En 1954, Agnès VARDA prend une photographie à St-Aubin-sur-Mer sur une plage de galets avec un homme nu vu de dos, un enfant, nu lui aussi assis près de lui et à l'opposé au premier plan, une chèvre morte. 30 ans plus tard, elle interroge l'histoire de cette photographie mais aussi les traces qu'elle a pu laisser dans les souvenirs de ceux qui y ont participé (y compris elle-même). Ce faisant, elle fait revivre un moment d'histoire collective à l'aide d'images d'archives en même temps que différentes trajectoires individuelles à travers les témoignages de l'homme vieillissant et de l'enfant devenu adulte. Car la photographie a le pouvoir de fixer l'instant et de lui faire traverser le temps. En même temps, elle interroge aussi la photographie dans son rapport à l'art pictural (elle a fait dessiner à l'enfant la photographie qu'elle avait prise et interroge ainsi les différences entre le cliché et l'interprétation picturale qu'il en a donné) et plus généralement à l'imaginaire. La photo est en effet composée comme un tableau suffisamment évocateur et énigmatique pour susciter différentes interprétations, notamment mythologiques. Si le film s'appelle Ulysse, c'est autant en référence au prénom de l'enfant sur la photo qu'à l'homme nu de dos qui regarde la mer. Il y a d'ailleurs de l'Œdipe dans cet Ulysse puisque le matin, le midi et le soir (l'enfance, l'âge adulte et le cadavre) se retrouvent sur la même image, une autre façon de souligner le rôle mémoriel de la photographie. Mais c'est aussi un cliché qui renvoie à toute l'œuvre cinématographique à venir de Agnès VARDA: on pense notamment à "Daguerréotypes" (1975) par le fait que le petit garçon appartient à une famille de réfugiés espagnols habitant à côté de la réalisatrice au temps où la rue Daguerre était populaire. On pense à "Jacquot de Nantes" (1991) par le lien établi entre l'enfance et la mort et ces plans dans lesquels un Jacques DEMY moribond bien réel est allongé sur la plage tandis que d'autres caressent le tableau qu'il a peint montrant un couple nu sur une autre plage (là encore un matin, un midi et un soir). On pense aussi bien sûr à "Les Plages d Agnès" (2007) puisque outre l'amour de la réalisatrice pour les bords de mer, il a ce retour en arrière sur les débuts de sa carrière quand elle s'apprêtait à basculer de photographe à cinéaste avec le tournage de "La Pointe courte" (1954).
Agnès VARDA a vécu plus de 60 ans rue Daguerre dans le quatorzième arrondissement de Paris. Un véritable village à l'intérieur de la capitale doté d'une vie propre et d'un charme particulier, elle disait d'ailleurs qu'elle habitait Paris XIV et pas Paris (y vivant moi-même après avoir eu le coup de foudre pour ce quartier, je ne peux que souscrire à cette impression). "Le Lion Volatil" est une déclaration d'amour à son voisin de quartier, la copie du lion de Belfort de la place Denfert-Rochereau. C'est aussi une illustration de la réponse de André Breton à la question "Que faire pour embellir les monuments de Paris?", "Donner un os à ronger au Lion de Belfort et le tourner vers l'ouest". Dans le film de Agnès VARDA, l'os symbolise aussi les catacombes toutes proches, seul lieu attirant les touristes en masse dans le quartier (du moins jusqu'à l'ouverture toute récente dans le pavillon situé juste en face du musée Jean Moulin). Pour mémoire, les os de 6 millions de Parisiens y furent transférés au XIX° depuis le cimetière des Innocents (aujourd'hui devenu une place située à proximité des Halles). Mais en face des catacombes, de l'autre côté de la place Denfert-Rochereau il y a aussi une diseuse de bonne aventure dans une caravane située juste à côté de la bouche de métro décorée par Hector Guimard. Agnès VARDA dont l'intérêt pour la cartomancie est présent dès son deuxième long-métrage "Cléo de 5 à 7" (1961) s'amuse donc à créer une intrigue amoureuse entre Clarisse, une jeune apprentie voyante (Julie DEPARDIEU) et Lazare Combe (bonjour le jeu de mots!), un gardien des fameuses catacombes. Mais Lazare est aussi magicien et il peut faire disparaître le fameux Lion, à moins que ce ne soit un des trucages de la facétieuse Agnès qui le remplace d'ailleurs par son propre chat!
