Film-somme, "Le Garçon et le Héron" sort dix ans après "Le vent se leve" (2013) qui était annoncé alors comme le dernier film de Hayao MIYAZAKI. Nul aujourd'hui n'oserait pronostiquer la fin de sa carrière car il est peu probable que le maître de l'animation japonaise aujourd'hui octogénaire s'arrête tant qu'il sera en capacité de réaliser des films. "Le Garçon et le Héron" commence comme un récit de guerre réaliste et traumatique quelque part entre "Le vent se leve" (2013) et "Le Tombeau des lucioles" (1988) avant de bifurquer vers un monde parallèle qui synthétise ceux de ses précédents films, de "Le Chateau dans le ciel" (1986) à "Ponyo sur la falaise" (2008) en passant bien sûr par "Le Voyage de Chihiro" (2001) dont il approfondit les thèmes. Un monde parallèle plus que jamais influencé par le roman de Lewis Caroll "Alice au pays des merveilles" et que beaucoup voient comme une métaphore des studios Ghibli eux-mêmes avec à leur tête un vieil homme incapable de passer la main sans faire s'écrouler le domaine. A cette succession patriarcale impossible répond la quête initiatique du jeune Mahito dans les couloirs de l'espace-temps pour faire le deuil de sa mère disparue et retrouver le goût de vivre. Ses aventures constituent un hommage au film-matrice de Miyazaki, "Le Roi et l'Oiseau" (1979) et ne sont pas sans rappeler également l'oeuvre symboliste de Maurice Maeterlinck, "L'Oiseau bleu". Déjà parce que le monde parallèle à multiples dimensions est marin et peuplé d'oiseaux, principalement des pélicans et des perruches géantes, le tout dominé par le guide de Mahito, un héron cendré au plumage blanc et bleu dissimulant dans son gosier un bizarre petit homme disgracieux. Ensuite parce que Mahito est amené à rencontrer les formes primitives des enfants à naître, les warawara qui rappellent les noiraudes et les kodamas. A l'autre bout de la chronologie, il rencontre l'une des vieilles servantes travaillant au service de sa nouvelle famille, redevenue une jeune femme intrépide au pied marin. Les grands-mères plus que jamais jouent le rôle de figures tutélaires protectrices. Enfin il est amené à rencontrer sa propre mère adolescente sous la forme d'une fille du feu ainsi que sa belle-mère laquelle s'avère n'être autre que la petite soeur de sa mère. Celle-ci est sur le point d'accoucher mais une menace plane sur elle et l'enfant à naître que Miyazaki fait ressortir de plusieurs façons, teintant son long-métrage de sentiments contrastés, entre espoir et désespoir.
Mais raconter le film n'en épuise ni le sens (multiple), ni la beauté. Celle-ci est toujours au sommet. Le style artisanal (de la 2D à l'ancienne qui rend ses films intemporels et quelques touches de 3D judicieusement placées pour faire ressortir tel ou tel élément) et perfectionniste de Hayao MIYAZAKI se reconnaît à sa précision, à sa fluidité, à ses mille et un détails enchanteurs et nous offre en prime un prisme extrêmement coloré ou bien par contraste des images de cauchemar comme l'incendie où tout est rouge et noir où les sons sont assourdis et où les traits deviennent informes.
