Les Fiancés du pont Mac-Donald est un court-métrage muet de style burlesque inséré au milieu du long-métrage Cléo de 5 à 7. Tous deux ont été réalisés en 1961 par Agnès Varda avec une musique de Michel Legrand. Le court-métrage agit comme un miroir grossissant du long-métrage, emblématique de son oeuvre à la fois lumineuse et hantée par la mort. "La lumière ne se comprend que par l'ombre et la vérité suppose l'erreur. Ce sont ces contraires qui peuplent notre vie, lui donnent saveur et enivrement. Nous n'existons qu'en fonction de ce conflit dans la zone où se heurtent le blanc et le noir alors que le blanc ou le noir relèvent de la mort." (Agnès Varda)
Les Fiancés du pont Mac-Donald illustre cette question de l'union des contraires au pied de la lettre. Il est tourné en noir et blanc, son sous-titre est "méfiez-vous des lunettes noires" et il met en scène le couple vedette de la Nouvelle vague: Jean-Luc Godard et Anna Karina. Agnès Varda joue sur les lunettes de soleil de Godard qui lorsqu'il les met lui font voir les choses "en négatif" et lorsqu'il les ôte, il les voit en "positif" de part et d'autre des escaliers symétriques du pont. Godard jeune sans lunettes a d'ailleurs des faux airs de Buster Keaton ce qui colle parfaitement à l'esprit burlesque du court-métrage.
Daguerréotypes est un téléfilm tourné par Agnès Varda en 1974-1975, un documentaire consacré aux commerçants vivant près de chez elle. Le titre recouvre plusieurs significations. Avant d'être une cinéaste, Varda a été photographe. De plus elle habite depuis les années 50 au 86-88 rue Daguerre dans le 14° arrondissement de Paris. Une rue commerçante animée et pittoresque rescapée du massacre urbanistique du quartier Montparnasse des années 60. Sa récente maternité (Mathieu est né en 1972) l'oblige à tourner dans un périmètre très étroit autour de sa maison. En effet le câble électrique qui en sortait ne faisant que 90 mètres, il a déterminé le choix des commerçants dont elle décide de tirer le portrait.
Chacun raconte son histoire dans sa boutique et sans interrompre son activité, Varda se faisant la plus petite possible. En dépit du fait qu'elle réalise des portraits individuels, ce sont les similitudes de ces personnes qui frappent; similitude de vie, de choix (ou de destin?), de rêves... Au point que le coeur du film devient un spectacle de magie qui les réunit tous, tel un collectif.
On redécouvre l'importance de l'immigration et de l'exode rural des années 60 dans la composition de cette population parisienne. Les bretons sont les plus nombreux car la gare Montparnasse est tout près. On mesure à quel point ceux-ci ont conservé leurs habitudes campagnardes à la ville. Une vie humble, simple et conviviale. Mais aussi une vie routinière, réglée comme du papier à musique, sans fantaisie, sans horizon, comme s'ils étaient enchaînés à leur boutique du matin au soir. Varda insiste particulièrement sur le regard perdu de "Mme Chardon bleu", l'épouse d'un commerçant qui vend des parfums au détail "âme errante dans une vie trop étroite" comme enfermée derrière les vitres de sa boutique.
Le film permet de prendre conscience de permanences et d' évolutions. Si la rue a peu changé, certains des métiers représentés ont disparu comme le Chardon bleu ou la bonneterie alors que d'autres sont restées en place et sont tenues par les enfants des commerçants des années 70. On aperçoit aussi sur le titre d'un journal une allusion à la loi sur l'avortement qui en 1974 n'a pas encore été adoptée.
Tous ces constats sociologiques ou historiques peuvent se faire sans perdre de vue l'essentiel de son propos qui est humaniste. Et c'est parce que l'histoire ou la sociologie s'incarnent dans des destins particuliers et émouvants qu'ils s'impriment en nous.
La force de Jacquot de Nantes réalisé par Agnès Varda en 1990 vient du fait qu'il raconte l'enfance de Jacques Demy alors que celui-ci est en train de mourir. C'est aussi en creux l'histoire d'un couple qui après une longue séparation s'est retrouvé et uni face à la maladie et à la mort. Jacquot de Nantes est en effet le premier et le dernier film qu'ils ont fait ensemble. Jacques Demy écrivait ses souvenirs pendant qu'Agnès Varda les mettait en forme et les réalisait. Un film-transbordeur en quelque sorte de la rive du cinéma de Demy à celle du cinéma de Varda:
" A Varda, dont l'oeuvre est depuis l'origine hantée par la mort, Jacques Demy fait le cadeau du plus joyeux de ses films et du plus vibrant de confiance en la vie. A Demy dont le sable coule trop vite entre ses doigts, Varda offre d'arrêter le temps, de réinventer cette enfance dont il n'a jamais perdu la nostalgie, de devenir ce film qu'il n'aura plus le temps de faire. Jacquot de Nantes défie la mort et dit plus fort que tout l'amour de la vie et du cinéma". (JP Berthomé)
Le film reconstitue l'enfance et l'adolescence de Demy, souligne les influences biographiques de ses films (dont on voit des extraits), montre sa créativité à l'oeuvre ("l'évocation d'une vocation" dit le film). Mais il montre aussi la mort au travail dans toute sa crudité: "Dans la difficulté, dans ce chemin très dur qu'il parcourt, qu'est-ce que je pouvais faire d'autre sinon être au plus près de lui? Au plus près serré comme on dit." (Agnès Varda) Des plans magnifiques et dérangeants jalonnent ainsi le film, des plans rapprochés de son visage, de ses mains et de ses yeux, des plans comme autant de caresses et de témoignages (on les retrouve aussi dans les Plages d'Agnès, réalisé en 2008).
