On colle à E.T. l'étiquette de "film pour enfants" mais c'est avant tout un grand film humaniste. Steven Spielberg a pris à contrepied la majeure partie des œuvres de science-fiction où les extraterrestres jouent le rôle de bouc-émissaire en endossant la part monstrueuse en nous que nous ne voulons pas assumer.
L'extraterrestre est le plus souvent une variante de la peur de l'autre. Il est associé au thème fantasmatique de l'invasion que ce soit dans la "Guerre des mondes" de H.G. Wells ou la série des années 60 "Les Envahisseurs" (génialement détournée par les Inconnus dans les années 80 pour dénoncer la peur des migrants, la soucoupe volante devenant un couscoussier puis un bol de riz). Spielberg retourne complètement ce schéma. E.T. n'entre dans la maison que parce qu'il y est invité par Elliott qui l'abrite ensuite dans sa chambre, au milieu de ses peluches. Il y a bien des scènes d'invasion dans le film mais les prédateurs sont des hommes adultes chargés d'espionner la maison d'Elliott puis de l'envahir pour s'emparer de force de l'extraterrestre. Des adultes dont l'inhumanité est soulignée par l'absence de visage. Le haut de leur corps est coupé par une caméra qui filme à hauteur d'enfant (et E.T. est lui-même à cette hauteur) puis celui-ci est dissimulé par un casque de cosmonaute.
Le visage étant le principal vecteur des émotions, on en déduit que Spielberg oppose des adultes mutilés par leur perte de contact avec elles (le symbole des clés accrochées à la ceinture d'un des chercheurs est à ce titre révélateur ainsi que celui des armes dans la version de 1982 et des talkies walkies dans la version retouchée de 2002) à des enfants encore intacts, capables de se connecter aussi bien à leur intériorité qu'au monde qui les entoure. Le thème des enfants extralucides face à des adultes aveugles a souvent été traité au cinéma des Ailes du désir de Wim Wenders (seuls les enfants voient les anges) à Mon voisin Totoro d'Hayao Miyazaki (seuls les enfants voient les esprits de la forêt). Comme chez le réalisateur japonais, capacité d'empathie et respect de la nature sont indissociables. Elliott ressent toutes les émotions de E.T. et libère les grenouilles sur le point de faire les frais du cours de dissection. C'est bien lui Adam, l'homme créé à l'image de Dieu que Michel-Ange a immortalisé au plafond de la chapelle Sixtine par des doigts qui se touchent, iconographie reprise par l'affiche et mêlée à la magie des débuts du cinéma (la lune de Méliès).
Lorsque l'artiste plasticien Takashi Murakami a exposé ses œuvres dans les grands appartements et la galerie des glaces à Versailles en 2010, les dents ont grincé. D'un côté le classicisme, la tradition, de l'autre l'art contemporain inspiré de l'esthétique manga avec ses personnages acidulés et kawai, le choc des cultures était assuré.
Or c'est à cette même période que "Summer Wars", le deuxième long-métrage d'auteur de Mamoru Hosoda arrive chez nous, suscitant sur le moment des avis plutôt mitigés voire négatifs, notamment sur le graphisme d'Oz, l'univers virtuel, proche de celui de Takashi Murakami. Hosoda a été depuis reconnu en France comme un auteur majeur de l'animation japonaise avec "Ame et Yuki, les enfants-loups" et par conséquent "Summer wars" a été réévalué.
L'un des thèmes centraux de "Summer Wars" est la confrontation entre la tradition et la modernité. Le titre fait allusion aussi bien aux guerres féodales entre samouraï et shogun qu'à la cybercriminalité contemporaine. Il contient en plus un paradoxe qui annonce son caractère fondamentalement divertissant, l'été étant plus propice à la farniente qu'au combat.