Très belle découverte que ce film d'animation du studio Ghibli réalisé en 2010 par Hiromasa YONEBAYASHI. Certes, l'influence de Hayao MIYAZAKI (qui a écrit le scénario d'après les livres de la britannique Mary Norton consacrés "au petit monde des borrowers") se fait sentir. On pense surtout à "Mon voisin Totoro" (1988) pour le caractère intimiste, l'enfant malade et la représentation (splendide) de la nature dans et hors de la vieille maison (les chapardeurs font penser aux noiraudes) ainsi qu'à "Kiki la petite sorcière" (1989) au travers d'une adolescente venue d'un autre monde en quête d'émancipation. On peut aussi citer "Princesse Mononoké" (1997) pour la belle relation qui se tisse entre deux personnages (une liliputienne assimilée au monde sauvage et un jeune humain malade du coeur) qui cependant restent condamnés à demeurer de part et d'autre d'une barrière infranchissable. Mais le film a aussi sa petite musique bien à lui, bien plus modeste que les grands opus de Miyazaki certes mais avec sa sensibilité propre. On a par exemple le temps d'apprécier la finesse de la caractérisation des personnages. Ainsi on découvre que l'attitude intransigeante du père d'Arrietty vis à vis des humains (ne pas être vu, sinon fuir immédiatement) n'est pas un réflexe de repli mais de survie et que l'attitude d'un Sho amical ne change rien au danger que les humains font courir à leur espèce en voie de disparition. Ainsi la maison de poupée construite à leur intention peut faire penser à une cage dorée, c'est pourquoi elle reste inoccupée. Quant à Haru, la gouvernante qui cherche à capturer les chapardeurs, elle est assez emblématique des gens qui veulent éradiquer ce qui leur échappe. Ce sens de la nuance ce retrouve dans l'esthétique: l'ode à la nature adopte des couleurs chatoyantes et une picturalité impressionniste qui n'est pas sans rappeler les tableaux de Claude Monet. L'écologie s'y manifeste autant par le plaidoyer envers la cohabitation respectueuse de différentes espèces que par le mode de vie des chapardeurs qui recyclent les objets perdus et se contentent de peu. S'y ajoute un travail minutieux sur le rapport d'échelle et la perception que des êtres miniatures peuvent avoir d'un monde gigantesque. Un rapport qui fait penser à "Alice au pays des merveilles", oeuvre fétiche d'un certain... Hayao MIYAZAKI.
"Le conte de la princesse Kaguya" est le dernier film de Isao TAKAHATA qui a terminé sa carrière en apothéose avec ce qui est l'un de ses plus beaux films. Tiré du folklore japonais (plus exactement d'un conte du dixième siècle transmis oralement), l'histoire de la princesse née dans un bambou venue de la lune (comme notre Cyrano) a été adaptée sous de multiples formes (dont un ballet "Kaguyahime" représenté il y a une dizaine d'années à l'Opéra Bastille). Celle de Isao TAKAHATA se distingue d'abord par sa forme, éblouissante. Le film est une succession d'estampes animées plus ou moins détaillées. Si l'aquarelle domine le paysage, certaines scènes parmi les plus marquantes relèvent de l'art de l'esquisse. Tout cela au service d'un récit fort dont le caractère fantastique et onirique se combine avec une grande volonté de réalisme (visible notamment dans l'animation de Kaguya bébé). Bien que se déroulant dans le Japon médiéval, les thèmes abordés sont d'actualité que ce soit le statut de la femme et sa soif de liberté face au patriarcat ou l'opposition entre nature édenique, réceptacle d'une vie authentique faite de joies simples et culture urbaine rigide et castratrice. La scène de fuite éperdue de Kaguya hors de la ville et de la réalité rappelle sur un mode fantasmatique celle du premier épisode de "Heidi" (1974) (série sur laquelle Isao TAKAHATA et Hayao MIYAZAKI ont travaillé) où celle-ci se dépouillait de ses couches de vêtements superposés en arrivant dans les Alpes. On retrouve en effet dans ce film la touche Isao TAKAHATA, mélancolique et fataliste. Comme dans "Le Tombeau des lucioles" (1988) auquel on pense beaucoup, le sort de la princesse est scellé dès l'origine et ses explosions de bonheur au contact de la nature (et de l'homme qu'elle aime, un simple charbonnier qu'elle a côtoyé enfant avant d'être séparée de lui pour mener une vie de princesse qui ne lui apporte pas le bonheur) ont d'autant plus d'intensité que l'on connaît à l'avance son destin tragique.