A noter la brève apparition de Valérie DONZELLI dans le rôle d'une cliente de la voyante.
Durant son premier séjour californien à la fin des années 60, Agnès VARDA a réalisé plusieurs films dont un documentaire consacré aux Black Panthers, tourné durant l'été 1968 à Oakland (commune proche de San Francisco) avec une simple caméra 16 mm prêtée par des activistes de l'université de Bekerley. Son objectif est à la fois politique et esthétique.
Politique car son film est engagé en faveur de ce mouvement radical noir, marxiste et révolutionnaire qu'elle filme au moment où l'un de ses fondateurs, Huey Newton est jugé pour le meurtre d'un policier blanc. Par son montage impeccable, Agnès VARDA alterne des extraits de l'entretien qu'elle a réussi à obtenir du leader en prison et des rallyes organisés chaque dimanche dans un parc d'Oakland pour le soutenir et informer la population noire du programme du mouvement. Par ce biais, Agnès VARDA dresse un portrait édifiant du racisme dont les afro-américains sont victimes aux USA et dont on mesure à quel point il a depuis peu changé que ce soit au niveau des brutalités policières ou du nombre de jeunes noirs en prison (plus nombreux qu'à l'université!) Le recul du temps permet donc de mesurer l'échec du mouvement qui s'il pouvait prendre l'apparence d'une milice paramilitaire fasciste et sécessionniste (ce que certains suprémacistes blancs craignaient par dessus tout) était surtout un réseau d'auto-défense organisé pour défendre les noirs victimes d'agressions policières dans le ghetto d'Oakland (d'où sa référence à la panthère noire qui n'attaque pas mais se défend férocement).
Sur le plan esthétique, "Black Panthers" par son caractère de ciné-reportage pris sur le vif au cœur de l'histoire en train de se faire n'est pas sans rappeler "La Sixième Face du Pentagone" (1968) réalisé la même année par un grand ami de Agnès VARDA, Chris MARKER. Et ce d'autant plus qu'il s'agit également d'une œuvre qui prend le parti des contestataires face au pouvoir établi dans une époque où les journalistes et les documentaristes pouvaient travailler sur le terrain sans crainte d'être censurés ou écartés des événements. De plus par le choix de ses images, la réalisatrice va au-delà de la simple retranscription d'une manifestation politique et montre l'affirmation de l'identité noire (le "Black is beautiful") avec la profusion de coiffures afro (dites "naturelles"), de tenues traditionnelles africaines colorées et de chants gospels qui n'entrent manifestement pas dans le cadre idéologique du mouvement d'extrême-gauche qui tente de les canaliser (ou plutôt de les récupérer).
En 1968, Agnès VARDA accompagne Jacques DEMY en Californie. Après le succès de "Les Demoiselles de Rochefort" (1966), les studios d'Hollywood lui ont en effet ouvert leurs portes et celui-ci a signé un contrat avec la Columbia. Agnès VARDA qui est alors considérée comme quantité négligeable profite de cette liberté pour capturer en dehors du système un instantané assez saisissant du milieu dans lequel elle est plongée. D'un côté, elle filme ce qui se cache derrière les images d'Epinal hollywoodiennes, à savoir une industrie cinématographique exclusivement tournée vers les enjeux financiers. Shirley CLARKE dans son propre rôle (mais aussi en tant que double de Agnès VARDA et de Jacques DEMY) illustre bien le conflit entre les créateurs et les producteurs autour de la réalisation des films en se cristallisant sur le final cut (pour mémoire, le film américain de Jacques DEMY, "Model shop" (1968), aux antipodes des attentes des studios lui vaudra d'être blacklisté à vie par ces derniers). De l'autre, elle se plonge (comme Jacques DEMY dans "Model shop") (1968) dans la contre-culture hippie qui imprègne alors le monde artistique et notamment le cinéma des débuts du nouvel Hollywood. C'est lors de ce séjour qu'elle et Demy deviennent notamment amis avec Jim MORRISON et Andy WARHOL dont ils fréquentent la Factory.
