"The Blot" est un excellent film de Lois WEBER qui illustre l'expression "proximité spatiale, distance sociale". En effet cohabitent dans le même cadre et dans la vie (par des liens amicaux, amoureux, de voisinage ou de maître-élève) des personnages au statut social très différent. Pour simplifier, l'histoire tourne autour d'un professeur et de sa famille, les Griggs qui vivent dans la gêne car le père est sous-payé pour le travail qu'il effectue. Les conséquences affectent aussi bien sa femme qui épie avec envie le confort matériel des voisins, les Olsen (des artisans prospères) que sa fille Amélia qui doit travailler pour compléter les revenus de son père. Avec un sens du détail visuel très pointu, Lois WEBER multiplie les gros plans sur des objets usés ou déchirés qui soulignent la pauvreté du foyer et le sentiment de honte qui en résulte. Elle se concentre en particulier sur la nourriture (une partie de l'intrigue tourne autour d'un poulet, une autre autour d'un thé) Elle fait également une fixation sur les chaussures comme symbole du statut social de celui qui les porte: celles, trouées de l'épouse Griggs, celles, ternes du pasteur qu'il fait briller avec de la graisse d'oie ce qui lui attire des ennuis avec le chat des Griggs, celles neuves et bien lustrées de Phil West (Louis CALHERN), le gosse de riche amoureux d'Amélia et ami du pasteur et enfin, le stock des Olsen dont le père est fabricant de chaussures si bien que même les bébés peuvent en porter. Cette manière de concrétiser la misère quotidienne et les sentiments qui l'accompagnent est l'aspect le plus remarquable du film.
Mais celui-ci n'est pas pour autant tout à fait réaliste. La chaussure est aussi en rapport avec le mythe de Cendrillon étant donné que Phil West se comporte comme un amoureux transi et un prince charmant avec Amélia alors qu'il s'agit par ailleurs d'un séducteur entouré par les femmes de son milieu. Cette situation est d'autant plus improbable que Amélia ne l'encourage guère. L'aspect conte de fée ne s'arrête pas là d'ailleurs. Progressivement au cours du film, ces personnages issus de milieux très différents et qui entretiennent des préjugés les uns à l'égard des autres vont être amenés à se rapprocher. Phil West le dandy oisif qui se moque ouvertement avec ses amis du père d'Amélia au début du film est tellement transformé par l'amitié et l'amour qu'il finit même par utiliser son réseau pour tenter de faire revaloriser le salaire des professeurs. Les Griggs et les Olsen finissent également par s'apprécier à leur juste valeur. La seule note un peu amère du film est liée au fait qu'Amélia choisit Phil West qui n'a aucun mal à éclipser ses deux rivaux, le pasteur et le fils Olsen sans lesquels cependant il ne serait pas parvenu à ses fins.
Avant de se pencher sur le film lui-même, un mot sur l'histoire (édifiante) de sa créditation. On sait aujourd'hui que Lois Weber, l'auteure du script original a au minimum co-réalisé le film aux côtés du directeur de la photographie Allen G. Siegler. Mais la société de production Universal ne l'a pas créditée parce qu'attribuer à une femme un poste à responsabilité n'était pas conforme aux convenances de l'époque. C'est l'une des très nombreuses raisons qui ont abouti à l'invisibilisation des femmes dans la réalisation des films muets, films dont on redécouvre aujourd'hui la véritable origine en même temps que les femmes retrouvent leur juste place dans une industrie qu'elles ont contribué à créer au même titre que les hommes.
