J'avais peu de souvenirs de ce film qui en dépit d'une belle photographie, de costumes splendides, de plans aériens novateurs assez impressionnants pour l'époque et d'une distribution étincelante (après tout, il se déroule sur la Riviera, entre Cannes et Nice!) pâtit d'un scénario assez faible. Alfred Hitchcock a manifestement voulu prendre des vacances avant d'entamer la série de grands films que tout le monde connaît. "La Main au collet" est donc une récréation légère, souvent drôle et ultra glamour avec ses deux grandes stars qui avaient toutes deux déjà tournées deux fois avec Alfred Hitchcock. Cary Grant est un Arsène Lupin repenti plein de charme très proche de sa véritable biographie (il mentionne à un moment son passé d'acrobate) et Grace Kelly incarne une fois de plus la blonde hitchcockienne idéale c'est à dire le feu sous la glace. Les apparences sont en effet trompeuses et la "reine des neiges" ^^ s'avère à la manière des screwball comédies mener la danse, que ce soit pour donner un baiser (et plus si affinités, la métaphore du feu d'artifices vu depuis la fenêtre de sa chambre d'hôtel étant tout aussi explicite que celle du train dans le tunnel de "La Mort aux trousses"), se débarrasser d'une rivale ou bien conduire à tombeau ouvert (et Cary Grant fait alors penser à son personnage de "Allez coucher ailleurs" mais sans la jupe^^). Cela prêterait à sourire si ça ne préfigurait pas sa mort tragique dans un accident de voiture en 1982 sur ces mêmes routes. Nul ne peut ignorer en effet que l'année suivante, elle épousait Rainier de Monaco ce qui la conduisit à arrêter sa carrière, au grand dam de Alfred Hitchcock qui ne parvint jamais à la faire revenir sur sa décision et se vengea de cette frustration sur la plupart des actrices qui furent chargées de la remplacer.
Film méconnu, à tort, (comme la majorité de sa filmographie) de Alfred Hitchcock, "Le Grand Alibi" appartient avec "Les Amants du Capricorne" à sa parenthèse britannique avant qu'il ne retourne filmer pour Hollywood avec le succès que l'on sait. Ce retour aux sources lui permet de renouer avec la comédie policière et l'humour anglais de ses débuts tout en creusant des thèmes sous-jacents au reste de son oeuvre. C'est ainsi que "Le Grand Alibi" fait immédiatement penser (en mode plus léger) à "L'Ombre d'un doute": Eve (Jane Wyman) une jeune oie blanche attirée par un mal(e) aux atours séduisants dont elle ne soupçonne évidemment pas la vraie nature mène une (en)quête initiatique en eaux troubles qui l'amène tout droit dans le ventre du loup dont elle sort transformée ainsi que l'objet de son désir (qui s'est entretemps déplacé du criminel au justicier, le détective Smith, joué par Michael Wilding déjà présent sur "Les Amant du Capricorne"). A cette intrigue, se superpose une réflexion, récurrente chez Hitchcock sur les liens entre réalité et artifice. Le monde du théâtre auquel appartient Eve (on pense aussi au film au titre éponyme de Mankiewicz, forcément) l'amène à jouer un rôle d'habilleuse pour s'infiltrer dans l'intimité de Charlotte (Marlène Dietrich) alors que son amant, Jonathan (Richard Todd), le présumé meurtrier lui raconte sa version des faits à l'aide d'un faux flashback qui oblige le spectateur à s'interroger sur son rapport aux images. C'est d'ailleurs avec ce film que l'influence de Alfred Hitchcock dans les films de David Lynch m'est apparue la plus évidente. Que ce soit l'interpénétration de deux univers a priori étanches, l'un fait de lumière et l'autre d'ombre ("Blue Velvet") ou la réflexion méta sur fond d'images sujettes à caution ("Mulholland Drive").