La tradition est incarnée par le clan Jinnouchi, une très vieille famille vivant près de Nagano dans une immense demeure et s'étant réunie pour fêter le 90eme anniversaire de leur bisaïeule. Leur histoire reflète celle du Japon: guerriers samouraï au Moyen-Age, ils se sont reconvertis en marchands de soie sous l'ère Meiji avant d'être ruinés par leur de leurs membres. Lorsque le héros, Kenji débarque dans cette immense famille, il découvre que ses membres exercent des métiers variés: pêcheur, policier, joueur de baseball, informaticien etc.
Face à la tradition, la modernité est incarnée par Kenji mais aussi par le monde virtuel d'Oz. Kenji est un jeune lycéen japonais surdoué en mathématiques. Il vit dans un petit appartement, sa famille, vraisemblablement réduite brille par son absence et il passe l'essentiel de son temps à geeker. C'est par lui que l'on découvre que le web est devenu un véritable monde parallèle dans lequel chaque personne possède un avatar, peut travailler, acheter, jouer comme dans le monde réel. Mais une nuit, il craque sans le savoir le code d'Oz, permettant à une I.A malveillante, "Love machine" de s'emparer de façon exponentielle des comptes utilisateurs de particuliers mais aussi d'entreprises et d'administrations. La société réelle est totalement désorganisée ce qui révèle sa dépendance vis à vis des hautes technologies (la réalité a depuis rejoint la fiction avec le logiciel wannacry qui a touché une grande partie du monde et désorganisé des pans entiers de l'économie et de la société). Love machine n'a plus qu'à programmer la fin du monde en faisant tomber un satellite artificiel sur une centrale nucléaire.
Tradition et modernité s'entremêlent lorsqu'on découvre que le créateur de la Love machine est Wabisuke, le vilain petit canard du clan Jinnouchi, marginalisé par son origine illégitime et que la maison du clan est dans le périmètre de chute du satellite. Cette opposition entre une menace planétaire et un point de vue domanial fait penser à "Mélancholia" de Lars Von Trier. On pense aussi un peu à "Matrix" (même si Oz à l'image de sa référence magique est autrement plus coloré et joyeux que l'alignement austère de chiffres sur fond vert de la matrice.) et à "Docteur Folamour". Les spécialistes des mangas et jeux vidéos penseront eux plutôt aux "War games."
Les thèmes sont graves mais le ton reste léger car l'humour est omniprésent et le rythme, très enlevé sans parler du graphisme. C'est frais et pétillant comme une boisson estivale!
Charcuterie et poésie au menu tout est dit. Mais quel film, quelle pépite que ce premier long-métrage de Jeunet et Caro que je ne me lasse pas de voir et de revoir. C'est comme si Brazil de Terry Gillam avait rencontré Le Jour se lève de Marcel Carné dans les vignettes BD d'un Métal Hurlant. Et ce qui enchante c'est cette créativité débridée alliée à une précision millimétrée, le tout baignant dans une image aux teintes jaune-orangée signée Darius Khondji.
Nous sommes dans un univers rétrofuturiste situé quelque part entre la seconde guerre mondiale et un futur post apocalyptique. Une sorte de décor steampunk à la sauce Front populaire avec un panel de "gueules" d'ordinaire reléguées aux rôles de troisième couteaux mais qui ici dévorent l'image d'autant plus qu'elles sont filmées très souvent en courte focale. Toutes sont affublées de métiers surréalistes. C'est Jean-Claude Dreyfus le boucher spécialiste du découpage d'humains en rondelles, Ticky Holgado en M. Tapioca recycleur d'objets loufoques, Rufus en frère Kube fabricant de boîtes à meuh!, Howard Vernon en M.Potin éleveur d'escargots, le tordant couple bourgeois Interligator (Sylvie Laguna et Jean-François Perrier) dont l'épouse invente des dispositifs plus complexes les uns que les autres pour tenter de se suicider et enfin l'homme à tout faire en sursis, Louison (Dominique PINON) un ancien clown qui enchante tout ce qu'il touche à commencer par Julie (Marie-Laure Dougnac), la douce fille de l'ogre Dreyfus. A cet inventaire déjà fourni viennent s'ajouter les troglodistes, espèce de résistants végétariens vivants dans les égouts et leur pire ennemi, le facteur (Chick Ortega), un fasciste à grosses bottes et révolver mis KO par deux enfants farceurs (quelle belle idée!)