C'est cet état d'esprit bohème dont Agnès VARDA rend compte dans un film expérimental assez radical qui comme souvent chez elle se situe à la lisière de la fiction et du documentaire. On y voit un trio d'acteurs se composant d'une égérie de Andy WARHOL, Viva et des deux auteurs de la comédie musicale "Hair", James Rado et Jerome Ragni (d'où le terme "Lions" du titre qui fait allusion à leurs imposantes crinières). Tous trois vivent dans une grande villa sur les collines d'Hollywood selon l'esprit hippie c'est à dire en expérimentant l'amour à trois, le plus souvent nus et défoncés (ce qui donne lieu à des improvisations parfois franchement hasardeuses). Mais si leur trio est fictionnel, beaucoup d'éléments qui gravitent autour d'eux ne le sont pas:
- Les mœurs libertaires (Agnès VARDA a raconté par exemple avoir été invité avec sa fille à des réceptions nudistes qui étaient courantes à l'époque).
- L'orgie de drogues dans laquelle baignent les adultes mais aussi les enfants, victimes du comportement d'adultes égocentriques qui se servent de la révolution de 1968 pour se décharger de leurs responsabilités (quand ce n'est pas pour s'adonner en toute impunité à leurs penchants pédophiles). Il est impensable aujourd'hui de voir des gamins de 8 ans fumer du cannabis ou être bourrés de somnifères alors que c'était monnaie courante dans le milieu comme l'exemple de Carrie FISHER (droguée par sa mère dès son plus jeune âge avant de sombrer dans la toxicomanie à l'âge adulte) l'a démontré.
- La violence totalement contraire à l'esprit "peace and love" du milieu hippie mais qui rappelle la réalité de la société américaine au même titre que l'argent. Celle-ci s'invite au travers de la tentative (fictive) de suicide de Shirley CLARKE, la tentative (réelle) d'assassinat de Andy WARHOL et enfin l'attentat (lui aussi bien réel mais "filtré" par le biais de la télévision, média-roi qui trône au centre de la villa) dont est victime Robert Kennedy, frère de John en 1968 au moment de la campagne des primaires démocrates qu'il était en bonne voie de remporter.
Pendant ses deux séjours californiens (le premier à la fin des années 60 et le deuxième à la fin des années 70, à chaque fois liés à des projets de Jacques DEMY) Agnès VARDA a réalisé de son côté six films, passés inaperçus à leur sortie mais que l'on redécouvre aujourd'hui au sein de son oeuvre. "Oncle Yanko" fait partie de la première vague, celle de la contestation de la guerre du Vietnam, de la lutte pour les droits civiques, de la montée en puissance du mouvement hippie et des débuts du cinéma du nouvel Hollywood.
"Oncle Yanko" (Yankee?) est la déconstruction du mythe de l'oncle d'Amérique par Agnès VARDA. Il n'est ni tout à fait son oncle (elle est la fille de son cousin), ni tout à fait d'Amérique (c'est un réfugié grec qui a échappé au massacre de Smyrne perpétré par les turcs en 1922 et ne peut envisager de retourner dans une Grèce sous la botte de la dictature des colonels en 1967, date du tournage du film), et encore moins richissime (il vit à San Francisco dans une communauté hippie habitant dans un bidonville flottant sur l'eau). "Oncle Yanko" narre donc moins une histoire de retrouvailles familiales (celle-ci est d'ailleurs tournée en dérision par des procédés de mise à distance très brechtiens) que la rencontre de deux artistes qui partagent une même expérience du déracinement. Jean/Yanko comme le dit poétiquement Agnès VARDA est sa "racine flottante". Lui vit sur l'eau dans sa cabane improbable faite de bric et de broc et navigue dans une barque à voile latine, elle se définit par la succession de plages près desquelles elle a successivement vécu, sans point d'ancrage autres que ceux qu'elle s'est créé elle-même. Il peint façon patchwork des Jérusalem célestes d'inspiration byzantine, elle fait de lui un portrait-reportage en forme de collage coloré et bigarré. Leurs univers se rejoignent en effet aussi par une certaine philosophie dans laquelle la vie et la mort se rejoignent au point d'inverser les rôles.