Lève-toi et marche! (Ou plutôt vole!) Dans cet antépénultième film de Alfred Hitchcock (suivront "Frenzy" et "Complot de Famille"), on voit le réalisateur sortir d'une chaise roulante, métaphore de son physique handicapant dans un aéroport qui lui est la métaphore du cinéma-évasion*. Il faut dire que question dépaysement, "l'Etau", thriller d'espionnage adapté du roman de Leon Uris a de quoi combler les fans du genre: Moscou, Copenhague, Washington, New-York, Cuba, Paris... En revanche, question scénario, c'est plus laborieux. "L'Etau" se suit sans déplaisir mais est alourdi par sa construction en segments reliés par un fil ténu (un personnage d'espion joué par un acteur inexistant, Frederick Stafford) qui compartimentent les personnages, les intrigues et les genres aussi bien dans la romance que dans le suspens. Reste que le savoir-faire de Alfred Hitchcock acquis durant sa période muette est intact et donne lieu à des passages sans paroles extrêmement réussis mobilisant toute l'attention du spectateur: le début par exemple avec l'exfiltration d'un haut fonctionnaire soviétique qui veut passer à l'ouest avec sa famille, la mise au parfum (il utilise la couverture d'un magasin de fleurs ^^) puis les manoeuvres d'un agent martiniquais et journaliste pour approcher et corrompre le secrétaire d'un chef castriste possédant des documents confidentiels sur la teneur de l'aide militaire de l'URSS à Cuba ou la fin avec un Michel Piccoli qui, s'il avait été présent depuis le début aurait pu faire figure de nouveau docteur Mabuse (son rôle d'agent double français s'inspire de faits réels). Et un plan devenu à juste titre iconique, celui de la mort de Juanita (Karin Dor) dont la robe, filmée en plongée s'ouvre comme la corole d'une fleur quand elle s'effondre et évoque une mare de sang. Bref, s'il n'est pas un Hitchcock majeur, "l'Etau" me semble sous-estimé et mérite d'être redécouvert dans sa filmographie.
* Comme Hayao Miyazaki qui a compensé toute sa vie sa myopie l'ayant empêché de devenir pilote par l'obsession des engins volants dans ses films.
"Thelma" m'a fait beaucoup penser à "Morse" (2008) qui lui-même n'est pas sans rapport avec les adaptations cinématographiques des romans de Stephen King, "Carrie au bal du diable" (1976) et autres "Shining" (1980). Un enfant persécuté par ses parents et/ou la société développe des pouvoirs paranormaux qu'il peut utiliser pour se défendre, se venger ou bien se libérer. C'est cette dernière variante qui est à l'honneur dans "Thelma", film fantastique certes mais qui colle de près aux tourments psychiques d'une jeune fille sous emprise paternelle qui cherche à s'émanciper. La scène introductive résume parfaitement les enjeux du film: Thelma enfant observe un poisson évoluer sous la glace (son inconscient prisonnier du carcan religieux de ses parents mais bien vivant), métaphore récurrente qui trouve son achèvement dans une scène de chasse où elle est prise pour cible par son propre père qui faute de pouvoir totalement contrôler cet inconscient dangereux (pas seulement par l'endoctrinement mais aussi par la douleur et la terreur) est tenté par sa suppression pure et simple. Après une ellipse de quelques années, on retrouve Thelma étudiante dans un plan en plongée qui souligne combien elle reste en dépit de son autonomie apparente sous l'emprise de ses parents. En effet ceux-ci continuent à la surveiller à distance, contrôlant ses faits et gestes, exigeant de tout savoir et ne lui laissant aucun centimètre carré d'intimité. A moins que ce ne soit l'inconscient de Thelma qui travaille, lui qui a intégré les tabous de son éducation puritaine lorsqu'elle se retrouve confrontée aux interdits, et par-dessus tout celui de la découverte de son (homo)sexualité. Le conflit qui en résulte fait le lit d'une belle névrose, laquelle se traduit par des crises d'hystérie dans la plus pure tradition du XIX° siècle, les conséquences paranormales en plus. Conséquences qui servent de prétexte au retour de Thelma chez ses parents où elle se retrouve séquestrée et droguée par son père plus menaçant que jamais. La lutte mentale qui s'engage alors avec lui acquiert une dimension qui dépasse le simple récit d'émancipation individuelle. Il s'agit d'une lutte plus globale contre le patriarcat et ses valeurs. En reprenant le contrôle de sa propre vie, Thelma découvre l'existence de sa grand-mère paternelle internée à l'asile et apprend aussi à utiliser positivement son pouvoir pour délivrer sa mère de son fauteuil roulant et redonner la vie dans une série de plans la reliant à la nature qui font penser à Lars von TRIER, autre réalisateur nordique fasciné par la figure de la sorcière en lutte contre les fanatiques religieux (est-ce un hasard si le feu est central dans la lutte de pouvoir entre Thelma et son père?).