Le film est un quasi huis-clos, se concentrant sur sa micro-société répartie dans les différents étages de l'immeuble. Un immeuble qui est bien plus qu'un décor. Comme chez Terry Gillam, l'obsession pour les conduits et les tuyaux en fait un organisme vivant. De même que les nombreux objets qui grincent, couinent, crient en parfaite synchronisation. L'immeuble fonctionne comme une souricière mais il est si délabré qu'il suffit d'une salle de bains remplie d'eau (qui fait penser au Testament du Dr Mabuse de Fritz Lang) pour provoquer le déluge salvateur.
La première réussite de Blade Runner, c'est l'œuvre dont elle s'inspire, le roman de SF Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques? de Philip K. Dick sorti en 1966. Le film lui est d'ailleurs dédicacé, K. Dick ayant disparu peu avant sa sortie. Si le film par bien des aspects s'écarte du livre, il en conserve l'esprit. Dans les deux cas, nous sommes plongés dans une cité labyrinthique post-apocalyptique (San Francisco dans le livre, Los Angeles dans le film) où le vivant s'est considérablement raréfié à cause des radiations et de l'émigration sur d'autres planètes. Ceux qui restent sont des dégénérés isolés qui n'ont pas le droit d'émigrer (John R. Isidore dans le livre, J.H Sebastian dans le film) ou des gens qui comme Deckard ont choisi de rester en dépit de l'atmosphère inhospitalière. Ils font figure de derniers retranchés dans un monde qui se meurt. Le livre comme le film jouent beaucoup sur le brouillage des frontières entre le vivant et la réplique artificielle. Si la lutte contre la disparition de la faune naturelle est beaucoup plus développée dans le livre que dans le film, l'angoisse du remplacement des humains par des androïdes est au cœur des deux œuvres. D'où la mission quelque peu désespérée des Blade Runner: les empêcher de venir sur terre pour s'y infiltrer et se substituer à eux. D'autant que derrière cette mission se profile une autre question qui est l'interrogation sur ce qu'est l'humanité et quelle est sa différence avec des androïdes (réplicants dans le film) dont le degré de perfectionnement oblige pour les distinguer à faire des tests sophistiqués sur les capacités d'empathie mesurables par l'élévation de la température de la peau ou la dilatation de l'iris. Le film va d'ailleurs encore beaucoup plus loin que le livre qui maintenait une différence ontologique entre humains et androïdes et empêchait l'empathie d'advenir entre eux. Le comportement de Deckart dans le film (Harrison Ford dans l'un de ses meilleurs rôles) est si désabusé et cynique, sa vie est si vide d'humanité qu'il n'est pas difficile de jeter le trouble sur sa véritable identité (au fil des remaniements du film, les doutes sur la véritable nature du Blade Runner n'ont d'ailleurs cessé de grandir). Par conséquent sa relation avec Rachel, l'androïde qui s'ignore et qui possède une mémoire implantée s'en trouve considérablement modifiée. Il n'est pas interdit de penser que Rachel est le double féminin de Deckart (la licorne de son rêve possiblement implanté?)
Outre ce scénario de grande qualité, l'autre atout majeur qui a fait de Blade Runner un film incontournable de l'histoire du cinéma est sa totale réussite visuelle qui continue de fasciner et d'inspirer les cinéastes plus de 30 ans après sa sortie. A mi chemin entre la démesure d'un décor à la Metropolis et l'atmosphère oppressante d'un film noir des années 40, Blade Runner impose comme une évidence la cohérence d'une architecture rétrofuturiste qui n'a rien d'évident, mélange de mégapole asiatique, de pyramides mayas, de puits pétroliers en feu, d'aquarium géants, d'immeubles de différentes époques. Cet empilement a pour but de montrer que dans une planète abandonnée on ne créé plus, on recycle au milieu des ordures. Mais son aspect hétéroclite est harmonisé par une atmosphère hypnotique incroyable se composant d'une dualité parfaitement équilibrée. D'un côté l'impression de baigner en permanence dans un cloaque nocturne et pluvieux, de l'autre d'être au ceour d'un ballet de lumières faites de néons, de spots publicitaires géants et de faisceaux trouant la nuit.