"Souvenirs de Marnie" est sans doute le film des studios Ghibli que je préfère avec "Si tu tends l'oreille" (1995) de Yoshifumi Kondo en dehors de la filmographie des deux monstres sacrés que sont Hayao MIYAZAKI et Isao TAKAHATA. Le film a été assez sous-estimé lors de sa sortie parce qu'il a été jugé trop plan-plan comparativement aux fulgurances formelles des fondateurs du studios. Pourtant il s'agit d'une œuvre bien moins sage qu'elle ne le laisse paraître et qui se situe dans la continuité du studio (adaptation d'un classique de la littérature jeunesse britannique transposé au Japon, héroïnes et univers féminin). Le film se situe dans un entre-deux très inconfortable propice à l'ambiguïté. Celle-ci affecte l'espace-temps, l'intrigue se déroule entre deux rives et pendant les heures bleues, celles qui se situent entre chien et loup. Elle met en contact plusieurs niveaux de réalité, celle de l'instant présent et celle de la mémoire qui fait ressurgir les fantômes du passé dans le présent. Pendant une grande partie du film, une ambiguïté supplémentaire nous donne à croire que cette mémoire n'existe pas et qu'il ne s'agit que d'un simple rêve. Il faut attendre la découverte de vestiges du passé (le journal, le tableau) pour que cette piste se referme. Le film met en vedette deux adolescentes du même âge qui fonctionnent en miroir. L'adolescence est un âge marqué par l'instabilité, l'impermanence, y compris des sentiments. La relation entre les deux jeunes filles est donc particulièrement trouble d'autant que l'une, Anna est un garçon manqué et l'autre à l'inverse, une poupée blonde aux yeux bleus portant des anglaises et des robes à fanfreluches. Sans que nous nous en rendions compte d'emblée (puisque nous croyons au départ que les deux filles existent sur un même plan spatio-temporel) Anna réécrit en fait la vie de Marnie en se projetant en rivale de l'amoureux de cette dernière, Kazuhiko. Dans la scène du silo, lieu phallique par excellence qui s'oppose à la maison des marais plus féminine, elle se substitue même complètement à lui dans un dispositif qui fait en peu penser à celui de "Huit et demi" (1963) de Federico FELLINI. Une comparaison qui se renforce lorsqu'on découvre le lien filial qui unit Marnie et Anna, la grand-mère/la petite-fille et l'amoureux/l'amoureuse finissant par avoir le même visage.
Ce travail de brouillage des repères produit un effet paradoxal: il nous montre une histoire qui se répète et en même temps, il est porteur d'espoir. Marnie, Emily (le chaînon générationnel manquant) et Anna se transmettent les mêmes maux: abandon familial, manque d'amour, perte d'estime de soi, isolement, maladie/mort prématurée. Le retour de Marnie dans la vie d'Anna a un effet réparateur. Au Japon, monde "flottant", il n'y a pas de franche rupture entre le monde des morts et celui des vivants et les deux peuvent donc communiquer et mutuellement s'influencer. On peut imaginer Marnie enfin en paix et Anna allant de l'avant, même si la fin du film est un peu trop précipitée à mon goût.
En 2013, Hayao MIYAZAKI annonçait qu'il arrêtait la réalisation de longs-métrages après "Le vent se lève (2013), avant de faire volte-face comme il l'avait déjà fait après "Princesse Mononoké (1997)" qui devait déjà être son ultime film. En attendant son prochain long-métrage attendu pour 2020, il a réalisé ce merveilleux petit film de 14 minutes pour le musée Ghibli. Celui-ci y a été projeté en exclusivité du 21 mars au 14 août 2018.
Dans son roman de science-fiction "L'homme qui rétrécit", Richard Matheson nous offre une très belle description de la nature du point de vue de l'infiniment petit. C'est également le tour de force de ce court-métrage : donner corps au monde vu par les yeux d'une chenille minuscule. Une prouesse visuelle mais aussi auditive car il n'y a pas de dialogues, juste des onomatopées. Hayao MIYAZAKI créé des images merveilleuses (les molécules d'eau et de lumière) ou surprenantes (des insectes aussi gros que des bulldozers). Comme dans tous ses films, il allie le plus trivial (les déjections des chenilles donnent lieu à des gags étonnants et sont même reproduites en peluche au premier étage du musée) au plus existentiel (Boro ne cherche pas seulement à survivre mais à trouver sa place dans l'univers).
La filmographie de Isao Takahata est moins lisible que celle de son compatriote Hayao Miyazaki car il ne dessine ni n'anime lui-même les films qu'il met en scène. Par conséquent, un certain éclectisme des styles et des thèmes caractérise son œuvre. Pour "Mes voisins les Yamada" qui au sein des studios Ghibli succédait au succès critique et public de "Princesse Mononoké", il pris de gros risques techniques et scénaristiques qui ne payèrent pas. Le film fut un tel échec au box-office qu'il ne réalisa plus de longs-métrages pendant quinze ans. Au Japon, le film fut confronté à un problème de distribution et dût faire face à une concurrence très rude dont il sortit perdant. Au niveau international, les raisons de cet échec s'expliquent par le fait qu'il est très ancré dans la culture japonaise et donc difficilement compréhensible pour ceux qui n'y connaissent rien. Il fait par exemple référence à des contes traditionnels japonais comme celui de Momotarô et de la princesse Kaguya qu'adaptera Takahata en 2013, reprend l'iconographie d'estampes comme la "Vague" d'Hokusai, est entrecoupé de haïkus qui apportent un éclairage philosophique décalé sur l'histoire.
