"Les Disparus de Saint Agil" sorti à la fin des années 30 appartient à un genre qui faisait fureur à l'époque dans le cinéma français, celui du film de pensionnat (pour n'en citer que quelques uns: "Zéro de conduite" (1933), "Merlusse" (1935), "La Cage aux rossignols" (1944) etc.). Ici cependant, le pensionnat devient la la métaphore d'une France xénophobe et repliée sur elle-même. Les professeurs ont des attitudes plus rances les unes que les autres, résumées par celui qui proclame que "Bons ou mauvais, c'est toujours avec les étrangers que nous auront la guerre" (le film est rempli de punchlines bien senties écrites mais non signées d'un certain Jacques PRÉVERT dont les idées antimilitaristes et antifascistes imprègnent le film). Bien que l'action se situe à la veille de la première guerre mondiale, il est évident que le film fait allusion à l'imminence d'un nouveau conflit ce que nul ne pouvait plus ignorer en 1938. Et ce qui est remarquable, c'est que le réalisateur Christian JAQUE prend parti pour l'étranger et contre les français comme s'il avait senti que le sauvetage de la France ne viendrait pas pour l'essentiel de ses habitants de souche mais de l'extérieur. Comme s'il avait le don de prédire l'avenir, il rend hommage dans son film à la fois aux Etats-Unis et aux réfugiés allemands anti nazis alors qu'il n'est pas difficile de deviner que les enseignants du pensionnat sont de futurs collaborateurs en puissance. Il y en a même un, Lemel joué par Michel SIMON qui annonce bien la couleur brune avec sa petite moustache et sa frustration de peintre raté ^^^^.
L'hommage de Christian JAQUE est aussi bien dans le contenu du film que dans sa forme. Les trois membres de la société secrète des "Chiche-Capons", Baume, Sorgue et Macroy ne rêvent que de s'échapper du pensionnat pour aller aux Etats-Unis. En attendant de s'évader pour de bon, ils quittent leur lit la nuit pour aller conspirer dans la salle de sciences naturelles sous l'orbite bienveillante du squelette Martin ^^. Il n'est guère étonnant que le quatrième membre de cette petite contre-société en rupture de ban devienne le professeur Walter qui bien qu'enseignant l'anglais symbolise l'Allemagne à travers son interprète, Erich von STROHEIM. Celui-ci est (ô surprise) la bête noire des autres professeurs et tout spécialement de Lemel. Dans une scène-clé, Walter propose aux enfants une dictée basée sur le livre de H.G. Wells "L'Homme invisible", métaphore de celui qui est rejeté par la société. Mais contrairement à Lemel qui est aigri et paranoïaque, Walter a conservé son âme d'enfant. Il est le seul membre de l'équipe à être capable de se mettre à leur place et à prôner des méthodes éducatives moins coercitives ce qui le fait encore plus mal voir des autres en le rendant décidément "inassimilable". En rejoignant les enfants, il choisit l'avenir alors que l'équipe professorale représente le passé gangrené par la haine et la corruption. Et Christian JAQUE d'appuyer cet hommage en situant son film à la lisière du fantastique avec des apparitions/disparitions inexpliquées qui donnent notamment au personnage joué par Robert LE VIGAN un caractère spectral (l'homme invisible, c'est lui!). La mise en scène suggère l'aspect quasi surnaturel de ces disparitions ainsi que les éclairages expressionnistes tout droit sortis des films muets allemands des années 20 qui rendent le pensionnat inquiétant et mystérieux, son prolongement étant le moulin dans la forêt, proche des contes de fées. D'autre part, le caractère policier de l'intrigue le rapproche aussi des films noirs américains qui étaient réalisés à la même époque.
Même dans les versions plus ou moins écourtées qu'il nous reste du troisième film de Erich von STROHEIM, ce dernier marque l'esprit. Il faut dire que Erich von STROHEIM qui une fois de plus est devant et derrière la caméra ainsi que l'auteur du scénario a vu les choses en grand: son film devait durer plus de six heures. Même à l'époque, cela ne passait pas auprès des studios avec lesquels il était en conflit. Dommage qu'il n'ait pas pu étendre son désir de contrôle à la production et distribution de ses films.
