveau ex-ange artiste jouant son propre rôle: Lou Reed). Passages ludico-comiques aussi avec Tony Baker les pieds dans une bassine de ciment en voie de solidification et Karl Engel (l'identité terrestre de Cassiel amusante allusion à son statut d'ex-ange tout autant qu'hommage aux pères fondateurs du socialisme) qui le sauve dans la tradition du film noir.
Le parcours de Cassiel croise (comme dans le premier film) celui de la grande Histoire. Gorbatchev fait une apparition au début du film et Cassiel est mêlé à l'histoire d'une famille qui résume celle de l'Allemagne.
"C'est l'histoire d'un homme né dans un paysage trop petit pour lui." Né en 1945 dans une Allemagne coupée en deux par la guerre froide, Wim Wenders décide d'élargir son horizon en réalisant son rêve américain. Mieux que cela même, son désir incendie la mythologie du grand ouest. Les paysages majestueux du désert mojave et les accords devenus mythiques de Ry Cooder qui ouvrent le film mettent tout simplement le frisson. Et tout petit dans cet immensité, un homme erre. On apprend bien plus tard qu'il a des doutes sur son origine. A-t-il été conçu au beau milieu du désert à Paris dans le Texas ou bien dans la capitale française? En tout cas ce doute fait le pont entre l'origine européenne du film et son ancrage américain.
Wenders choisit d'adapter un roman de Sam Shepard, Motel chronicles et de filmer l'itinéraire de cet homme perdu, privé de mémoire et de langage. Pourtant grâce à l'obstination de son frère Walt, le bien-nommé Travis (travel signifie voyager) revient parmi les hommes. Son voyage se transforme alors en quête pour renouer les liens familiaux brisés par sa faute. Il a en effet abandonné sa femme et son fils dans sa fuite. Il découvre que Jane a disparu et que le petit Hunter a été recueilli par son frère et sa belle-soeur qui l'élèvent comme leur propre fils.
Travis se donne alors pour mission rédemptrice de reprendre sa place de père auprès de Hunter, de retrouver sa mère et de les réunir. S'ouvre alors l'une des séquences les plus fortes du film, celle du Peep show où Travis et Jane monologuent puis dialoguent à travers un miroir sans tain comme à l'intérieur d'un confessionnal.
Les acteurs sont tous en état de grâce. Après une centaine de films dans des seconds rôles, Henry Dean Stanton trouve le rôle de sa vie, Nastasia Kinsky au faîte de sa jeunesse et de sa beauté est sublime, Dean Stockwell et Aurore Clément sont émouvants dans leur détresse de beaux-parents dépassés par la situation. Enfin Hunter Carson à l'époque âgé de 7 ans est d'une maturité bien au-dessus de son âge.
Paris-Texas est un road-movie d'une grande beauté et d'une grande densité émotionnelle. A mon avis le meilleur film de Wim Wenders, à égalité avec Les Ailes du désir.
Le début annonce la couleur si j'ose m'exprimer ainsi. Une plume écrit le poème "chanson sur l'enfance" de Peter Handke pendant que la voix de Bruno Ganz récite les premiers vers "Als das kind kind war (lorsque l'enfant était enfant)..." Les Ailes du désir n'est pas qu'un film, c'est un véritable poème cinématographique. La caméra de Wenders en apesanteur épouse le point de vue des anges et survole dans le noir et blanc sublimé d'Henri Alekan Berlin et ses stigmates. Les anges traversent les murs (on est en 1987, deux ans avant la chute du mur de Berlin) et écoutent les pensées des gens avec bienveillance. Ils tentent de leur redonner espoir. Bien sûr seuls les enfants peuvent voir les anges. Les adultes peuvent tout au plus ressentir leur présence.
Mais les anges ont une autre fonction, celle de conservateur de mémoire. Depuis des temps immémoriaux, ils notent et conservent jour après jour les faits et gestes qui leur paraissent significatifs. La bibliothèque de la ville est leur repaire ainsi que celui du conteur, lui aussi mémoire de la ville, Homère.
Le film est également une magnifique fable humaniste. L'incroyable présence des deux acteurs qui jouent les anges (Damiel alias Bruno Ganz et Cassiel alias Otto Sander) y est pour beaucoup ainsi que Peter Falk dans son propre rôle. Peter Falk dont le rôle emblématique de Columbo est sans cesse rappelé dans le film. Il est de passage à Berlin pour tourner un film sur la seconde guerre mondiale dont l'ombre pèse sur la ville au moins autant que son mur. Si Homère est le conteur, Peter Falk, acteur et ancien ange est le passeur, celui qui invite ses "companeros" à rejoindre le monde des humains en leur dépeignant les petites joies de l'existence (fumer, boire un café, se frotter les mains etc.)
Le désir permet en effet à l'ange de devenir humain. Damiel tombe amoureux de Marion, une trapéziste fan du chanteur Nick Cave et s'incarne en homme. Une nouvelle expérience commence pour lui avec un monde en couleurs, des sensations inconnues mais aussi les soucis matériels (temps, argent...)
A noter que 6 ans plus tard, Wenders tournera une suite tout aussi belle aux Ailes du désir, Si loin si proche dictée par la nécessité de rendre compte de la chute du mur et de ses conséquences.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.