"Mes voisins les Yamada" est l’adaptation d’une bande dessinée du dessinateur Hisaichi Ishii, publiée dans le journal quotidien Asahi Shinbun. Sa particularité est qu’il s’agit d’une BD en quatre cases (appelée « yonkoma ») dont l'équivalence scénaristique est le sketch. On a donc un film découpé en tranches de vie décrivant avec un réalisme teinté d'humour caustique le quotidien d'une famille japonaise traditionnelle. Takashi le père est un salaryman, Matsuko la mère une femme au foyer, Noboru le fils est un adolescent maladroit, Nonoko est la fillette kawai, Shige la mère de Matsuko vit avec eux ainsi que Pochi le chien. L'humour naît du comportement décalé des membres de la famille par rapport à celui qui est attendu d'eux. Par exemple le père est un distrait qui "oublie" parfois ses obligations et se met dans des situations impossibles. La séquence des motards montre également qu'il a moins d'autorité que les femmes de sa famille. La mère au foyer use de toutes sortes de stratégies pour en faire le moins possible, notamment en ce qui concerne la cuisine. De façon plus générale, chacun tend à se décharger de ses obligations sur les autres.
Sur le plan technique, le dessin est crayonné avec remplissage à l'aquarelle. Tranchant avec le réalisme de l'histoire, le film reprend le style graphique du manga qui est caricatural avec des personnages SD (Super Deformed avec grosse tête et membres courts) ce qui atténue le sérieux des situations. Il y a cependant une exception avec la séquence des motards qui menacent la famille, traitée avec des proportions plus réalistes et un crayonné plus sombre. Il s'agit du premier film Ghibli réalisé entièrement par ordinateur, la technique choisie étant trop compliquée à réaliser manuellement. Il y a même deux séquences en 3D habilement camouflées dans le long-métrage.
"Les avions sont des rêves magnifiques et maudits à la fois". Tout est dit dans cette citation de la profonde ambivalence qui habite Miyazaki, pacifiste convaincu et néanmoins passionné d'aviation y compris militaire. Ambivalence à la fois terrible et précieuse. Elle nous a donné ces œuvres si belles et si nuancées que sont "Nausicaa de la vallée du vent", "Le château dans le ciel", "Princesse Mononoké" et bien sûr "Le Vent se lève" qui aurait tout aussi bien pu s'intituler "Guerre et amour" ou encore "Menace et élan" selon le sens (mort ou vie) dans lequel souffle le vent. Le titre s'inspire d'une citation de Paul Valéry extraite du cimetière marin qui porte en elle cette ambivalence "Le vent se lève, il faut tenter de vivre".
"Le Vent se lève", oeuvre testamentaire (même si depuis Miyazaki est revenu sur sa décision: une contradiction de plus!) est aussi sans nul doute l'une de ses œuvres les plus personnelles. Comment ne pas le reconnaître à travers le destin de Jiro qui comme lui a dû renoncer à son rêve de devenir pilote en raison de sa mauvaise vue? D'autre part le père de Hayao Miyazaki dirigeait une entreprise au service de l'armée impériale et sa mère était tuberculeuse (comme le raconte "Mon voisin Totoro.") Or Miyazaki fusionne dans "La Vent se lève" deux destins, celui de Jiro Horikoshi, inventeur du chasseur Mitsubishi A6M Zero, fleuron de l'armée nippone durant la guerre et celui de Tatsuho Hori qui dans son autobiographie a décrit sa relation avec son épouse malade de la tuberculose. Dans le film, le sacrifice du grand amour de Jiro est le prix à payer pour son génie créateur et destructeur à la fois. On pense plus d'une fois à "Porco Rosso", tant les points communs entre les deux films sautent au yeux: le modèle de Jiro est un concepteur d'avions italien, Giovanni Caproni, la fiancée joue un rôle rédempteur et Miyazaki avait représenté Jiro dans un court manga doté d'une tête de cochon (de fasciste) comme son Marco Pago!