"La Tourneuse de pages" est un thriller à demi-réussi. Denis Dercourt dont j'ai vu récemment le très bon "Vanishing" parvient dès les premières minutes à instaurer un climat de tension et le maintenir tout au long du film, tenant ainsi les spectateurs en haleine. Celui-ci sait en effet grâce à la scène d'humiliation sociale initiale quand Mélanie était enfant qu'en l'accueillant adulte dans sa luxueuse et immense demeure, M. Fouchécourt (Pascal Greggory) fait entrer le loup dans la bergerie. Derrière son rôle de petite main soumise, Mélanie (Déborah François) ne semble en effet vivre que pour sa vengeance et utilise de façon subreptice les failles de la famille pour parvenir à ses fins sans jamais découvrir son jeu. Mais c'est aussi la limite d'un personnage opaque qui à force d'afficher le même masque imperturbable, la même détermination sans faille, la même invulnérabilité, finit par paraître dénué d'humanité, rendant le film sec et froid. Bien qu'on ait beaucoup comparé Mélanie aux blondes hitchcockiennes et sa vengeance sociale à "La Cérémonie" de Claude Chabrol, c'est du côté du thriller asiatique qu'il faut aller chercher ce genre de hiératisme glacé ponctué de gestes ultra-violents qui contraste avec le trouble de plus en plus palpable d'Ariane (Catherine Frot), l'épouse de M. Fouchécourt, pianiste qui perd littéralement les pédales au contact de la jeune femme. On peut d'ailleurs se demander si le début de sa fragilisation suite à un accident de voiture provoqué par un chauffard n'est pas déjà dû à Mélanie qui n'a plus qu'à lui donner l'estocade ou plutôt le baiser de la mort pour l'achever.
N'ayant jamais vu auparavant "Sur les quais" j'ai découvert d'où venait l'idée de Jim JARMUSCH de faire élever des pigeons sur les toits à son personnage de "Ghost Dog, la Voie du Samouraï" (1999). Terry Malloy (Marlon BRANDO dans un registre totalement différent de "Un tramway nommé désir") (1951) tente ainsi de s'échapper de sa condition minable de docker homme de main d'un syndicat mafieux qui a tout pouvoir sur les travailleurs des ports. Plus tard dans le film, il se rend sur les toits pour esquiver les choix douloureux qu'il est amené à faire. Mais les grillages présents dans la plupart des cadres montrent que cet échappatoire n'est qu'une illusion. La réalité montre au contraire un monde précarisé (les dockers travaillent à la journée et comme ils sont trop nombreux, le syndicat peut choisir les plus dociles), rançonnés et éliminés physiquement s'ils osent se plaindre d'où une ligne de conduite générale "S et M" c'est à dire "sourd et muet" alias la bonne vieille omerta qui accompagne tous les crimes, organisés ou non. La description néoréaliste que Elia KAZAN fait de ce milieu, au plus près du documentaire nous happe, de même que l'intrigue de film noir de l'émancipation du personnage de Terry Malloy du gang qui le manipule (et de son grand frère qui en est l'avocat). L'interprétation magistrale de Marlon Brando, bien mise en valeur par la mise en scène n'y est pas pour rien. Tout au plus peut-on regretter le message christique très appuyé porté par le frère Barry (Karl MALDEN) secondé par Edie (Eva Marie SAINT dans son premier rôle) dont il est précisé qu'elle sort du couvent. En les réunissant sans cesse dans les plans, il en fait le "camp moral" contre le camp véreux du syndicat et des dockers réduits au silence ce qui est très manichéen. Encore que la fin soit plus ambigüe qu'on ne le pense. Le rideau de fer qui s'abat sur le "nouveau" guide et son troupeau laisse entendre que de l'autre côté, ce n'est peut-être pas mieux. Allusion aussi au contexte de réalisation du film qu'on ne peut évacuer, celui de la guerre froide et du maccarthysme qui déchirait alors le milieu du cinéma, certains étant blacklistés et d'autres, au contraire délateurs comme Elia KAZAN à qui le film sert, sinon de justification, du moins d'exutoire.
