a curiosité de regarder un film de Joseph von STERNBERG sans Marlene DIETRICH m'a poussé à emprunter le DVD de "The Shanghai Gesture". C'est avant tout un film d'atmosphère, d'un exotisme vénéneux dans lequel la ville de Shanghai à l'époque coloniale est décrite comme une nouvelle Babylone cosmopolite. L'origine théâtrale du scénario est sublimée par le décor d'un casino que l'on découvre lors d'un plan en plongée suivi d'un travelling qui lui donne un caractère vertigineux. Parmi la faune étrange et décadente qui vient se perdre dans ce chaudron de strupre dominé par son croupier français (Marcel DALIO), Joseph von STERNBERG isole quelques spécimens lors de gros plans saisissants. Le "docteur" Omar (Victor MATURE), qui en réalité est un gigolo, Dixie Pomeroy (Phyllis BROOKS) une chorus girl en perdition, Poppy Smith (Gene TIERNEY distille un parfum lourd d'érotisme qui va de pair avec l'identité d'emprunt du personnage, Poppy renvoyant à l'opium) riche fille à papa qui devient accro au jeu, à l'alcool et au sexe, le milliardaire anglais Sir Guy Charteris (Walter HUSTON, père de John et grand-père d'Anjelica) qui a racheté tout le quartier incluant le casino dont la propriétaire, Mother Gin Sling (Ona MUNSON dont la ressemblance avec Marlene DIETRICH n'est certainement pas un hasard mais qui hélas n'a pas son mordant ^^) est priée de décamper au plus vite. Mais cette dernière avec sa coiffe qui rappelle Méduse mène le jeu et a plus d'un tour dans son sac. Hélas le scénario n'est pas le point fort du film et la fin avec ses révélations en cascade et ses règlements de compte en famille prend des accents mi mélodramatiques, mi grotesques.
Film quelque peu dual voire schizophrène, "La Vénus Blonde", cinquième des sept films du duo Josef von STERNBERG-Marlene DIETRICH a sans doute dérouté le public à sa sortie qui n'a pas accepté de voir l'actrice dans un rôle de ménagère ce qui peut expliquer son échec. Bien que les invraisemblances et facilités du scénario sautent aux yeux sans parler d'un happy end mièvre en forme d'ode à la famille américaine, le film s'avère étonnement moderne. On y voit Marlene DIETRICH chercher à échapper à l'emprise masculine qui soit la fige dans le rôle d'une icône inaccessible soit dans celui d'une bonne épouse et bonne mère. On est tantôt dans "Morocco" (1930) ou "L'Ange bleu" (1930) avec des numéros de cabaret où Marlène apparaît déguisée en homme ou en gorille (si, si!) et tantôt dans "Un week-end sur deux" (1990) avec la cavale qu'elle entreprend pour échapper à son mari qui veut lui enlever son fils au motif qu'elle a été infidèle. Mais qui peut résister à Cary GRANT même dans l'un de ses premiers rôles? Cela ne fait cependant pas oublier que son personnage de séducteur immensément riche achète les faveurs des femmes. Quant au mari joué par Herbert MARSHALL, il illustre bien l'ambivalence masculine "maman-putain" d'abord fasciné par l'apparition de la belle en naïade nue (on est encore dans la période pre-code) puis en chanteuse de cabaret un poil provocante avant d'exiger d'elle l'abandon de sa carrière pour se consacrer au foyer. Et lorsque sa santé ne lui permet plus d'assurer son entretien et qu'elle reprend son métier et sa liberté, il se mue en juge des bonnes moeurs, l'accusant d'être une mauvaise mère et la traquant ce qui l'accule à la misère. Mais en toutes circonstances, Marlene DIETRICH ne plie pas et réussit à conserver sa dignité.
Jamais Marlene DIETRICH n'a été aussi fascinante que dans "Shanghai Express" (1931), le quatrième film de sa collaboration avec Josef von STERNBERG qui regorge de plans iconiques dont celui où elle lève les yeux vers les ciel, le visage sculpté par le clair-obscur. La photographie de James WONG HOWE, chef opérateur qui a contribué à construire le cinéma hollywoodien l'habille tout aussi somptueusement que les costumes de Travis BANTON. Le parallèle avec l'autre grande diva de l'époque, Greta GARBO s'impose d'autant plus que dans les deux cas, leur rayonnement efface complètement le partenaire masculin avec lequel elles sont censé vivre une grande passion. Clive BROOK est particulièrement fade, laissant le champ libre à l'histoire d'amour entre Marlene DIETRICH et une caméra fétichiste qui s'attarde longuement sur son visage et sur ses mains, prises en gros plan lorsqu'elle se met à prier pour sauver son amour.