"Folies de femmes" est un film incroyablement moderne de par les thèmes traités mais aussi la manière de les traiter. Erich von STROHEIM est un moraliste (et non un moralisateur) dont le regard caustique est aussi réjouissant que percutant. Il rend visible les stigmates de l'après-guerre que ce soit la crise sociale ou les anciens combattants infirmes pour mieux souligner la facticité et le parasitisme du petit milieu mondain qu'il dépeint (Monte-Carlo, un paradis fiscal, rien de neuf sous le soleil). Un milieu oisif, corrompu et décadent obsédé par l'argent et le sexe. Erich von STROHEIM dans l'un des rôles les plus mémorables de sa carrière interprète Karamzin, faux comte russe ayant vraisemblablement usurpé ses décorations militaires mais vrai escroc et surtout redoutable prédateur sexuel. Dans le film, il court trois lièvres à la fois. Son oeil-caméra nous offre des plans voyeuristes saisissants des pieds et jambes de ses victimes (un fétichisme assumé que l'on retrouve de film en film) mais aussi du buste maté sournoisement à l'aide d'un miroir. La lâcheté du personnage n'a d'égale que sa perversion. Il n'attaque que des proies d'un statut social inférieur au sien ou bien handicapées (les premières victimes de viol encore de nos jours) ou endormies et isolées. Cette lâcheté combinée à son hypocrisie le rendent ridicule et pitoyable, sauf aux yeux de ses victimes qui se laissent prendre à ses larmes de crocodile (ou plutôt des gouttes de thé s'écoulant d'un bout de mouchoir caché dans sa main). Car le regard moraliste de Erich von STROHEIM trouve des relais dans le film auprès d'autres regards: celui du moine qui le prend en flagrant délit de tentative de viol et le tient en respect tout au long de la nuit, celui du soldat infirme et celui du faux monnayeur qui le remet à sa vraie place: dans l'égout.
"Maris aveugles" est le premier film réalisé par Erich von STROHEIM. Il est également l'auteur du scénario et l'un des acteurs principaux. Ainsi dès ce coup d'essai, il se révèle l'auteur complet de ses films avec une volonté de contrôle et des ambitions démesurées qui ne pouvaient qu'entraîner des conflits avec les studios. Heureusement pour ce coup d'essai encore relativement modeste, la seule concession qu'a dû faire Stroheim est de changer le titre initial "The Pinnacle" en "Maris aveugles", plus vaudevillesque mais prêtant moins à confusion (en anglais le mot pinacle a des sonorités proches du jeu de pinochle).
Le résultat est en tout cas remarquable. Ce qui frappe le plus, c'est la modernité du film, tant sur la forme que dans le fond. Billy WILDER avait dit à Erich von STROHEIM sur le tournage de "Boulevard du crépuscule" (1950) qu'il était en avance sur son temps. Au lieu de chercher à compenser la contrainte du muet par un jeu et des effets outranciers, Erich von STROHEIM utilise au contraire la force expressive du silence en mettant en valeur visuellement des acteurs au jeu dépouillé d'artifices. L'effet obtenu est puissant car les personnages deviennent extraordinairement expressifs avec une telle économie de moyens. La même logique est appliquée au décor, de plus en plus minéral et minimaliste au fur et à mesure qu'on se rapproche du fameux Pinacle.
Tout est donc en place pour une tragédie se jouant à huis-clos entre quatre personnages. Un couple désaccordé par l'attitude fuyante du mari qui visiblement a peur de l'intimité avec sa femme. Celle-ci se sent par conséquent délaissée. Un trouble-fête en la personne de von Steuben, officier autrichien arrogant et séducteur mi-Don Juan, mi-Valmont qui s'engouffre dans la brèche. Et enfin aux antipodes, Sepp le guide de montagne, ange gardien du couple et force de la nature dont les rares paroles viennent frapper au coin du bon sens les âmes égarées.
Le deuxième film hollywoodien de Wilder sorti pendant la seconde guerre mondiale brode une intrigue d'espionnage à partir de l'épisode de la guerre du désert qui opposa les allemands aux anglais pour le contrôle du canal de Suez, principale voie d'accès alliée aux colonies britanniques de l'Océan indien et à l'URSS. Mais le film est moins historique que propagandiste. Il s'agit surtout d'expliquer comment les alliés ont pu vaincre Erwin Rommel, l'un des plus brillants généraux nazis. L'intrigue est assez invraisemblable et fait penser à une série B. Mais la Wilder's touch relève l'ensemble. Le film s'insère parfaitement dans la thématique wildérienne déguisement-usurpation d'identité-quiproquo cette fois-ci à des fins dramatiques. Le rythme du film est très maîtrisé avec une situation de huis-clos tendu où le suspens est constant grâce à des rebondissements parfaitement calculés. La plupart sont introduits par Farid le maître d'hôtel qui joue un rôle clé. La photographie est superbe et Erich von Sroheim impérial dans le rôle de Rommel.