Orange mécanique (dont le titre en VO est encore plus évocateur "A Clockwork orange") repose sur une mise en scène magistrale privilégiant la répétition et la symétrie, l'ensemble formant un cercle ou un cycle comparable à celui d'une horloge. Le cercle apparaît d'ailleurs en tant que tel dans la cour de la prison où les détenus sont condamnés à tourner en rond. Et pour parachever la parfaite circularité de son film, Kubrick n'a pas hésité à changer la fin du livre d'Antony Burgess dont il s'inspire. Au lieu de se ranger de façon linéaire Alex retourne à la case départ, pour un nouveau petit tour de manège ou plutôt de rodéo avec les autorités.
Le film est construit en trois parties d'importance équivalente et qui se répondent en miroir. La première partie montre les agissements criminels d'Alex et de sa bande qui se comportent en véritables barbares des temps modernes. La deuxième nous montre l'incarcération d'Alex dans un centre pénitentiaire et sa terrifiante "rééducation" à l'aide de la méthode pavlovienne Ludovico. La troisième, construite en parfaite symétrie avec la première montre Alex désormais sans défense livré en pâture à ses anciennes victimes qui se comportent à leur tour en bourreaux. La symétrie est soulignée de manière frappante par la répétition des mêmes plans. Ainsi les nombreuses plongées et contre-plongées soulignent les rapports de force de manière spectaculaire. Dans première partie, Alex est vu en contre-plongée ce qui souligne son sentiment de toute puissance alors que dans la deuxième et troisième il est aux pieds de ses nouveaux maîtres tout puissants que nous voyons à leur tour en contre-plongée. Le travelling latéral dans la maison de l'écrivain que nous voyons par deux fois a pour fonction de nous montrer le changement de son état psychologique. Dans la première partie (avant l'agression), il nous dévoile sa femme sortant d'un siège-cocon et dans la troisième (après l'agression), un bodyguard faisant des exercices de musculation à l'emplacement exact où se trouvait sa femme. Autre dispositif récurrent, le gros plan suivi d'un travelling arrière se terminant sur un plan d'ensemble. Le gros plan met en lumière l'absence d'humanité des personnages dont les visages se réduisent à des masques grimaçants (un caractère commun à de nombreux films de ce cinéaste) alors que le plan d'ensemble a pour but de confirmer que dans la société dystopique qui nous est présentée les êtres humains sont devenus des objets (les femmes-tables et femmes-fontaines du Korova milkbar en étant l'exemple le plus éclatant. Mais la boule de billard qui roule aux pieds de l'écrivain symbolise tout autant ce que représente Alex pour lui: un pion.) On peut en dire autant en ce qui concerne la musique, des airs très connus, tournant en boucle mais pervertis. "Singin in the rain" n'est plus un hymne à la joie mais au sadisme, "Funeral of Mary Queen" de Purcell tordue par le synthétiseur prend une tonalité inquiétante et la "Neuvième symphonie" de Beethoven n'est plus qu'un instrument de torture.