"Il y a du sacré, dans Jacquot de Nantes, parce que l'amour y tend vers l'universel, vers l'union mystique. Il y a de la dévoration dans le rapport de Varda à Demy, mais parce que cette dévoration est exigée par le don de son corps, consenti par Demy. Il abandonne ses dernières forces à la caméra, mais c'est pour que celle-ci le fasse à son tour film, lui qui n'a jamais rêvé d'autre chose. Et derrière cette caméra qui le crucifie et le promet à l'éternité à la fois, l'épouse, la soeur, la mère, la compagne." (JP Berthomé)
En 2012 sort sur les écrans le premier long métrage de Mathieu Demy, Americano, hanté par des souvenirs d'enfance, le cinéma de ses parents et la question de la filiation (les principaux partenaires de Mathieu Demy dans le film sont Géraldine Chaplin et Chiara Mastroianni).Le film joue sur les deux héritages et entremêle pure fiction et éléments autobiographiques comme dans les films d'Agnès Varda.
Martin Cooper/Mathieu Demy âgé de 40 ans apprend que sa mère est morte. Il renoue alors avec les lieux de son enfance à Los Angeles, filmés dans Documenteur (1980) qu'Americano cite abondamment façon film dans le film. Mais si dans le film d'Agnès Varda, la mère prénommée Emilie Cooper était jouée par Sabine Mamou, dans le film de Mathieu Demy elle a bien la voix d'Agnès Varda. Par bien des côtés, Americano aurait pu s'intituler Comment j'ai tué ma mère (Agnès Varda qui était interdite de plateau a d'ailleurs reconnu de le film était un moyen pour son fils de se réapproprier des images qui lui avaient été volées dans son enfance).
Si Américano est indiscutablement hanté par Agnès Varda et son cinéma, Jacques Demy n'est pas oublié puisque une certaine Lola, ancienne amie de sa mère vient se glisser dans l'histoire. Pour la retrouver, Martin franchit la frontière américano-mexicaine (entre le cinéma de sa mère et celui de son père?) et parvient jusqu'à la boîte de striptease où celle-ci se produit, tout à fait à la manière du héros de Model Shop (qui est rappelons-le la suite de Lola). Martin doit remettre à Lola la clé de l'appartement de sa mère qu'elle lui a légué ainsi que ses peintures. En réalité, ce sont celles de Jacques Demy. Avant de mourir ce dernier a légué son premier film, Lola à Mathieu Demy et à lui seul alors qu'il partage l'héritage de tous ses autres films avec sa demi-soeur, Rosalie. Comme si cela ne suffisait pas on entend également la voix de Jim Morrison, l'ami de son père...
Americano a donc beaucoup de sens pour Mathieu Demy, on peut le considérer comme une sorte d'auto-analyse. Le problème est que le film manque cruellement d'une personnalité propre comme si Demy fils était dévoré de l'intérieur par ses écrasants géniteurs.
Documenteur, tourné à Los Angeles en 1980 raconte sous couvert de fiction la douloureuse séparation d'Emilie Cooper/Agnès Varda et de Tom Cooper/Jacques Demy du point de vue de cette dernière. Alors qu'il était rentré en France, ulcéré par le refus des américains de lui accorder une seconde chance après l'échec de Model Shop, elle était resté à Los Angeles avec Mathieu alors âgé de 8 ans. Celui-ci joue son propre rôle dans le film (sous le nom de Martin Cooper).
D'une tristesse insondable, le film est hanté par l'exil, l'errance, la douleur, le manque, la mort. Varda réalise un autoportrait impressionniste mêlant inextricablement fiction et réalité.
32 ans plus tard, dans son premier long-métrage Américano, Mathieu Demy donne une sorte de suite à Documenteur qu'il cite par ailleurs abondamment. Une façon de se réapproprier les images "volées" par sa mère dans son enfance voire de "tuer" celle-ci.