"L'Opéra-Mouffe" est le deuxième court-métrage réalisé par Agnès VARDA. Il est parfaitement caractéristique des contradictions de son cinéma et se situe dans la zone où se heurtent le noir et le blanc, illustrant sa pensée selon laquelle " La lumière ne se comprend que par l'ombre et la vérité suppose l'erreur. Ce sont ces contraires qui peuplent notre vie, lui donnent saveur et enivrement. Nous n'existons qu'en fonction de ce conflit dans la zone où se heurtent le blanc et le noir alors que le blanc ou le noir relèvent de la mort."
En effet "l'Opéra-Mouffe", sous-titré "carnets de notes filmées rue Mouffetard à Paris par une femme enceinte en 1958" est un vaste patchwork. Il ne se réduit pas à des images prises sur le vif à la façon d'un documentaire dans la rue Mouffetard de la fin des années 50 alors peuplée de gens pauvres vivant dans des appartements miteux ou dans la rue: ivrognes, clochards, gamins revêtus de masques de carnaval, ménagères fatiguées dont les denrées s'échappent des filets, commerçants devant leurs étalages pleins à craquer, jeunes amoureux, ventres affamés composent une foule bigarrée qui peuple son "Opéra Mouffe" (une allusion sans doute à "L'Opéra de quatr'sous" de Brecht). L'air de rien, elle glane aussi au passage (l'une de ses activités préférées) quelques slogans le long des murs qui renvoient à la guerre d'Algérie dans laquelle la France était alors engluée jusqu'au cou, échappant de peu à un coup d'Etat avec le retour au pouvoir du général de Gaulle.
Mais la grande habileté de Agnès VARDA est de construire un système d'échos entre un "ventre de Paris" pour reprendre le titre du roman que Emile Zola avait consacré aux Halles et son propre ventre de femme enceinte. Comme elle le fera plus tard avec ses rides, ses cheveux blancs et ses taches pour illustrer les changements dus à la vieillesse, Agnès VARDA expose son corps métamorphosé par la grossesse (elle était alors enceinte de Rosalie VARDA), plus précisément ses seins et son ventre arrondi. Et elle use de toutes sortes de métaphores pour exprimer ses sensations et aussi ses craintes: colombe et oisillon humide qui s'agitent dans un récipient en verre, ampoules qui éclatent en touchant le sol et dans lesquelles on peut voir quelque chose de vivant éclore, choux coupé en deux avec un bébé en son cœur (façon amusante de détourner la fable des enfants qui naissent dans les choux) etc. Entre ces deux pôles (son ventre et celui de la ville), Agnès VARDA insère un troisième leitmotiv qui fait en quelque sorte le lien avec les deux autres, celui de la rencontre amoureuse, filmée de manière très esthétisante (c'est à dire en rupture totale avec le style documentaire des scènes de rue). Les corps sont filmés au plus près dans des travellings caméra-pinceau qui préfigurent les scènes de portraits qu'elle consacrera à des proches célèbres (celui de Jane BIRKIN dans "Jane B. par Agnès V." (1985), celui de Jacques DEMY dans "Jacquot de Nantes" (1991)). Le tout avec des références picturales telles que "Le Violon d'Ingres" et "Olympia".