C'est avec "Blood Simple", leur premier long métrage que j'ai découvert les frères Coen (j'ai d'ailleurs vu par la suite au cinéma la plupart de leurs films jusqu'à "Ladykillers") (2004). "Blood Simple" m'a marqué par son atmosphère (poisseuse) et par sa mise en scène (brillante). Une scène en particulier a laissé en moi une trace indélébile, celle des trous de balles tirées à travers la cloison, une scène que j'ai ensuite reconnue lorsqu'elle a été reprise par Luc BESSON au début de "Léon" (1994). Elle révèle aussi un formidable travail sur la lumière effectué par Barry SONNENFELD, futur réalisateur des films de la famille Addams et des Men in Black.
En revoyant le film, j'ai été frappée par ses similitudes avec d'autres longs-métrages des Coen comme "The Big Lebowski" (1998): la présence d'une voix-off, le choix d'ancrer l'histoire dans l'Amérique profonde, le ton cynique et désabusé, l'incapacité des personnages à communiquer (source de nombreux malentendus). En même temps, dès ce film en forme d'exercice de style (les personnages assez mécaniques sont au service de l'intrigue et celle-ci épouse les codes du film noir avec une touche d'horreur à la "Shining") (1980), on observe le goût des réalisateurs pour les hommages au cinéma pas seulement hollywoodien mais anglo-saxon en général. En effet "Blood Simple" est un thriller hitchcockien transplanté au Texas avec des scènes d'un suspense insoutenable (soulignée par une bande-son anxiogène du meilleur effet), notamment autour d'un homme qui agonise pendant près de 16 minutes (toute ressemblance avec "Le Rideau déchiré" (1966) et ce jusqu'à la pelle est une pure coïncidence ^^). C'est aussi le premier rôle d'une toute jeune Frances McDORMAND appelée à faire une belle carrière, notamment auprès des frères Coen. Quant au personnage répugnant et retors du détective gluant joué par Emmet WALSH, il symbolise l'aspect dégénéré du milieu dans lequel trempe le film, tout comme les plans récurrents de poissons en train de pourrir sur le bureau de l'homme assassiné (une métaphore de la putréfaction qui me rappelle "Répulsion" (1965) et la progression de la démence symbolisée par une carcasse de lapin en décomposition). Pour finir, il y a dans ce premier film que l'on peut qualifier de "néo-noir" une touche tarantinesque dans le jeu avec le spectateur aussi bien que dans la bande-son vintage ("It's the Same Old Song").
