Bien que "Les Fraises sauvages" soit tenaillé comme nombre de films de Ingmar BERGMAN par la contradiction entre pulsion de vie et pulsion de mort, c'est sans doute l'un de ses films les plus accessibles, l'un des plus humains et l'un des plus optimistes aussi. Bien que le personnage principal, Isak Borg (dont les initiales renvoient comme un miroir à un autoportrait déguisé du cinéaste) soit décrit comme un fossile fâché avec la vie, tourmenté par de terribles cauchemars et de pénibles souvenirs, c'est le mouvement de la vie qui l'emporte. Plutôt que de prendre l'avion pour rejoindre Lund où doit se tenir la cérémonie de son jubilé, il a l'idée salvatrice de faire le trajet en voiture. Trajet ponctué de rencontres symboliques qui apparentent le film a un road-movie avant la lettre. Isak est accompagné par sa belle-fille Marianne (Ingrid THULIN) qui est elle-même tiraillée entre son amour pour Evald, le fils d'Isak qui s'avère être son double rajeuni et l'horreur que lui inspire les difficultés à vivre et à aimer de la famille Borg qui flirte ouvertement avec les tombeaux. Ils croisent d'abord un joyeux trio d'auto-stoppeurs qui représente la part lumineuse de la vie d'Isak, quand il était jeune et amoureux de sa cousine Sara qui lui a préféré son frère moins guindé, Sigfried. L'auto-stoppeuse s'appelle d'ailleurs elle-même Sara et elle est jouée par la même actrice, Bibi ANDERSSON. Avec eux, c'est la vie et la lumière qui entrent dans la voiture et on pense forcément aux baladins du film "Le Septième sceau" (1957). Mais peu de temps après, ils manquent se faire renverser par un couple en crise, rempli de haine l'un envers l'autre que Marianne a la bonne idée de chasser hors de la voiture avant qu'ils ne les contaminent de leur fiel. Si Isak a raté sa vie sentimentale en perdant les femmes de sa vie à force de les mettre à distance, Marianne espère encore sauver son mariage avec Evald et parvenir à le rattacher à la vie avec l'enfant qu'elle porte. Et Isak d'essayer de sauver ce qui peut l'être pour adoucir le temps qui lui reste à vivre. La magnifique prestation de Victor SJÖSTRÖM, grand réalisateur scandinave au temps du muet dans le rôle de Isak confère au personnage une grande humanité et le rend infiniment attachant en contradiction avec la mauvaise image qu'il véhicule auprès de son entourage. Il faut voir ses traits s'affaisser quand Marianne lui dit que son fils le hait ou au contraire s'éclairer quand Sara l'auto-stoppeuse lui procure spontanément de l'affection.
Attention, film historique! "Larmes de clown" est le premier film produit par la MGM qui vient alors tout juste d'être fondée. C'est donc le premier film précédé du célèbre logo du lion pas encore rugissant (film muet oblige!). C'est aussi le premier film important réalisé par Victor SJÖSTRÖM aux Etats-Unis après une brillante carrière en Suède commencée 12 ans plus tôt. Et le casting brille de mille feux entre la prestation magistrale de Lon CHANEY et le duo de jeunes premiers joués par John GILBERT et Norma SHEARER futures stars de la MGM.