"Le Vent se lève" est nettement moins familial que les autres films de Miyazaki car beaucoup plus réaliste. Le film est en effet ancré dans des événements historiques précis: le tremblement de terre du Kanto en 1923, la crise de 1929, la montée des totalitarismes, la seconde guerre mondiale. Les séquences oniriques soulignent à quel point il est facile de dévoyer les intentions les plus pures pour les mettre au service des pires desseins.
Kiki, film enchanteur et vivant comme toutes les œuvres de Miyazaki est aussi l'un des plus subversifs. Pourtant son thème principal est archi-classique. Il s'agit du passage à l'âge adulte avec ses rituels comme l'adoubement avec la remise du balai ou le voyage initiatique à la manière du grand tour d'Europe qu'effectuaient les jeunes gens de bonne famille à l'époque moderne. S'y ajoute un récit d'apprentissage, d'émancipation et d'intégration. L'aspect intemporel et universel de cette histoire est renforcé par le fait que la ville est une synthèse architecturale de nombreuses villes d'Europe voire des USA (San Francisco) et que plusieurs époques se télescopent des années 30 (le ballon dirigeable) aux années 60 (la télévision noir et blanc).
Mais là où l'histoire devient originale et profondément moderne c'est dans le renversement des rôles sexués. Miyazaki remplace en effet le héros habituel de ce genre de récit (en littérature comme au cinéma) par une héroïne. Il ne pouvait s'agir d'ailleurs que de que cette figure féministe avant l'heure qu'est la sorcière. Dans son livre "Ame de sorcière ou la magie du féminin" Odile Chabrillac écrit que la magie est aussi (et avant tout) "un parcours de vie, un chemin initiatique, que l’on peut souhaiter investiguer" et que "se réapproprier leur histoire, leurs savoirs, leurs pouvoirs, c’est autoriser chaque femme à retrouver sa puissance, en faisant d’elle une digne héritière des guérisseuses et des sages-femmes d’antan. C’est ouvrir de nouveaux possibles, dans tous les champs (politique, artistique, écologique, philosophique, humain surtout), c’est oser se revendiquer différente, puissante et néanmoins bienfaisante".
Ainsi en attribuant à une jeune fille ayant des pouvoirs des préoccupations dévolues habituellement aux garçons (trouver sa place dans le monde, se réaliser professionnellement, s'affirmer, devenir indépendante) Miyazaki en chantre du féminisme offre aux filles japonaises (mais aussi occidentales) un magnifique récit d'émancipation auxquelles elles peuvent s'identifier. Et il ne s'arrête pas là puisque les deux femmes adultes qui aident Kiki à se réaliser sont de la même trempe. Osono la figure maternelle enceinte jusqu'aux yeux qui tient la boulangerie porte la culotte face à un conjoint complètement effacé. Quant à Ursula, elle est une artiste-peintre un peu marginale qui vit seule dans la forêt. Elle symbolise une Kiki un peu plus âgée, trouvant son inspiration dans le cosmos c'est à dire exactement là où Kiki puise son pouvoir magique (l'énergie du ki qui relie l'homme à l'univers).
Eblouissant poème visuel porté par la sublime musique de Joe Hisaishi, récit épique foisonnant où s'affrontent les hommes entre eux mais surtout les hommes et les dieux, "Princesse Mononoké" est également une réflexion philosophique de haut niveau sur la complexité des relations entre l'homme et la nature. La difficulté que rencontre aujourd'hui le développement durable à concilier le progrès économique, la justice sociale et le respect de l'environnement est parfaitement retranscrite par le clairvoyant Miyazaki.
L'histoire de "Princesse Mononoké" se déroule dans un Japon médiéval en proie à une mutation irréversible. Celle où l'homme jusque là soumis à la nature cherche à en devenir le maître. Il y a quelque chose de prométhéen dans cette problématique car la forêt dépeinte par Miyazaki est le refuge des dieux. Ceux-ci prennent la forme d'animaux géants aux capacités exceptionnelles. Comme dans "King Kong" qui bien qu'occidental a un imaginaire proche, l'assaut des hommes leur est fatal. Tout au long du film, on voit ces êtres surnaturels agoniser ou se consumer de haine, dévorés de l'intérieur par des vers géants.