"Sans toit ni loi" est le plus grand film de fiction de Agnès Varda avec "Cléo de 5 à 7". Plus de vingt ans les séparent soit une génération. Le second est beaucoup plus dur et âpre que le premier tant par le contexte social qu'il dépeint que par son interprétation (formidable Sandrine Bonnaire qui a 17 ans 1/2 endossait sans réserve le rôle désaffilié et mal aimable de Mona). Mais les deux films entretiennent des points communs. Il s'agit dans les deux cas d'une errance au féminin dont on connaît ou devine cependant dès l'introduction l'issue. Une errance doublée d'une quête d'identité. Mona la routarde SDF et Cléo la chanteuse en attente de diagnostic se cherchent dans des fragments de miroir, ceux que leur renvoient les personnes qui croisent leur chemin. Car Agnès Varda est une glaneuse et ses portraits (ceux de ses personnages de fiction comme le sien) sont à multiples entrées, des puzzles faits de bric et de broc, toujours incomplets. Si Cléo se dévoile à la fin en raison d'une rencontre décisive, ce n'est pas le cas de Mona qui reste un personnage opaque et contradictoire, antipathique et attachant à la fois (ou selon les points de vue, c'est aussi cela qui fait la richesse du film). Un personnage tragique aussi, ne trouvant sa place nulle part, soit parce qu'elle retrouve ailleurs et sous d'autres atours tout ce qui l'a poussé à fuir, soit parce qu'elle se fait rejeter des endroits où elle pourrait éventuellement se sentir bien. Les propos des uns et des autres en disent souvent plus sur eux même que sur elle, son caractère impénétrable servant aussi à réfléchir la lumière sur les témoins qui ont croisé sa route et qui sont issus d'un large spectre social: il y a entre autre l'ouvrier tunisien mutique, la bonne (Yolande Moreau) qui projette ses fantasmes romantiques sur Mona (elle n'est pas la seule d'ailleurs à envier sa liberté en oubliant la solitude qui l'accompagne), sa riche patronne (Marthe Jarnias), une vieille dame qui noue une complicité avec Mona, son neveu BCBG (Stéphane Freiss) ingénieur agronome au mode de vie petit bourgeois (étriqué) qui est profondément dérangé par Mona, sa collègue platanologue (Macha Méril) qui éprouve une profonde culpabilité à l'égard de Mona etc.
A travers "Sans toit ni loi" qui a conservé toute sa puissance en dépit du temps qui a passé, Agnès Varda dévoile une dialectique fondamentale de son cinéma à savoir le fait que son goût prononcé pour les autres (notamment les marginaux) est toujours lié à des interrogations sur elle-même. Comme Cléo, Agnès Varda est une artiste mais comme Mona, elle est en marge et isolée, traçant sa route de pionnière en solitaire. C'est cette dimension personnelle, introspective ainsi que la forme très recherchée qu'elle prend (là encore hybride, entre documentaire et fiction) qui permet à son film d'échapper aux stéréotypes du film social. Comme son héroïne, "Sans toit ni loi" est un film à multiples entrées qui possède aussi une indéniable dimension féministe. Mona refuse le monde hiérarchisé et patriarcal (celui du travail notamment) et apparaît également asociale (elle déteste les groupes) mais son vagabondage solitaire fait d'elle paradoxalement une proie facile pour les hommes. En dépit de son caractère rageur, de son apparence délabrée et de sa gangue de crasse, elle est régulièrement confrontée au viol et à la prostitution à laquelle elle n'échappe que pour finir dans le fossé. Elle n'a en effet aucun projet constructif à proposer, vivant de petits boulots et de chapardages, fuyant la réalité dans l'alcool et l'herbe. L'éleveur de chèvres qu'elle rejette à cause de son côté paternaliste a deviné l'impasse dans laquelle elle s'est fourrée et constate avec désolation que son attitude nihiliste sert les pires aspects du système qu'elle rejette.