Le film est une allégorie cynique de l'homme et de la société. "Rira bien qui rira le dernier" est sa devise. Plus les malheurs s'abattent sur les personnages, plus le clown rit fort en regardant le monde tourner. Car celui-ci est dépeint comme un grand cirque dominé par les passions tristes que sont l'argent, le pouvoir et le sexe-possession. Le héros à l'image de Lon CHANEY est une gueule cassée qui n'a jamais pu intégrer les règles du jeu d'un monde dénué de valeurs morales et peuplé de pantins aussi creux intérieurement qu'insatiables dans leur besoin de se repaître du malheur des autres. Comble de l'ironie, c'est un scientifique qui travaille sur les origines de l'homme mais qui après s'être fait voler son travail, trahi par sa femme et son mécène se reconvertit en clown masochiste, véritable victime expiatoire de la société. Ce qui figure dans ses documents de travail, nous ne le saurons jamais mais c'est son expérience de la vilenie humaine qui est la plus parlante. Il fait figure de dindon de la farce, obligé d'encaisser les gifles avec le sourire de peur d'être obligé d'en pleurer. Fort heureusement le masque du clown lui permet aussi de jouer les deux ex machina, de rétablir la justice et de trouver la paix. Ceux qui l'ont bafoué ne finissent en effet pas mieux lotis: son épouse vénale et adultère se fait larguer comme une vieille chaussette après avoir été payée pour ses services, le père tout aussi vénal de la jeune fille qu'il aime finit dans la gueule du lion (l'animal totem de la MGM ^^) ainsi que l'infâme Baron séducteur et corrupteur.
"Larmes de clown" a eu une influence majeure sur les derniers films de Charles CHAPLIN. Il est probable qu'il y ait puisé l'idée du globe pour "Le Dictateur" (1940) alors que le vieux clown qui se sacrifie sur scène pour permettre l'envol de l'être aimé fait penser à "Les Feux de la rampe" (1952).
Deux ans avant "Le Vent" (1928), Victor SJÖSTRÖM réalisait un autre chef d'œuvre du cinéma muet avec le tandem Lillian GISH et Lars HANSON. L'histoire est tirée d'un roman de Nathaniel Hawthorne publié en 1850 et a un caractère fondateur à plus d'un titre. C'est l'un des premiers romans de la littérature américaine et il retourne deux siècles en arrière sur les conditions dans lesquelles ont été fondées les 13 colonies. Non sur des valeurs humanistes mais sur le fanatisme religieux et ses soubassements patriarcaux. Les premiers colons étaient en effet des puritains et parmi eux, il y avait l'ancêtre de Nathaniel Hawthorne comme il s'en explique dans la préface:
« Plus de deux siècles se sont maintenant écoulés depuis que le premier émigrant britannique portant mon nom arriva sur ces côtes … Sa figure, investie par la tradition familiale d’une sombre grandeur, faisait partie de mon imaginaire d’enfant aussi loin que je m’en souvienne. Elle me hante encore … Arrivé avec sa bible et son épée, il fut soldat, législateur et juge ; il possédait tous les traits de caractère d’un puritain, les meilleurs comme les pires. Il fut également un persécuteur sans merci comme peuvent en témoigner les Quakers qui se souviennent encore de sa dureté envers une des femmes de leur secte … Le fils de cet ancêtre qui avait hérité de ses traits de caractère fut tellement impliqué dans la persécution et le martyre des sorcières [de Salem] qu’on peut dire que leur sang a laissé sur lui une tache indélébile … »
"La lettre écarlate" est donc avant tout un pamphlet virulent contre le puritanisme de l'époque coloniale, son intolérance et son hypocrisie. Et c'est aussi un grand plaidoyer féministe toujours d'actualité. Dans la première image du film Victor SJÖSTRÖM oppose un arbre fleuri symbole de vie et de fertilité au premier plan à une sinistre prison en arrière plan qui vaut pour la ville de Boston tout entière et ses pères puritains geôliers. Il dresse un tableau de ce puritanisme qui n'a rien à envier à celui de l'islamisme radical tel qu'on a pu l'observer par exemple en Afghanistan au temps des talibans. Tous les extrémismes religieux se rejoignent dans leur haine (et leur peur) de la nature humaine. Jugez vous-mêmes: la jeune Hester Pryne (Lillian GISH) se retrouve clouée au pilori en place publique parce qu'elle a couru pour rattraper son oiseau qui s'était envolé hors de sa cage. De plus, l'oiseau est accusé de détourner les fidèles de Dieu parce qu'il chantait et en courant, la coiffe d'Esther a glissé, révélant sa chevelure tentatrice. Eliminons donc les femmes et les oiseaux puisqu'on ne peut les enfermer dans une cage! Très symbolique, cette scène d'introduction oppose une société répressive qui stigmatise et châtie le moindre débordement (y compris anodin tel qu'un éternuement en plein office) à la spontanéité de la jeune femme coupable de ne pas réfréner ses instincts naturels. Pourtant tout avait été fait pour la mater dès le plus jeune âge, son père ayant veillé à la marier de force avec un homme plus âgé. Mais comme ce dernier semble s'être évanoui dans la nature, elle a repris sa liberté. Car contrairement au pasteur (Lars HANSON) qui fuit, dissimule et se mortifie, elle assume fièrement cet amour qualifié d'adultère et donc frappé du sceau de l'infamie. Car si elle a les hommes contre elle, elle est en phase avec ses désirs profonds et la nature est de son côté. C'est dans la forêt lors de scènes renversantes de beauté que cet amour s'épanouit. C'est dans cette même forêt qu'elle affirme sa révolte, envoyant la marque infamante valser au loin et libérant encore une fois ses cheveux alors que le pasteur préfère se morfondre plutôt que de s'évader avec elle. On comprend en quoi Hawthorne a inspiré D.H. Lawrence avec ces femmes mal mariées qui secouent le joug du patriarcat en se connectant à la nature et en se réappropriant leur corps.
