Un film dont le titre commence par "Comment" est parfois -mais pas toujours- une promesse comico-satirique. Exemple "Comment j'ai appris a surmonter ma peur et a aimer Ariel Sharon" (1997) ou dans le même genre "Docteur Folamour, ou : Comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe" ou encore "Comment reussir... quand on est con et pleurnichard" (1974), les exemples ne manquent pas. "Comment devenir cinéaste sans se prendre la tête" est un court-métrage malicieux et délicieux dans lequel Jacques ROZIER fredonne sa petite musique bien à lui, celle d'un cinéaste ne se prenant pas au sérieux et qui s'est toujours moqué des hiérarchies et des cases. Anticonformiste, "casseur de codes" dirait-on aujourd'hui, ses films sont plein de fraîcheur, d'humour et de fantaisie. On retrouve cette légèreté, cette liberté de ton dans ce modeste court-métrage hilarant volontairement réalisé comme une sitcom bas de gamme qui se compose de deux parties. Dans la première qui se déroule dans un appartement parisien, un couple de bourgeois (joués par Marie LENOIR et Henri GUYBET) tente de dissuader leur fille Agathe de se lancer dans ce métier "pas sérieux". Manque de bol, le technicien qu'ils ont recruté pour la raisonner (Roger TRAPP) est un amoureux du septième art qu'il traite avec le plus grand sérieux puisqu'il évoque le concours de la Fémis qu'il compare à Polytechnique ou Centrale. Les bourgeois en sont pour leur frais sous l'oeil rigolard de leur ami qui n'est autre que Roland TOPOR. Dans la deuxième partie, en bon passeur qu'il est, le technicien présente Agathe à Jean-Christophe AVERTY (dans son propre rôle) qui est en train de réaliser une émission de télévision. Un débat s'engage sur les mérites comparés du cinéma et de la télévision sous l'oeil de Agathe qui ne perd pas une miette de la "leçon". Car elle représente la nouvelle génération de cinéastes en herbe qui veut "changer les choses". Jacques ROZIER anticipe la féminisation de la profession et rappelle que faire du cinéma, ce n'est pas d'abord une question de technique ou de moyens mais de talent et de désir, voire un besoin vital!
Un OVNI que ce documentaire de Jacques ROZIER de qualité VHS et pollué par un timecode apparent qui aussi incroyable que cela paraisse raconte en fait la genèse improbable sinon de la totalité de "Maine Ocean" (1986), du moins celle de la séquence "Le roi de la samba". Pourtant à priori, on est très loin de l'univers du cinéma. Le documentaire nous plonge en effet au coeur de la tournée du "Podium-Europe 1" de l'année 1984. Présentés par Michel Drucker, la série de concerts ressemble à une déclinaison "vacances à la mer" de son émission "Champs-Elysées". Au menu, Linda de Suza, Claude Barzotti et Bernard MENEZ avec son tube "Jolie Poupée" qui cartonnait alors dans les hit-parades. Or sans être aussi schizophrène que Takeshi KITANO (qui avant sa consécration à Venise comme grand cinéaste était aux yeux des japonais un humoriste de télévision) Bernard MENEZ était déjà en 1984 l'un des interprètes fétiches de Jacques ROZIER. "Du cote d'Orouet" (1971) qui avait lancé sa carrière lui avait d'ailleurs ouvert les portes de la nouvelle vague puisque deux ans plus tard, il figurait à l'affiche de "La Nuit americaine" (1973) de Francois TRUFFAUT (ce qui ne l'avait pas empêché de jouer aussi dans des comédies populaires). C'est donc pour les beaux yeux de Bernard MENEZ que Jacques ROZIER tourne le documentaire "Oh oh oh jolie tournée". L'acteur-chanteur est en effet de presque tous les plans et quand il ne chante pas sur scène, Jacques ROZIER le suit partout: à l'hôtel, en séances de dédicaces, dans la maison de vacances de Michel Drucker (à propos de ce dernier, il fait une remarque amusante, se demandant dans quelles vitamines il puise son énergie). L'air de rien, Jacques ROZIER capte donc l'air d'un temps révolu où les émissions, chansons et stars de variétés étaient reines, montre sa fascination pour le monde de la télévision et des vacances à la mer et fait le portrait d'un homme qui pourrait être le voisin de palier, en décalage par rapport au cirque qui l'entoure*. Un cirque auquel participe en toile de fond une troupe de danseurs brésiliens (dont Rosa-Maria GOMES, future Dejanira de "Maine Ocean") (1986) que Jacques ROZIER filme dans les coulisses se moquant de Bernard MENEZ chantant sur scène avec une danseuse blanche comme deux faces de la même médaille. Lorsqu'ils sont réunis sous la caméra de Jacques ROZIER après le spectacle, Bernard MENEZ dit "Le Brésil et moi, on était fait pour s'entendre". C'est sur ce malentendu que le cinéaste va construire"Maine Ocean" (1986).