Film noir? Critique acérée du système hollywoodien? Film d'horreur expressionniste? Plongée dans l'univers des coulisses de l'industrie cinématographique et dans son histoire? Analyse d'une double démence? Boulevard du crépuscule est tout cela à la fois et plus encore: un grand film de vampires. Joe Gillis, petit scénariste criblé de dettes, sans envergure et sans principes est la proie désignée d'une vieille gloire du muet, Norma Desmond qui vit recluse hors du temps dans sa lugubre demeure des années folles. Dévorée par son personnage de cinéma, à la fois terrifiante et pathétique, Norma est persuadée qu'elle est toujours une star, une illusion entretenue par son majordome, ex-mari et ex-réalisateur Max, lui aussi "un peu fêlé". Norma n'a aucun mal à prendre Gillis au piège puis à le dévorer car il est faible et corruptible et éprouve pour elle un mélange inextricable de pitié, de fascination et de répulsion. Comme dans Assurance sur la mort, nous connaissons dès le début le sort tragique du "héros" et la suite en forme de flashback nous explique comment il en est arrivé là. Profondément morbide, le film est aussi un bijou d'humour noir. Pour ne citer qu'un exemple, l'arrivée de Gillis dans la maison de Norma donne lieu à un quiproquo grinçant. Max le prend pour un croque-mort venu enterrer le singe domestique de sa maîtresse et lui dit "si vous avez besoin d'aide pour le cercueil, appelez-moi." Gillis prendra la place vacante laissée par le singe (il deviendra le nègre puis le gigolo de Norma) et comme lui n'en sortira pas vivant.
La richesse de Boulevard du crépuscule c'est aussi la mise en abyme de l'industrie hollywoodienne avec un brillant jeu sur le vrai et le faux, la réalité et la fiction. Une grande partie du film se déroule dans les studios Paramount et l'on passe des bureaux des scénaristes et producteurs aux plateaux de tournage. De nombreux protagonistes jouent leur propre rôle. Gloria Swanson (alias Norma) se regarde jouer dans Queen Kelly, un film de 1929 réalisé par Erich Von Stroheim, réalisateur déchu en 1950 tout comme Max son personnage de majordome dans le film. Elle accueille également chez elle d'autres anciennes stars du muet dont Buster Keaton himself. Elle retrouve sur le tournage de Samson et Dalila le réalisateur Cecil B De Mille qui l'a effectivement dirigée dans de nombreux films. Lorsqu'elle est traquée à la fin par les pararazzis qu'elle prend pour une équipe de tournage, la chroniqueuse de potins people Hedda Hopper figure en tête de gondole. Et il y a de très nombreuses allusions aux autres réalisateurs et acteurs de cette période révolue (qu'ils aient réussi ou non leur reconversion): Mack Sennett, Charlie Chaplin, Rudoph Valentino, John Gilbert, Greta Garbo, Douglas Fairbanks, Adolphe Menjou, D.W Griffith etc.
D.W Griffith en quête de rédemption après Naissance d'une nation choisit de réaliser dès l'année suivante une superproduction encore plus pharaonique et ambitieuse avec quatre récits d'époques différentes s'entrecroisant autour du thème de l'intolérance combattue par l'amour. Bien que reliés par un leitmotiv, celui de la mère (Lilian Gish) au chevet du berceau de l'humanité, les quatre récits forment un ensemble assez disparate.
Les trois récits historiques (Chute de Babylone, trahison et crucifixion de Jésus et la Saint Barthélémy) traitent tous trois d'intolérance religieuse mais la primauté est donnée au premier récit en raison de son aspect spectaculaire. La reconstitution de la cour du palais du roi de Babylone avec ses 3000 figurants est grandiose. D'autre part aussi bien dans ce récit que dans celui de la Saint-Barthélémy, Griffith mêle la grande et la petite histoire de façon à accrocher l'intérêt du spectateur. La fille des Montagnes, un garçon manqué amoureuse du roi de Babylone qui l'a affranchie sert de fil conducteur au récit. Pour le 16° siècle c'est une fille protestante aux yeux bruns fiancée à un catholique qui a cette fonction. Les extraits des Evangiles en revanche servent juste à souligner tel ou tel aspect des autres récits.