Bien que Josef von STERNBERG n'ait jamais voulu l'admettre, il est impossible de ne pas penser à la nouvelle "Boule de suif" de Maupassant en regardant le film. Il est question en effet de cohabitation durant un voyage entre Pékin et Shanghai entre une poignée de gens "respectables" qui lorsqu'ils sont pris en otages dans un contexte de guerre civile rivalisent de fausseté, de bassesse et de lâcheté (à l'exception du révérend qui est transformé positivement par son expérience) et de prostituées qui révèlent à l'inverse courage et grandeur d'âme dans l'épreuve. S'y rajoute l'exotisme (et le racisme) propre au cadre colonial, même s'il ne s'agit que d'un décorum de pacotille reconstitué en studio. Aux côtés de la "divine" Marlène, Anna May WONG parvient à s'imposer dans le rôle d'une prostituée chinoise avide de vengeance. Actrice américaine d'origine chinoise dont la carrière fut entravée à cause du code Hays aux USA et de la propagande nationaliste en Chine, elle a récemment inspiré le personnage de Lady Fay Zhu dans "Babylon" (2021) de Damien CHAZELLE.
"Fuis-moi, je te suis, suis-moi, je te fuis". C'est sur ce mouvement d'attraction et de répulsion qu'est bâti l'atmosphérique "Morocco" au titre français tout aussi évocateur de moments torrides, "Coeurs brûlés". Deuxième film de Josef von STERNBERG avec Marlene DIETRICH après "L'Ange bleu" (1930), c'est aussi leur premier film hollywoodien, tourné dans un Maroc de pacotille reconstitué dans les studios de la Paramount. Mais comme pour "Pépé le Moko" (1937) " tourné dans une Casbah reconstituée à Paris ou Casablanca" (1942) qui a été tourné entre les studios de la Warner et un aérodrome de Los Angeles, la magie opère. Il faut dire que les spectateurs de l'époque étaient bien peu nombreux à avoir réellement voyagé, se contentant de reconstitutions exotiques comme l'exposition coloniale de Paris en 1931. Moment d'anthologie quand Marlene DIETRICH, chanteuse de cabaret (cosmopolite comme il se doit) apparaît habillée en smoking et chapeau haut-de-forme, suscitant la fascination érotique des hommes aussi bien que des femmes de l'assistance et n'hésitant pas à les provoquer, jusqu'à ce qui est considéré comme l'un des premiers baisers lesbiens de l'histoire du cinéma (on est encore dans la période pré-code). Parmi eux, un beau légionnaire en sueur (Gary COOPER, dans un contre-emploi de séducteur désinvolte) au sourire ravageur et toujours flanqué d'une ou plusieurs indigènes dans ses bras ou sur ses genoux. Un bourreau des coeurs qui tape dans l'oeil de Amy Jolly (le personnage joué par Marlène Dietrich) puisque sous prétexte de lui vendre des pommes (on notera la référence au fruit défendu bon à croquer ^^), elle en profite pour lui glisser la clé de sa chambre. Le tout sous l'oeil déjà résigné mais conquis du riche La Bessière (Adolphe MENJOU). Amy Jolly n'est pas insensible à ses attentions mais éprouve en dépit de ses dénégations de femme qui a déjà trop vécu (de déceptions amoureuses) une passion pour Tom Brown digne de la chanson d'Édith PIAF d'autant que lui-même est du genre à porter sur son coeur le tatouage "personne" (même s'il en grave un autre dans le bois percé de la flèche de Cupidon avec le nom d'Amy Jolly, pas question de renoncer à sa liberté). Logique que tout cela se termine dans le "sable chaud" du désert du Sahara (en réalité de la Californie) lors d'une scène onirique hallucinante de beauté.
"La Femme et le pantin" est le film qui mit un terme à la collaboration entre Josef von STERNBERG et Marlene DIETRICH, l'une des plus fructueuses et mythiques du cinéma. Néanmoins on peut souligner que cette association fut brève (cinq ans) et intense (sept films en forme de "world trip", du Maroc colonial à l'Espagne en passant par la Chine et la Russie) ce qui sans doute l'usa prématurément. Librement adapté du roman éponyme de Pierre Louÿs, "La Femme et le pantin" est un film assez court qui nous dresse le portrait d'une femme inaccessible qui fait tourner la tête aux hommes. Le plan par lequel on découvre Concha Perez fait d'emblée d'elle une déesse mise sur un piédestal alors qu'il s'agit d'une "simple" ouvrière costumée pour le carnaval mais surtout nimbée d'une aura, celle du désir masculin inassouvi (celui de Josef von STERNBERG lui-même?) Frivole et capricieuse, Concha Perez fait tourner en bourrique les vieux barbons comme les jeunes bellâtres (du moins ceux qui ont des velléités d'emprise sur elle) selon son bon plaisir et surtout ses intérêts (financiers surtout). Deux hommes en particulier se disputent ses faveurs: le jeune Antonio et l'ex-capitaine Don Pasqual qui lui raconte ses déboires dans une série de flashbacks. Bien qu'il y ait de "L'Ange bleu" (1930) dans la façon dont Concha manipule et humilie Don Pasqual, le ton qui est censé être celui d'un mélodrame tire vers la comédie voire la bouffonnerie avec une Marlene DIETRICH en roue libre qui en fait des tonnes avec ses mines boudeuses et ses airs aguicheurs vis à vis de ceux qu'elle transforme en gentils toutous ("Paquitito" pour Edward Everett HORTON un habitué des films de Ernst LUBITSCH, "Pasqualito" pour Lionel ATWILL etc.) ce qui désamorce tout effet dramatique et rend l'histoire assez répétitive (alors que le film ne dure qu'une heure seize). La film tire son épingle du jeu grâce à sa beauté esthétique, particulièrement des costumes somptueux et une photographie magnifique.