Leur principal antagoniste est le village des forges qui incarne l'industrialisation et le progrès technique par lequel l'homme s'élève au-dessus de sa condition initiale au prix de l'abattage des arbres. Qui voudrait aujourd'hui vivre dans les ténèbres de l'ignorance? (cela me fait penser au film de Solveig Anspach "Haut les cœurs" où une femme enceinte atteinte d'une cancer -jouée par Karin Viard- disait haut et fort qu'elle "remerciait la science et emmerdait la nature"). De plus le village des forges incarne aussi le progrès social. Il est dirigé par une femme, Dame Eboshi qui a ouvert sa porte à tous les exclus de l'ère féodale (lépreux, vachers, prostituées) soigne les premiers et donne aux seconds de grandes responsabilités aussi bien dans la production économique que dans la défense du village.
C'est pourquoi, et c'est l'une des grandes forces du film, Miyazaki, à l'image du héros Ashitaka se refuse à choisir un camp. Il recherche le dialogue, l'équilibre, la cohabitation pacifique. Et pour cause, à l'image de San, fille de la forêt élevée par une louve mais qui est humaine, ces deux mondes en conflit sont en réalité inextricablement liés. Lorsque Dame Eboshi décapite le dieu-cerf qui est le principe d'équilibre entre la vie et la mort pour offrir l'immortalité à l'empereur, ce qui reste de l'entité divine détruit aussi bien la forêt que les constructions humaines (une image évidente de l'apocalypse). Quant à Dame Eboshi, elle paye ce geste de la perte d'une part d'elle-même puisque elle y laisse un bras. A l'inverse, les efforts de San et d'Ashitaka pour réunifier le dieu-cerf sont récompensés par la guérison du mal qui gangrenait leur corps. Mais en dépit de leur amour qui les lie, chacun vivra dans son monde sans pouvoir espérer les réunir. Et tout est à reconstruire. Si la civilisation repart de zéro, la fragilité de la renaissance de la forêt est telle qu'elle reste ambiguë: le petit Kodama est-il un rescapé ou le premier rejeton d'une ère nouvelle?
Comme Kubrick, Miyazaki n'a réalisé que des chefs-d'oeuvre au prix d'une certaine parcimonie (13 long-métrages pour Kubrick, 11 pour Miyazaki à ce jour). Aucun de ses films ne peut être qualifié de "mineur", même ceux qui comme Ponyo semblent simples et "enfantins".
Comme la plupart de ses autres films, Ponyo dépeint un univers profondément animiste où les forces de la nature malmenées par l'homme se rappellent brutalement à son souvenir avec le déclenchement d'un cataclysme. Mais Miyazaki n'est pas belliciste. C'est bien pour cela d'ailleurs que le seul personnage qui éprouve du ressentiment, Fujimoto le sorcier est désavoué. Sa "Brünnhilde", un poisson rouge quelque peu hybride tombe amoureuse d'un petit humain Sosûké qui l'a renommée "Ponyo". Après avoir léché son sang et mangé du jambon, deux actes à forte symbolique autour du thème de la pureté et de la contamination, elle choisit de se métamorphoser en petite fille pour aller vivre avec lui en s'appropriant les pouvoirs magiques de son père. Par conséquent sa chevauchée des Walkyries sur le dos des vagues-poissons relève de la joie et non de la colère. Même si l'énergie phénoménale qu'elle utilise met l'humanité et son propre avenir en jeu, sa confiance est récompensée contrairement au conte d'Andersen dont le réalisateur s'inspire, une autre marque d'hybridité typiquement miyazakienne. Il y a également la réconciliation des générations, le film mettant en scène des enfants, des parents et des vieillardes dans une maison de retraite que le tsunami (c'est à dire le contact avec les pouvoirs magiques de Fujimoto) vont régénérer. Il est enfin intéressant de souligner la manière dont Miyazaki dépeint les relations entre les sexes. Si l'on retrouve le schéma traditionnel de l'homme en mer et de la femme s'occupant du foyer en plus de son travail, Lisa casse l'image que l'on se fait d'une femme traditionnelle notamment de par sa façon de conduire très casse-cou.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.