Hommage au centenaire du septième art (surtout français et américain mais avec des incursions dans le cinéma italien et japonais), "Les 101 Nuits" est un assez ahurissant catalogue de références et de cameos en forme de who's who. Tout le ban et l'arrière-ban du cinéma français accompagné de quelques stars américaines est convoqué au chevet de Simon Cinéma (Michel Piccoli), un très riche vieux monsieur croulant mythomane censé personnifier le cinéma qui vit dans un château à St-Rémy les Chevreuse (bien relié par le RER B à la rue Daguerre où vivait Agnès Varda depuis les années 50) avec sa domesticité dont un majordome qui rappelle un certain Erich von Stroheim. Si l'approche éclatée et surréaliste (avec des clins d'oeil appuyés à Luis Bunuel) amuse au départ, si le film contient son lot de moments savoureux, son étirement sur 1h41 finit par lasser tant le procédé fondé sur une accumulation-collection de vignettes décousues paraît répétitif et vain. Les stars sont là en tant que signes et symboles, parfois au sens littéral (les frères Lumière sont représentés entourés d'ampoules!) et le film se voulant en surface festif et ludique, les analyses filmiques sont forcément ultra-survolées même si ça fait toujours plaisir de revoir ou d'évoquer des moments iconiques comme le plan-séquence inaugural de "La Soif du mal", le match des séducteurs Michel Piccoli versus Marcello Mastroianni via la comparaison entre les scènes de baignoire tirées des films "Le Mépris" et "Huit 1/2", celui des plus belles morts à l'écran de Gérard Depardieu ou la scène finale de "King-Kong". Et puis, Agnès Varda ne pouvait évidemment pas le savoir en 1995 mais le choix de donner le rôle de la cinéphile censé entretenir la mémoire de Simon Cinéma à Julie Gayet et de l'apparier de façon gémellaire (ils ont le même prénom à l'écran) à son fils, Mathieu Demy qui joue le réalisateur d'un premier film ne peut que faire sourire étant donné que Julie Gayet est aujourd'hui systématiquement associée à un autre genre d'acteur ^^^^. Plus gênant, leur jeu consternant (celui de Julie Gayet personnifie le cliché de la "blonde idiote" alors qu'elle est censée être une intellectuelle ah ah ah) et leur malhonnêteté (ils veulent s'emparer de l'héritage de Simon Cinéma en lui présentant un faux héritier) donne une vision assez nihiliste de l'avenir du cinéma, hanté comme toujours chez Varda par la figure de la grande faucheuse (laquelle prend les traits de Romane Bohringer). Cette finalement pas si joyeuse féérie pour initiés-érudits (contradiction inhérente à Agnès Varda) qui sombre parfois dans le ridicule (Des pointures comme Alain Delon, Jean-Paul Belmondo ou Robert de Niro ne sont franchement pas bien servis) aurait mérité d'être plus structurée et moins inégale.
"Les Créatures" est l'un des films les plus expérimentaux et les plus méconnus de Agnès Varda, proche par certains aspects (l'utilisation d'écrans de couleur, la critique sous-jacente des effets délétères du patriarcat) de son précédent opus "Le Bonheur". Il fait beaucoup penser à deux films alors encore à venir de Alain Resnais "Je T'aime, je T'aime" pour l'utilisation (ici fantasmée par le biais de l'écriture) d'une technologie intrusive sur les cerveaux humains et pour un montage fantasque épousant la psyché humaine et "L'Amour à mort" pour l'utilisation de la musique contemporaine et l'alternance de plans côté pile et de plans côté face. Agnès Varda s'est beaucoup inspiré du docteur Mabuse de Fritz Lang et de la partie d'échecs du "Septième Sceau" de Ingmar Bergman tout en taclant ses petits camarades (tous masculins) de la Nouvelle vague.