Au XIX° siècle, Letty (Lillian GISH) est une jeune femme raffinée et coquette qui quitte le cocon de sa Virginie natale pour se rendre dans le ranch de son cousin situé dans le Far West. Un autre monde, un monde encore indompté, rude, âpre et sauvage auquel elle n'est pas préparée. Dans ce monde, le vent est omniprésent, lancinant, obsédant, il dicte sa loi aux hommes lorsqu'il prend l'aspect de violentes tornades ou lorsqu'il s'infiltre insidieusement dans le train et dans la maison qu'il recouvre de poussière. On ne l'entend pas, on le sent, on le ressent grâce à la puissance expressive des images et de la musique. L'omniprésence du vent et de la poussière dans le film est une traduction de cette prise de pouvoir de la nature sur la culture et du glissement imperceptible de la réalité vers les profondeurs de l'inconscient, le film se situant à la lisière du fantastique et prenant la forme d'un long rêve éveillé.
Au contact de cette nature déchaînée Letty "s'ensauvage" et libère ses émotions profondes et ses pulsions enfouies: la métaphore de la chevelure dénouée et du pistolet chargé se rejoignent dans le même maelstrom de désir et de mort, les deux mystères les plus insondables de la nature humaine. Elle affronte également au corps à corps celles des autres qui se révèlent dans toute leur crudité: la jalousie viscérale (la carcasse qu'elle vide est tout à fait éloquente) de la femme de son cousin (Dorothy CUMMING) et la bestialité de Roddy (Montagu LOVE), le vendeur de bétail (!) dont l'apparence avenante cache un féroce prédateur. A l'inverse, Lige (Lars HANSON), le cow-boy frustre qu'elle épouse par défaut dissimule sous sa gaucherie une noblesse d'âme insoupçonnée. C'est lorsqu'il veut l'aider à reprendre sa liberté qu'elle s'attache à lui et tente de dompter sa peur (du vent, des chevaux, de la sexualité). Car ne voir que bassesse, noirceur et tragédie dans ce film c'est passer à côté de son autre dimension. La nature se nourrit de l'équilibre des contraires si bien qu'en accepter le versant négatif permet d'accéder également au versant lumineux. "Le Vent" n'est pas qu'un déchaînement de pulsions c'est aussi un grand film d'amour. Un amour qui ne peut s'épanouir que dans le renoncement à la possession. Il est une élévation, un dépassement de son petit moi égoïste pour embrasser l'infini du cosmos. Letty aurait pu ne pas survivre à l'épreuve, perdre la raison et errer dans le désert Mojave comme Travis dans "Paris, Texas" (1984). C'était la première fin envisagée. Mais la voir ouvrir grand sa porte et écarter ses bras pour accueillir la force du vent à la manière de la figure de proue du "Titanic" (1997) est tout aussi puissant.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.