Jane Eyre
Robert Stevenson (1944)
Si le Jane Eyre de Robert Stevenson est une incontestable réussite, en tout cas très supérieure aux "Hauts de Hurlevent" de William Wyler, c'est moins à son réalisateur (mineur) qu'il le doit qu'à l'impressionnante réunion de talents qui se sont penchés sur son berceau, véritable concentré de ce que les studios hollywoodiens (ici la Fox) ont pu produire de mieux durant leur âge d'or. Aldous Huxley (l'auteur du "Meilleur des mondes") au scénario, Bernard Herrmann à la musique, George Barnes, le chef opérateur de "Rebecca" de Alfred Hitchcock à la photographie et last but no least, la performance shakespearienne de Orson Welles dont l'influence sur le film dépasse d'ailleurs largement sa prestation d'acteur. C'est sa patte que l'on reconnaît sur la mise en scène avec une atmosphère ténébreuse et gothique, une entrée en scène opératique dans la brume, de nombreux éclairages expressionnistes, une utilisation de la profondeur de champ, de la plongée et de la contre-plongée et du positionnement des personnages dans le cadre traduisant les rapports de domination dans la lignée de "Citizen Kane". Joan Fontaine, parfaite dans ce genre de rôle renforce le lien que l'on peut établir entre cette adaptation du roman de Charlotte Brontë et celle du "Rebecca" de Daphné du Maurier. Le film devait d'ailleurs être produit à l'origine par David O' Selznick.
Il ne s'agit pas à proprement parler d'une adaptation fidèle puisqu'il a fallu condenser l'œuvre pour qu'elle tienne sur 90 minutes (la fin est d'ailleurs un peu précipitée et maladroite) mais l'essentiel y est, à savoir le caractère subversif de l'héroïne, reflet de celui de Charlotte Brontë. Jane est en effet une rebelle qui exprime sa colère devant les injustices qui lui sont faites, et ce dès sa plus tendre enfance. Par la suite, cette colère se transforme en une volonté farouche et indomptable. Charlotte avait titré une de ses œuvres "Tales of Angria" que l'on pourrait traduire par "Contes du royaume de la colère" ^^. Or la colère est aussi mal vue chez les femmes que les larmes le sont chez les hommes. A l'époque victorienne, c'était tout simplement une émotion qui faisait scandale lorsqu'elle s'exprimait chez une femme. Tout comme le fait de mener sa barque de façon indépendante ou de créer. Or Jane refuse catégoriquement le destin de recluse sous domination patriarcale qu'on veut lui imposer. Elle choisit une destinée d'homme, celle de partir seule en quête de sa place dans le monde, endurant des épreuves dignes d'un Bildungsroman au féminin. Et elle ose affirmer à Rochester qui est deux fois plus âgé qu'elle et d'un statut social supérieur qu'elle est son égale. D'ailleurs le fait qu'ils ne peuvent convoler que lorsque celui-ci est diminué physiquement a le même effet "anti-patriarcal".
"Jane Eyre" est aussi marquant par le fait qu'il met en scène dans le rôle de Helen Burns, l'amie de Jane à la pension Lowood la jeune Elizabeth Taylor qui n'était alors âgé que de 11 ans mais qui crevait déjà l'écran. Peggy Ann Garner s'en tire également très bien dans le rôle de Jane enfant. Grâce notamment à leur jeu et à la mise en scène occulte de Orson Welles ^^ (qui s'intéressait beaucoup au roman de Charlotte Brontë), les séquences résumant l'enfance de l'héroïne ne sont pas qu'un simple passage obligé mais acquièrent une dimension comparable (en miniature) à celle de la "Nuit du chasseur" de Charles Laughton.