"L'Ange bleu" est ce qu'on appelle un classique incontournable de la cinématographie mondiale parce que c'est le premier film parlant du cinéma allemand et qu'il a révélé l'une des plus grandes stars du XX° siècle, alias Marlène Dietrich. D'ailleurs l'aura du film est aujourd'hui davantage liée à cette dernière qu'à son statut d'héritier de la faste période muette expressionniste des années 20. A l'époque, Emil Jannings était la plus grande star allemande mais il n'est pas entré dans la mémoire collective mondiale. Non qu'il manquait de charisme mais il avait tendance à surjouer. Ce qui était naturel au temps du muet où il fallait exagérer l'expressivité a perdu de sa pertinence avec l'arrivée du parlant. Ensuite, les rôles endossés par Emil Jannings n'ont pas contribué à le faire passer à la postérité. Comme dans "Le Dernier des hommes" de Murnau, il joue un rôle qui se confond avec son habit social avant de connaître la déchéance (pour mémoire dans "Le Dernier des hommes " il finissait en monsieur pipi et dans "L'Ange bleu" en clown sur la tête duquel on casse des œufs alors qu'il était au départ respectivement portier et professeur). Cette fascination pour le costume prestigieux, le côté guindé/coincé qui va avec et ce masochisme ne sont plus ce qui traduit le mieux actuellement le déclassement social. Enfin la vie et la scène ne faisant qu'un, le fait que Emil Jannings se soit compromis avec Hitler (même s'il ne fut jamais membre du parti nazi) précipita la fin de sa carrière puisqu'il fut blacklisté par les alliés. A l'inverse de Emil Jannings, Marlène Dietrich qui avait déjà tourné mais qui était alors inconnue (elle fut imposée au forceps par Sternberg) fit les bons choix qui lui ouvrirent les portes d'Hollywood avec le succès que l'on sait. Et en dépit de l'âge du film, sa prestation pleine d'aplomb reste toujours aussi fascinante d'autant plus qu'elle est filmée d'une manière extrêmement érotique par Josef von Sternberg qui insiste particulièrement sur ses jambes (quand elle enlève ses bas, on pense à "Gilda"). C'est d'ailleurs la partie cabaret du film qui a le mieux passé les épreuves du temps, le film éponyme de Bob Fosse s'en étant fortement inspiré. Josef von Sternberg tire remarquablement parti des contraintes cinématographiques de l'époque et fait construire des décors qui reflètent la psyché malade du professeur, notamment les coulisses étriquées du cabaret que von Rath encombre, lui qui ne sait pas quoi faire de son corps et qui se fait ridiculiser (le clown triste qui colle à ses basques annonce son destin funeste) avant même de subir l'opprobre dans son prestigieux "gymnasium" pour s'être compromis avec une vulgaire chanteuse de cabaret. Un univers parfaitement reconstitué d'autant que von Sternberg venait d'un milieu populaire qui contraste avec la morgue hautaine du professeur. Mais dès les premières images, le faux-semblant domine sa vie avec un décalage total entre le costume et le titre dans lesquels il se pavane et sa chambre miteuse sous les toits ainsi que le manque de respect flagrant (et justifié) des élèves à son égard. Il en va de même de son attitude rigide et moralisatrice de père la pudeur qui tel un ballon de baudruche se dégonfle en quelques secondes lorsque Lola-Lola lui jette sa culotte à la figure (et oui, bien avant Madonna!) Enfin l'utilisation du son qui était alors une nouveauté est assez saisissante là aussi avec une alternance de passages silencieux hérités du muet et de passages bruyants dans le cabaret notamment, la transition de l'un à l'autre s'effectuant brutalement lorsque les portes se ferment derrière les artistes.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.