Il est rageant que Kelly REICHARDT n'ait pas su trouver une conclusion satisfaisante à son film. Car le reste était remarquablement tenu. Maniant parfaitement les codes du thriller et du film de casse mais les mettant au service de son style minimaliste et épuré, la cinéaste signe une fable prenante sur la dérive terroriste de trois militants écologistes radicalisés qui préparent puis exécutent un attentat contre un barrage. Dès le début, elle sème de petits cailloux destinés à instiller le doute dans l'esprit du spectateur sur la réussite de l'entreprise du trio. Josh (Jesse EISENBERG) et Dena (Dakota FANNING), deux jeunes idéalistes à l'esprit faible, découvrent en effet que leur partenaire, l'ancien Marine Harmon (Peter SARSGAARD) plus âgé et plus expérimenté leur a menti concernant ses antécédents, ses relations ou l'environnement du barrage qu'ils ont décidé de faire sauter. Mais en dépit de ces mensonges et d'autres signes annonciateurs tels que la crise d'urticaire qui touche Dena ou le contretemps d'un automobiliste qui s'arrête juste en face du barrage piégé, ceux-ci ne parviennent pas à s'extraire de leur projet fou et ce sont eux qui en paieront les conséquences, le troisième devenu un "deus ex machina" (il n'est plus visible à l'écran et s'agit plus qu'au téléphone) continuant sans difficulté à les manipuler en attisant leur paranoïa pour faire en sorte qu'ils se neutralisent mutuellement une fois l'attentat accompli. La beauté des paysages filmés (ceux de l'Oregon, comme dans tous les films de la réalisatrice) et l'attention portée aux gestes méticuleux des fermiers ne fait pas oublier l'essentiel: la contradiction fondamentale que constitue le fait de tuer par idéal (surtout lorsque cet idéal consiste à sauver le vivant!) et l'amère solitude des jeunes gens qui agissent ensemble mais qui doivent ensuite supporter seuls le poids de leurs actes. A ce titre, c'est Josh le maillon le plus faible, celui que la caméra isole dans tous les lieux où il passe et qui coupe peu à peu les derniers liens qui le retenaient au reste de la société.
"Caché" est un film passionnant de Michael HANEKE que je n'avais pas encore vu. Il est d'une profondeur vertigineuse tout en étant parfaitement accessible au plus grand nombre. Il s'agit en effet d'un thriller dans lequel le présentateur d'une émission littéraire qui fait penser à Bernard PIVOT cherche à découvrir l'identité de celui qui le harcèle. Mais l'enquête de Georges Laurent (Daniel AUTEUIL) pour résoudre l'énigme (premier sens du titre "Caché") n'est pas le vrai sujet du film, qui en "cache" un autre, celui du secret de famille des Laurent. Georges n'a pas la conscience tranquille, il a commis dans son enfance un acte profondément mauvais dont il n'a parlé ni à sa femme, ni à son fils mais qui revient le hanter sous la forme du harcèlement dont il se sent victime. Car au fur et à mesure que le puzzle se reconstitue à l'aide des indices mémoriels fournis par le harceleur (vidéos, dessins, cartes postales) et le réalisateur (flashbacks, récits), la frontière entre la victime et le bourreau se brouille puis s'inverse. Georges se positionne en effet comme "la victime de sa victime", le harcèlement n'étant que le reflet de son profond sentiment de culpabilité. Mais les faits enregistrés par les caméras (la film fonctionnant sur des mises en abyme -films dans le film- qui brouillent volontairement les pistes entre ce qui est filmé par le réalisateur et par le harceleur, comme s'ils ne faisaient qu'un) sont impitoyables pour Georges. Ils montrent un homme qui porte un masque, qui ment, qui se cache, qui fuit ou bien qui agresse. Alors qu'il se prétend harcelé par Majid (Maurice BÉNICHOU) et son fils, c'est lui qui au contraire les persécute et on constate d'ailleurs qu'il a le réflexe raciste bien chevillé au corps. Et puis il y a le gouffre social qui sépare Georges et Majid, gouffre qui aurait pu être comblé si Georges n'avait pas fait en sorte qu'il reste béant. Béant comme une blessure qui n'est pas seulement individuelle mais collective, les "événements" d'Algérie et en particulier ceux du 17 octobre 1961 ayant longtemps été cachés eux aussi. Mais les problèmes non résolus et informulés se transmettent aux générations suivantes et il est clair que la fin du film montre que Pierrot, le fils de Georges et le fils de Majid ont, eux, bien des choses à se dire*. Le spectateur ne peut les entendre, de même que Michael HANEKE laisse volontairement des trous dans le récit qui suggèrent que la femme de Georges (Juliette BINOCHE, parfaite de sobriété) et Pierrot ont eux aussi leurs petits secrets dans une famille gangrenée par le non-dit.