Si l'on peut discuter de la pertinence aujourd'hui de l'esthétique années 70 du film ("vieilli/rétro"? "pop"? "punk?), la mise en scène elle n'a pas pris une ride, pas plus que la musique ou l'interprétation mémorable de de Malcolm McDowell. Son personnage a l'âme totalement corrompue mais ses souffrances nous rappellent qu'il s'agit bien d'un être humain. Et c'est bien la question humaine confrontée à la machine politico-judiciaire (et par extension, aux systèmes totalitaires) que pose Kubrick. De même que le film a trois parties, il y a trois réponses possibles dans le film à la question de la délinquance juvénile: la coercition (symbolisée par une prison aux allures de camp militaire avec un gardien-chef fasciste qui préfigure l'instructeur de "Full Metal Jacket"), le lavage de cerveau (avec le conditionnement pavlovien préconisé par les scientifiques) ou bien l'idéalisme humaniste représenté par l'aumônier de la prison qui n'apporte pas de réponse mais se dresse contre des solutions éthiquement contestables "La vertu est un choix. Quand un homme ne peut plus choisir, il cesse d'être un homme." Ce à quoi les politiques lui répondent "L'éthique ne nous intéresse pas, ce qui nous intéresse, c'est la baisse de la criminalité. L'essentiel est que cela agisse." Et c'est aussi par ce questionnement moral que le film de Kubrick rejoint son titre. L'emprise de l'Etat sur les individus allié à une science sans conscience (comme dans "Docteur Folamour") produit une société de robots décérébrés. Incapables d'agir pour le pire comme pour le meilleur. Alex ne peut plus frapper, tuer et violer. Mais il ne peut plus non plus écouter la 9° de Beethoven. C'est ce qu'on appelle un "dommage collatéral."
Personnellement, je trouve que l'on est face à un film patchwork, un film puzzle, un film aux morceaux mal raccordés entre eux tant esthétiquement que narrativement ou même moralement. Spielberg a voulu rendre hommage à Kubrick qui était à l'origine de ce projet mais il l'a complètement dénaturé et rendu gentiment inoffensif voire mièvre. "S'il te plaît ma bonne fée bleue, fais de moi un vrai petit garçon." J'ai vu plus inspiré comme adaptation du conte de Collodi (Par exemple Fisher King de Terry Gilliam où Pinocchio devient le "gentil pote rital" de Jack, un animateur radio arriviste et cynique qui doit partir en quête du graal pour gagner son humanité).
L'I.A. est un des grands thèmes philosophiques de la science-fiction contemporaine car elle met en question notre propre humanité et son avenir. C'est un thème d'anticipation aussi vieux que l'homme puisqu'il plonge ses racines dans le mythe de Prométhée. Dans toutes les œuvres un peu subtiles qui abordent cette question, on se retrouve face à un dilemme. Soit on prive le robot d'humanité en le soumettant aux lois d'Asimov (qui était le premier à en montrer les limites et les contradictions) et on se retrouve face à une entité parfaite donc parfaitement inhumaine. Quel est l'intérêt de créer un robot à notre image s'il n'est qu'une coquille vide? Soit on le débride et on prend le risque qu'il devienne un danger pour l'homme. Dans A.I. on retrouve cette question lors de la création des "robots d'amour": "S'ils peuvent aimer, ils peuvent aussi haïr". Mais Spielberg n'ira pas plus loin que cette phrase alors que la transformation par le conditionnement pavlovien de l'homme en robot privé de libre-arbitre était au cœur d'Orange mécanique et que l'agonie de Hal 9000 était l'élément le plus humain de 2001 l'Odyssée de l'espace. On se consolera avec les scènes finales d'A.I. qui rappellent justement celles qui concluent 2001. Pour aller plus loin, beaucoup plus loin sur cette question on relira Pluto de Naoki Urasawa où un petit garçon robot trop parfait chargé de remplacer l'enfant décédé d'une famille (tiens, tiens) doit pour sauver le monde devenir pleinement humain c'est à dire prendre le risque du libre-arbitre et son possible basculement dans la haine. Mais comme le dit l'aumônier dans Orange mécanique "pas de moralité sans choix". Et j'ajouterai "pas de sens à l'existence sans choix".
Le voyage dans la lune c'est d'abord une image définie ainsi par Marc Caro " Le visage de la lune avec la fusée dans l'oeil est un peu la Joconde de l'art cinématographique ". Un symbole du septième art tout entier. Car Méliès n'est pas qu'un magicien. Il est aussi un conteur, un illustrateur, un explorateur, un inventeur et un acteur (le professeur Barbenfouillis, chef de l'expédition lunaire n'est autre que lui-même).