"Discontent" qui est un court-métrage de deux bobines raconte l'histoire d'un vétéran de la guerre de Sécession, personnage qui faisait alors partie intégrante de la société des USA de 1916. Ceux-ci avaient alors effectivement entre 70 et 80 ans et retraités, vivaient soit dans leur famille, soit en maison de retraite avec leurs anciens compagnons de combat. C'est le cas de Pearson mais il ne semble pas content de son sort puisqu'il passe son temps à dire que chez son riche neveu, tout est mieux (matériellement parlant). Sauf que quand sa famille l'accueille, il ne trouve pas sa place et au contraire, il sème la zizanie dans la famille en instillant le doute chez chacun de ses membres. Au final l'opulence provoque chez lui une indigestion et l'incommunicabilité entre lui et le reste de la famille l'isole au point qu'il finit par regretter sa maison de retraite certes plus spartiate mais où au moins il pouvait échanger des souvenirs avec des hommes qui avaient vécu la même expérience que lui. "Discontent" ("Mécontentement") fait donc réfléchir sur les limites de l'institution familiale déifiée par la société américaine mais qui n'est pas forcément synonyme de bonheur, pas plus d'ailleurs que l'autre grande valeur devant laquelle elle se prosterne, celle de l'argent. En cela, c'est un film qui conserve toute sa pertinence en raison du fait qu'il montre d'une part la famille comme un possible cauchemar (ce qui était osé à l'époque) et de l'autre, l'insatisfaction chronique générée par nos sociétés d'abondance et qui se traduit aujourd'hui par une fuite en avant vers le toujours plus (de biens matériels, de prestige ou de cachets).
En 1913, Lois WEBER (la première réalisatrice américaine de l'histoire) et son mari Phillips SMALLEY réalisent le thriller parfait, modèle de tous ceux qui viendront par la suite. Ils se sont inspirés de films antérieurs (D.W. GRIFFITH a largement défriché le terrain) mais leur degré de maîtrise de la mise en scène et des effets techniques est impressionnante. Ceux-ci sont aussi sophistiqués que l'histoire est simple voire même primaire: une jeune femme seule avec son bébé dans une maison isolée (Lois WEBER elle-même) est confrontée à un visiteur indésirable (Sam KAUFMAN) qui cherche à s'introduire dans la maison. L'un des premiers plans vus depuis le trou de la serrure annonce bien le thème principal du film. La montée de la tension est admirablement orchestrée:
- D'abord par la mise en scène. Il y a par exemple une séquence où la jeune mère qui sent monter en elle une sourde inquiétude ferme les fenêtres du salon qui étaient ouvertes. Deux secondes plus tard, le rôdeur apparaît derrière les vitres, cherchant un moyen pour entrer. Autre moment remarquable, un plan fixe (type "Lumière") qui joue avec nos nerfs à partir du relief et de la profondeur de champ. Le mari (Val PAUL) qui est en effet parti secourir sa femme a "emprunté" une automobile et est pourchassé par son propriétaire (Douglas GERRARD) et la police. Il manque renverser un piéton et met un certain temps pour repartir. Evidemment le spectateur ne manque rien du spectacle qui se joue au premier plan mais aussi à l'arrière plan où les poursuivants se rapprochent dangereusement.
- Mais le film est surtout célèbre pour l'efficacité de son montage alterné et ses points de vue originaux (mais aucunement gratuits), certains obtenus par l'angle de prise de vue, d'autres par des trucages. Il y a d'abord un célèbre gros plan du visage du rôdeur vu en plongée depuis le premier étage de la maison. C'est le point de vue de la jeune femme qui le regarde avec terreur mais aussi du spectateur qui se demande s'il va trouver la clé sous le paillasson (le spectateur en connaît l'existence pour avoir vu la domestique l'y déposer au début du film avant de quitter la maison). Il y a à la fin du film un autre plan de ce type où on voit le rôdeur monter l'escalier puis se rapprocher de plus en plus de la caméra pour entrer dans la chambre où se terre la jeune femme ce qui le rend très menaçant. La façon dont il démolit la porte fait d'ailleurs penser à "Shining" (1980). Le split screen, utilisé à deux reprises permet de montrer simultanément trois événements: le coup de fil de la jeune femme à son mari, la réaction d'abord rassurée puis effarée de celui-ci et enfin le rôdeur en train de trouver la clé ou d'entrer dans la maison histoire de faire monter le mayonnaise. Le montage alterné en forme de course contre la montre se met ainsi en place tout naturellement. Et pour augmenter la dose d'adrénaline, on nous met deux petits plans sur le rétroviseur afin de montrer les poursuivants qui tentent d'arrêter la voiture conduite par le mari. C'est d'une efficacité diabolique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.