Le quatrième récit, contemporain du film est très différent. Il n'évoque pas l'intolérance religieuse mais la lutte des classes (c'est à dire l'intolérance sociale). Il critique de façon virulente la morale bourgeoise et dénonce l'utilisation de la charité. Il montre que l'argent des bonnes oeuvres est pris sur les salaires des ouvriers, que les grèves sont réprimées dans le sang, que les chômeurs réduits à la misère des bas-fonds sont traités en criminels et que leur réinsertion est impossible. Là encore, Griffith illustre son propos en prenant un couple en exemple. L'homme qui a déjà purgé une peine de prison est condamné à mort pour un meurtre qu'il n'a pas commis, la femme est contrainte de confier son enfant aux dames des "bonnes oeuvres" qui jugent qu'elle n'est pas capable de l'élever. C'est le seul des quatre récits où l'amour triomphe de l'intolérance annonçant la fin et son message pacifiste alors que l'Europe était plongée en pleine guerre mondiale.
On retrouve toutes les qualités de ce réalisateur, par exemple l'utilisation brillante du montage alterné pour faire monter le suspens, particulièrement à la fin, du gros plan pour souligner l'expressivité ou un leitmotiv (les yeux bruns) ou encore une utilisation magistrale de l'espace, des décors, des figurants et des acteurs.
Considéré hier comme aujourd'hui comme le film matriciel de l'histoire du cinéma, cette fresque suscite le malaise en mélangeant reconstitution historique et vision occidentale du monde (messianique, christique, utopiste, raciste). En effet ce qu'il nous montre surtout c'est l'utopie de l'union des blancs (symbolisée par les mariages entre nordistes et sudistes) contre un bouc-émissaire: le monde noir, montré comme extérieur à la nation américaine. Une scène retirée au montage devait d'ailleurs montrer les anciens esclaves re-déportés en Afrique. Cette vision excède largement le racisme historiquement daté du livre de Thomas Dixon "The Clansman" dont le film est une adaptation. Obsédé par la pureté raciale, Thomas Dixon a une phobie du métissage que l'on retrouve dans le film où les mariages mixtes sont dépeints comme le mal absolu et où le noir fait figure de violeur en puissance de la virginité blanche. Il faut dire que la société esclavagiste et ségrégationniste des USA considérait qu'une seule goutte de sang noir faisait de vous un noir d'où la haine que suscitent les mulâtres, les personnages les plus négatifs du film. De même le KKK est une armée de chevaliers blancs bardé de rouge (défense de la pureté du sang blanc). Si ce racisme biologique a pris du plomb dans l'aile depuis la Shoah, ce n'est pas le cas du racisme historique. Il est encore largement répandu de nos jours dans nos sociétés post-coloniales (comme le montre le discours de Dakar de Sarkozy selon lequel "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire") et explique en partie la tolérance bienveillante que continue à susciter le film dont les noirs sont en réalité absents (car ce sont des blancs maquillés de noir qui jouent les rôles de premier plan). Les films pro-nazis de Léni Riefensthal qui présentent bien des points communs avec l'oeuvre de Griffith ne bénéficient pas d'une telle mansuétude. Pourtant ils allient les mêmes qualités cinématographiques (ce sont des chefs d'oeuvre artistiques) à une propagande idéologique à caractère racial. Le tout a assez de force pour séduire c'est à dire manipuler les émotions du spectateur.
Griffith voulait faire un film moins historique qu'allégorique c'est à dire hors du temps. Le problème est qu'au final il manipule l'histoire et les émotions du spectateur contraint de prendre fait et cause pour ces pauvres blancs opprimés par ces méchants noirs, et fait oeuvre de propagande en désignant une communauté opprimée comme étant l'incarnation du mal. Son film a notamment encouragé la renaissance du KKK en 1915.
Comme le dit Pierre Berthomieu dans son analyse des films de Zemeckis (qui détourne les images de chevauchée du KKK de naissance d'une nation dans Forrest Gump, autre fresque dans laquelle l'Amérique s'est reconnue mais qui elle donne la première place aux minorités) "aucune image n'est innocente." De fait naissance d'une nation est celui de la nation blanche la plus intolérante, une représentation que les USA se font d'eux-même qui occulte tout ce qu'ils doivent aux autres communautés.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.