Le voyage dans la lune c'est aussi un jalon clé de l'histoire du cinéma. Pour l'époque, il fait figure de superproduction avec ses 14 minutes et ses 30 tableaux. Il condense tous les trucages expérimentés dans les films précédents. Il ose même un mouvement de travelling avant sur sa star lunaire qui anticipe de plusieurs années l'invention du langage cinématographique. Il pose les bases du cinéma de science-fiction en transposant au cinéma les œuvres des deux plus grands fondateurs du genre en littérature: Jules Verne (De la terre à la lune, 1865, Autour de la lune, 1870) et H.G Wells (Les premiers hommes dans la lune, 1901). Un film sur le mythe de la frontière, qui repousse les limites de son art et qui est par la suite devenu lui-même un mythe du cinéma.
Le voyage dans la lune c'est enfin une popularité et une postérité qui ne s'est jamais démentie, des cinéastes les plus accros aux effets spéciaux sophistiqués (comme Cameron ou Lucas) à ceux privilégiant une approche plus artisanale et surréaliste (comme Terry Gilliam et ses monarques sélénites à la tête dévissée dans le Baron de Münchausen en 1988). Scorsese réunit par conséquent les deux descendances dans son hommage à Méliès (Hugo Cabret, 2011). Machineries à rouages d'un côté, effets numériques de l'autre.
Mais le plus bel hommage, c'est une simple image, elle aussi devenue mythique "ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre". Celle d'un enfant et d'un extraterrestre passant devant la lune à bord d'une bicyclette volante (E.T. l'Extra-terrestre de Spielberg en 1982). Bouclant ainsi la boucle.
Appelle-moi plutôt Eugene, mon second prénom" dit Jérôme Morrow (Jude Law) l'homme génétiquement bien-né de la science à Vincent Freeman (Ethan Hawke) "l'invalide", le "dégénéré" fruit de Dame nature né avec entre autre une myopie et des problèmes cardiaques ne devant pas lui permettre de dépasser l'âge de 30 ans. Eugene ("bien-né" en grec) c'est l'eugénisme, la sélection génétique permettant de créer des êtres humains parfaits à qui les postes les plus élevés de la société sont réservés, les tâches subalternes étant dévolues aux imparfaits, tarés-ratés et autres "dégénérés". Une hiérarchie socio-raciale qui rappelle "Le Meilleur des Mondes" d'Aldous Huxley et s'inspire aussi de l'idéologie nazie laquelle aspirait à la pureté raciale par l'eugénisme. L'univers rétro-futuriste du film qui rappelle Brazil par son architecture démesurée et dépouillée et ses costumes et voitures des années 50 fait le lien entre les expériences du XX° siècle et l'anticipation d'un futur proche dystopique contre lequel Andrew Niccol (auteur également du scénario du remarquable Truman Show) appelle à résister.
Le facteur humain fait dérailler n'importe quelle machine bien huilée. L'homme est en effet pour reprendre l'expression de Sartre "condamné à être libre". Et c'est justement ce qu'est Vincent "Freeman". Un homme libre. Libre de se déterminer puisqu'il n'a pas été modifié par un programme génétique et formaté pour être le meilleur. Une croyance (une idéologie devrais-je dire) qui se heurte à la réalité. A savoir que l'homme ne peut être réduit à ses gènes et que la réussite tout comme l'échec a des causes immatérielles et incontrôlables. C'est la terrible désillusion vécue par Jérôme Eugene Morrow, homme génétiquement parfait programmé pour être un champion mais qui n'a jamais pu être que deuxième. Une désillusion qui lui a brisé les jambes. Ce qui lui a manqué, c'est la détermination de Vincent qui rêve d'aller dans les étoiles en devenant spationaute au sein du centre de recherches de Gattaca réservé aux jeunes gens dotés d'un patrimoine génétique supérieur. Une détermination qui le fait nager plus loin que les autres en dépit de ses problèmes cardiaques et traverser une route dangereuse alors qu'il n'y voit rien. C'est pourquoi Morrow ("lendemain") prête son corps à Vincent (c'est à dire ses fluides et ses cheveux pour déjouer les tests génétiques du centre) alors que Vincent lui prête son rêve c'est à dire redonne un sens à sa vie. A eux deux, ils recréent au delà de l'illusion d'un ADN irréprochable (le symbole de l'escalier) un être capable de soulever des montagnes pour s'élever au dessus de sa condition (le symbole de la fusée).