* L'entrée du collège de Pierrot où a été tournée la dernière scène qui donne une clé importante du film est en réalité celle du lycée Pierre-Gilles de Gennes (Paris 13) qui possède une architecture que je trouve personnellement assez oppressante, à l'image du film. Par ailleurs on notera le clin d'oeil significatif vis à vis de François Mitterrand, ministre de l'intérieur au moment du déclenchement de la guerre d'Algérie dont la fille longtemps cachée, Mazarine apparaît dans l'émission de Georges Laurent.
"Obsession" (1975) était une relecture onirique, éthérée de "Vertigo" (1958). "Body Double" est son pendant trash et cauchemardesque. Même si son argument de départ est emprunté à "Fenêtre sur cour" (1954) avec un personnage principal voyeuriste qui dans la première partie du film passe l'essentiel de son temps à mater les exhibitions de sa voisine d'en face au télescope depuis un immense appartement en forme de tour de contrôle, c'est bien l'ombre de "Vertigo" qui hante le film. La phobie de son personnage principal, Jake n'est plus le vertige mais la claustrophobie. Le résultat est identique: il s'agit d'un personnage impuissant, un loser que sa femme trompe sous ses yeux, viré de son job et de son logement, condamné comme le spectateur à être le témoin oculaire d'événements qu'il ne parvient pas à infléchir, avant de s'apercevoir qu'il est le jouet d'une manipulation. Car comme "Vertigo", le film offre une brillante mise en abyme du cinéma mais dans sa version bas de gamme. Jake est un acteur qui joue dans des films de série z et la doublure de la femme qu'il a vu se faire sauvagement assassiner est une actrice qui travaille dans le milieu pornographique. Lui-même est amené à s'infiltrer dans ce milieu en jouant son propre rôle de voyeur ce qui donne lieu à une séquence d'anthologie sur le hit "Relax" de Frankie Goes To Hollywood. Par un brillant jeu de miroirs, Jake se retrouve à tourner une scène dans laquelle il rejoue avec Holly les fantasmes qu'il a projeté sur Gloria: et cette fois, il va jusqu'au bout car à l'image inaccessible d'une femme-fantôme brune inlassablement poursuivie (la brillante scène de la galerie marchande) succède la réalité d'une étreinte charnelle avec une blonde (laquelle s'avère être, coïncidence troublante Melanie GRIFFITH, la fille de Tippi HEDREN). C'est un tournant car comme le titre l'indique, il va être amené à vivre deux fois les mêmes événements avec deux femmes différentes mais dont l'une est la doublure de l'autre. Cependant, contrairement à "Vertigo", Jake n'est pas un nécrophile (même si Brian DE PALMA s'amuse beaucoup avec les cercueils et autres tombeaux) ni un pygmalion. Le fait de revivre deux fois les mêmes événements lui offre en réalité une seconde chance. L'impuissance de Jake est intimement lié à un cri de terreur qui ne veut pas sortir (thème également hitchcockien mais celui-ci le réservait aux femmes, filmées en gros plan en train de hurler et Brian DE PALMA en a également fait un thème majeur de nombre de ses films, de "Pulsions" (1979) à "Blow Out" (1981), en jouant comme le faisait son maître sur l'ambivalence du cri, cri de plaisir filmé comme un cri de terreur et vice-versa) comme s'il était déjà mort ou pas encore né (la séquence du tunnel). Brian DE PALMA joue là encore sur les deux tableaux de la fiction et de la réalité pour nous montrer comment par ce qui s'apparente à une traversée de ses propres abysses, ce cri, non de terreur mais de rage de vivre finira par sortir, rendant à Jake (dont l'acteur qui le joue, Craig WASSON a d'ailleurs des traits féminins) sa pleine capacité à agir. Et après avoir réussi à "faire le job", il ne lui reste plus comme cela est répété à de multiples reprises en forme de private joke à "prendre une bonne douche" ^^.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.