L'ouverture du film en forme d'installation d'art contemporain (les miroirs sur la plage) donne le ton: Les plages d'Agnès est un autoportrait de la réalisatrice en forme de mosaïque ou de collage. Sa structure n'est pas linéaire mais fragmentée, morcelée avec beaucoup d'allers-retours. Avant d'être cinéaste, Agnès Varda a été photographe et peintre d'où un goût du portrait, du cadre et de la composition évidents. Chacun de ses films s'apparente à un courant artistique pictural (réalisme pour les Glaneurs et la Glaneuse ou Sans toit ni Loi, impressionnisme pour le Bonheur, fresques pour Murs murs...)
L'eau sert de fil conducteur. Dès son premier film La pointe courte tourné à Sète ce motif apparaît essentiel et devient un élément récurrent, du Bonheur et sa rivière à Documenteur où l'héroïne écrit face à la mer. On peut y ajouter le miroir, récurrent lui aussi (Cléo de 5 à 7, Jeanne B. par Agnès V. etc.)
Agnès Varda utilise beaucoup de doubles et d'avatars à travers lesquels elle se raconte autant qu'elle se dissimule "je joue le rôle d'une petite vieille rondouillarde et bavarde qui raconte sa vie" Elle fait aussi bien allusion à Magritte et ses tableaux aux visages voilés qu'à la prise de distance du nouveau roman.
Ce dispositif sophistiqué coupe court à toute nostalgie car c'est du présent que parle Varda, de la mémoire au présent. Les chers disparus -à commencer par Demy- qu'elle se remémore avec émotion sont toujours présents dans son coeur (et via la magie du cinéma ou de la photo qui les ont rendus éternels), elle célèbre ses "80 balais" et est résolument tourné vers l'avenir, ses enfants et petits-enfants. Comme dans tous ses films, la vie et la mort sont indissociables.
Cléo de 5 à 7 , réalisé en 1961 est l'un des films les plus célèbres d'Agnès Varda. Il est emblématique de son oeuvre à la fois lumineuse et hantée par la mort. Durant la réalisation du film, Agnès Varda avait en tête un tableau d'Hans Baldung Grien intitulé La jeune fille et la mort et dont une reproduction est affichée dans l'appartement de Cléo. De même le titre est volontairement équivoque. Moi-même j'ai longtemps cru avant de le voir que Cléo avait un rendez-vous galant alors que le tirage des tarots par la cartomancienne au début du film annonce d'emblée que son rendez-vous est avec la grande faucheuse. Ce "5 à 7", c'est en effet le temps (filmé en temps réel) qui sépare la séance de tarots du résultat des examens médicaux qui doivent confirmer si oui ou non Cléo est atteinte d'un cancer.
Durant ces quatre-vingt dix minutes d'attente, Cléo va effectuer un parcours dans Paris où toutes sortes de messages subliminaux disséminés dans la ville lui envoient des signaux qui ravivent son angoisse: "Rivoli deuil", "Bonne santé", "Pompes funèbres", "Boulevard de l'hôpital". Ce cheminement reflète le parcours intérieur de Cléo qui va se métamorphoser, passant de la jeune fille frivole obsédée par le reflet du miroir à la jeune femme tournée vers les autres et empreinte de gravité. D'image factice modelée par des fantasmes masculins standardisés, elle devient une "belle" personne autonome qui regarde et qui agit.
L'un des moments les plus forts du film se situe dans le parc Montsouris. Cléo a réalisé dans la première partie du film que sa vie était vide et son entourage, indifférent. Sous la cascade, elle rencontre Antoine, un soldat permissionnaire sur le point de repartir dans l'enfer de la guerre d'Algérie, contemporaine de la réalisation du film. Parce qu'ils sont tous deux en danger de mort, les jeunes gens ont des échanges paisibles et dépourvus de tout artifice. Cléo révèle ainsi à Antoine son véritable prénom: Florence. Cléo est le pseudonyme d'une chanteuse de variétés périssables. Florence renvoie à la Renaissance. Les sculptures comme toutes les oeuvres d'art authentiques gravent pour l'éternité la beauté de ce qui est fragile, éphémère et mortel. Elles sont le fruit d'un vrai regard et non d'un miroir aux alouettes.
Les deux jeunes gens se soutiennent mutuellement dans l'épreuve: Antoine accompagne Cléo à l'hôpital puis elle se rend avec lui à la gare. N'étant enfin plus seule, elle n'a plus peur. L'angoisse, la souffrance et l'amertume débouchent sur un état de grâce: "La lumière ne se comprend que par l'ombre et la vérité suppose l'erreur. Ce sont ces contraires qui peuplent notre vie, lui donnent saveur et enivrement. Nous n'existons qu'en fonction de ce conflit dans la zone où se heurtent le blanc et le noir alors que le blanc ou le noir relèvent de la mort." (Agnès Varda)
A noter la présence d'un court-métrage burlesque muet au milieu du film "les fiancés du pont mac donald ou méfiez-vous des lunettes noires" avec le couple vedette de la Nouvelle vague: Jean-Luc Godard et Anna Karina. Agnès Varda joue sur les lunettes de Godard qui lorsqu'il les met lui font voir tout en noir. Godard jeune sans lunettes a des faux airs de Buster Keaton.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.