Histoire de rappeler que jamais la valeur d'un homme ne pourra être mesurée à la qualité de sa pisse.
Ghost in the shell est à la SF japonaise ce que Blade Runner de Ridley Scott est au cinéma occidental ou Neuromancien de William Gibson à la littérature: un pilier de la culture cyberpunk. A ceci près qu'il s'agit d'une œuvre de la première moitié des années 90 alors que Blade Runner et Neuromancien ont contribué à l'émergence 10 ans auparavant de cette nouvelle branche de la SF, dystopique et centrée sur les dérives des sociétés addicts à la technologie.
L'originalité profonde de Ghost in the shell est lié à la culture animiste nippone. Alors que chez Philip K. Dick (auteur du livre dont Blade Runner est l'adaptation), les androïdes sont perçus comme les ennemis des humains, alors que chez Asimov des lois les brident pour qu'ils restent des machines au service des humains, dans les œuvres japonaises ils peuvent se mêler aux humains voire devenir comme eux. En résulte toute une gamme de possibilités d'hybridations dont Ghost in the Shell se fait l'écho.
Ainsi le moment que je préfère dans l'anime, réalisé par Mamoru Oshii, c'est la séquence de début. Sur une musique envoûtante de Kenji Kawai "Making of Cyborg" mélange d'harmonies bulgares et d'ancien japonais (le Yamato) on voit naître sous nos yeux un être hybride. Une machine certes mais baignant dans un liquide amniotique et repliée sur elle-même en position fœtale. Motoko Kusagani surnommée "le Major" s'avère à l'image du film tout entier comme profondément duale. Machine à tuer aux ordres d'un côté ce qui donne lieu à de spectaculaires scènes d'action, être pensant rempli d'interrogations métaphysiques sur sa propre nature de l'autre ce qui donne lieu à de magnifiques scènes contemplatives (où revient le thème musical de départ et l'élément aquatique). Dans ce monde où la plupart des hommes se sont fait implanter des éléments cybernétiques dans le corps et le cerveau au point de pouvoir se faire hacker comme un ordinateur que signifie encore être humain? La réponse provient du "puppet master", un cybercriminel insaisissable qui s'infiltre dans tous les esprits et que poursuit sans relâche le Major "Ni la science ni la philosophie n'ont pu définir la vie. Je suis une entité vivante, pensante (...) mais incomplète. Il me manque la reproduction et la mort." Puppet Master (alias le marionnettiste) se définit comme Descartes "Je pense, donc je suis". Pourtant de son propre aveu il est incomplet. Plus encore qu'il ne le dit. Il lui manque en effet un corps (ce problème est résolu à la fin du film puisqu'il fusionne avec le Major) et surtout des émotions. Mais l'absence d'émotions est le point commun de tous les personnages du film, qu'ils soient davantage hommes ou davantage robots. La scène la plus emblématique à cet égard est celle où un éboueur manipulé par le marionnettiste découvre qu'on lui a implanté de faux souvenirs dans lesquels il a une femme et un enfant. En réalité il n'a personne.
C'est donc un monde totalement déshumanisé que dépeint Ghost in the Shell. Un monde sans amour, sans haine, sans tristesse et sans joie. Un monde sans nature. Un monde où les machines ont pris le pouvoir et les hommes, perdus leur liberté et leur identité. Un monde terrifiant et sans espoir. On comprend que Rupert Sanders ait tourné le dos à cette vision radicale pour le remake américain sorti en France le 29 mars. Il a voulu réinjecter de l'humanité à ce monde avec des liens filiaux, amicaux, amoureux, recréer une véritable hybridité ce qui avait du sens. Dommage qu'il l'ait fait de façon aussi maladroite.