Sur le plan de l'histoire, "Les Créatures" ne montre pas une société progressiste, bien au contraire, la manière dont il dépeint les relations humaines (hommes-femmes notamment) est la plus inquiétante qui soit. Agnès Varda adopte le point de vue de l'écrivain Edgard Piccoli (alias Michel Piccoli) qui a une vision paranoïaque du monde. Il vit retranché dans un fort comme s'il était assiégé et prête aux gens qu'il croise durant son séjour sur l'île de Noirmoutier des vies et des intentions (couchées ensuite sur papier) qui sont systématiquement négatives. Comme le dit Le Monde " Les amoureux se querellent, presque tous les couples se défont, les petites filles sont sournoises, les mœurs bizarres et les gens vulgaires, frivoles, vindicatifs, aigris, menteurs, violents, méchants." La seule personne qui échappe à cette misanthropie est sa femme Mylène (Catherine Deneuve) qui par contraste est un ange de pureté et pour cause! Elle vit cloîtrée dans leur forteresse, elle est muette (voire invalide au vu du nombre de fois où son mari la porte) et passe l'essentiel de son temps à attendre la naissance de leur enfant, habillée et coiffée comme une poupée. Bref la femme-objet idéale sur laquelle l'homme peut projeter ses fantasmes de domination totalitaire (fantasmes qui s'incarnent dans le personnage du savant fou qui contrôle à l'aide d'une machine ses "créatures", mot qui donne son titre au film). D'ailleurs le seul moment où Mylène manifeste une quelconque volonté propre, c'est au début, quand elle a encore sa voix. Elle demande à Edgar de rouler moins vite. Evidemment il ne l'écoute pas (cela constituerait une limite à sa liberté, le pauvre chéri) et c'est l'accident. C'est pourquoi j'ai pensé durant tout le film que Mylène était en fait morte et qu'elle n'existait que dans l'imagination de son mari qui pouvait ainsi la plier à tous ses désirs. Comme dans "Le Bonheur", il faut donc un certain travail de réflexion pour percevoir ce qu'il y a de profondément féminicide dans leur couple. Le gigantesque crabe qui se dresse plusieurs fois entre eux le laisse parfaitement deviner.
Agnès Varda et Harrison Ford sur le tournage de "L'Univers de Jacques Demy".
Troisième et dernier volet de la trilogie que Agnès Varda a consacré à son époux, Jacques Demy décédé en 1990, "L'Univers de Jacques Demy" est le pendant documentaire de "Jacquot de Nantes" qui est une fiction (Agnès Varda avait au départ imaginé plutôt un diptyque qu'une trilogie ce qui correspondait mieux à sa personnalité hybride). Il s'agit d'une visite guidée de la filmographie de Jacques Demy non en fonction de leur ordre chronologique (certes le premier film évoqué est "Lola" mais le deuxième est en fait son dernier, "Trois places pour le 26") mais en fonction des liens qui les unissent (le troisième film évoqué, "Peau d'Ane" est relié à "Trois places pour le 26" par la question de l'inceste, le quatrième "L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune" est relié à "Peau d'Ane" par une scène où Catherine Deneuve sort un plat du four etc.) Le film, émaillé d'entretiens avec Jacques Demy à diverses époques de sa vie, des membres de sa famille (sa sœur qui évoque son désir d'apprendre tout au long de sa vie, ses enfants et Agnès Varda bien entendu), d'amis cinéastes (Bertrand Tavernier, Claude Berri), de collaborateurs, de biographes, de fans etc. évoque aussi son enfance et la naissance de sa vocation de cinéaste. On y découvre également les excroissances internationales de la carrière du cinéaste avec d'une part sa carrière hollywoodienne avortée à la fin des années 60 à cause de l'échec de "Model Shop" (qu'il rebaptise avec humour "Model Flop") qui lui a cependant permis de rencontrer un jeune acteur alors inconnu dont il voulait faire une star et qui n'était autre que Harrison Ford (son amitié avec Jacques Demy est aussi méconnue que les liens de ce dernier avec Jim Morrison, le leader des Doors que l'on aperçoit sur le tournage de "Peau d'Ane"). Aux antipodes, le documentaire évoque également son aventure japonaise avec l'adaptation du manga "La Rose de Versailles" en 1978 sous le titre "Lady Oscar" à l'époque où les mangas n'étaient pas exportés en France (et donc pas traduits). Comme pour "Les Demoiselles ont 25 ans", Agnès Varda mélange les images d'archives et des images tournées exprès pour le film ce qui donne à l'ensemble un aspect patchwork comme le sera plus tard "Les Plages d'Agnès".
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.