Ghost in the Shell a eu un impact considérable dans les pays occidentaux. Tout comme Akira, il a contribué à faire émerger et apprécier un cinéma d'animation adulte dans des pays où celle-ci était cantonnée aux seuls programmes jeunesse. Il a surtout influencé tout un courant de la SF américaine (qui lui rend un hommage respectueux aujourd'hui). James Cameron, amoureux de profondeurs océaniques et de cyborgs ne pouvait qu'être fan de ce film. Quant aux frères Wachowski, ils ont trouvé le cocktail de la matrice directement dans Ghost in the shell.
Depuis la sortie du remake live made in US de Ghost in the Shell, les avis sont très partagés et s'expriment bruyamment (y compris lors de la séance à laquelle j'ai assisté. A peine le film terminé, deux pré-ados ont éructé à haute voix que "c'était nul, gros clichés, on aurait dû aller voir le dernier Kev Adams" alors que mes voisines étaient en revanche emballées). Les fans du manga cyberpunk, politique et philosophique de Masamune Shirow adapté en 1995 en anime par Mamoru Oshii ne sont pas les moins critiques mais ce n'est guère étonnant car un fan a tendance à s'approprier l'œuvre (ou plutôt la vision qu'il en a) et à crier à la "trahison" dès qu'une nouvelle version s'en écarte.
Personnellement, je n'ai pas trouvé la version de Rupert Sanders honteuse même si elle n'est pas transcendante non plus. Sanders tente un bel effort de vulgarisation et donc de démocratisation d'une œuvre complexe voire absconse quitte à parfois trop simplifier. L'héroïne n'est ainsi plus présentée comme un robot qui se pose des questions ("cogito ergo sum") mais comme une humaine "modifiée" qui cherche à retrouver ses souvenirs (son passé humain). Ce n'est pas une erreur car le Major Kusanagi (rebaptisée Mira Killian dans le film de Sanders) est un cyborg, un être hybride que l'on peut tirer sans faire de contresens dans un sens ou dans l'autre. Mais il est clair que le choix du réalisateur ratisse plus large que celui du mangaka. D'autre part beaucoup de personnages sont réduits à leur plus simple expression. J'avoue m'être demandé quelles étaient les motivations du méchant de l'histoire Cutter car elles sont trop simplistes pour être convaincantes. De même la scène entre Mira et sa mère est assez ridicule tant elle est invraisemblable et maladroite. Et je pourrais donner d'autres exemples du même genre. Mais ne chargeons pas trop la barque. Je suis d'accord avec l'avis d'un spectateur pour qui " si l'adaptation du manga culte est light, pour un blockbuster US actuel c'est beau et plein de réflexion." Les coquilles vides des superhéros made in USA ont en effet bien besoin d'un peu de cette anima venue du Japon. C'est déjà ça de pris.
Sanders réalise une œuvre sinon fidèle, du moins respectueuse. Les décors s'inspirent de ceux de Blade Runner de Ridley Scott ce qui est judicieux car Ghost in the Shell doit beaucoup de son existence à cette œuvre. Et Scarlett Johansson contrairement à ce qui a pu être dit un peu partout est parfaitement légitime pour jouer ce rôle. D'abord parce qu'il s'inscrit dans une lignée de films où l'actrice (toujours un peu "lost in Translation" in Tokyo) se dématérialise en mêlant humanité et technologie de façon symbiotique, accédant à une forme supérieure de conscience qui embrasse l'ensemble de l'univers (je pense en particulier à Her de Spike Jonze où elle "incarne" la voix d'un ordinateur et à Lucy de Luc Besson où boosté par une drogue expérimentale, son cerveau connaît une augmentation exponentielle de ses capacités). D'autre part on a longtemps reproché aux japonais de se représenter en anime avec des traits occidentaux (les fameux "grands yeux"), il est étrange de retourner ainsi ce reproche contre Scarlett Johansson jugée pas assez asiatique pour tenir le rôle. Cela en dit long sur les représentations bornées et pleine de préjugés des uns et des autres.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.