* Pour reprendre les propos de l'émission que France Culture lui a consacré, "Souvent dans le cinéma, on lui reproche les succès du théâtre Michel et de la chanson populaire. Les êtres avec physique d’homme en vacances et lumière de 30 juin, ça fait des jaloux. Bernard Menez aime raconter la dernière scène du film de Jacques Rozier, Maine Océan : un contrôleur des trains qui veut changer de vie. Bernard Menez a changé de métiers mille fois, il a le physique d’un homme en vacances, c’est-à-dire un homme disponible à rêver et à changer- lui qui a aussi eu envie de faire bouger les lignes en politique. Bernard Menez donne envie de repenser nos physiques d’hommes et de femmes pressés, nos physiques de l’année, nos physiques de septembre pour en faire des physiques de juillet".
"Fifi martingale" est le film invisible de Jacques Rozier. Réalisé quinze ans après "Maine Océan" en 2001, il n'est jamais sorti en salles et n'a été diffusé qu'en de rares occasions sur Canal + qui l'a co-produit. Le décès du cinéaste a conduit la chaîne à proposer le film sur sa plateforme de vidéos à la demande.
Dans "Fifi martingale", Jacques Rozier a voulu se faire plaisir en filmant sa compagne, Lydia Feld (dont le nom de scène est Lili Vonderfeld) et en rendant hommage à Jean Renoir, aux Marx Brothers et à Marcel Carné. Le résultat est déconcertant car on se retrouve avec un film qui se résume pour l'essentiel à du (mauvais) théâtre filmé dont on assiste aux répétitions hasardeuses jusqu'à plus soif avec un fil conducteur tout aussi nébuleux et une écriture remplie de jeux de mots assez pitoyables. Rien à voir avec le sens des répliques d'un Carné ou d'un Renoir. Au milieu du film a lieu une échappée en voiture et on croit alors avoir retrouvé le Rozier que l'on aime. Sauf que c'est pour mieux retourner au théâtre où l'on assiste cette fois à la répétition d'une opérette avec Luis Rego. Bref, n'en jetez plus ce film de plus de deux heures est dans l'ensemble assez indigeste et fait penser à "au théâtre ce soir" avec en plus un côté amateur dû au style Rozier qui s'avère incompatible avec le film de chambre et des acteurs qui semblent tout aussi peu dirigés. Jean Lefebvre semble être à la ramasse et on imagine ce que le film aurait pu donner si Bernard Tapie (le premier choix de Jacques Rozier) avait interprété son rôle. Le tournage chaotique du film, interrompu à plusieurs reprises qui a conduit l'acteur-entrepreneur à jeter l'éponge explique sans doute ce résultat décevant.
"Mettre en scène, c'est prendre, modestement, le parti des choses". Cette phrase, Jacques Rozier la prononce tout en filmant son ami de la nouvelle vague Jean-Luc Godard tourner une scène de "Le Mépris" avec Michel Piccoli, Brigitte Bardot et Fritz Lang. Il ajoute donc un niveau de réflexion sur le cinéma à un film qui était déjà une mise en abyme du septième art. En seulement dix minutes, Jacques Rozier décortique les enjeux du film. Au travers de la scène filmée à Capri, d'abord dans une crique puis refaite sur un bateau, il souligne la caractéristique fondamentale de la nouvelle vague qui est de s'appuyer sur un dispositif léger et des décors naturels en acceptant la part d'imprévu que le fait de ne pas pouvoir contrôler l'environnement comporte. Il évoque aussi l'acte créateur qui dans le film échoit à Fritz Lang, alter ego du cinéaste et "porte-parole des Dieux" puisque celui-ci a tout pouvoir sur le destin de ses personnages. La statue de Zeus qui revient à plusieurs reprises dans "Le Mépris", le lieu de l'action ainsi que le sujet du film tourné par Fritz Lang, L'Odyssée se réfère à la tragédie antique, laquelle laisse une grande place à la fatalité c'est à dire à l'homme comme jouet des Dieux exactement comme les personnages sont les créatures du cinéaste. Enfin il évoque le mythe Brigitte Bardot, né dans un film intitulé "Et Dieu... créa la femme" et ajoute "Le Mépris ayant Brigitte Bardot comme objet ne peut avoir que le cinéma pour sujet".
Il y a comme un parfum d'Italie dans le deuxième court-métrage de Jacques ROZIER. Après "Rentrée des classes" (1956) qui filmait l'école buissonnière comme une épopée sensualiste, "Blue Jeans" conserve l'élément aquatique (l'histoire se déroule à Cannes) ainsi que le charme et la fraîcheur de son précédent court-métrage. Cette fois, ce sont deux adolescents de dix-sept ans qui occupent le devant de la scène. Comme tous les personnages de Jacques ROZIER, ils sont en "vacance" et passent l'essentiel de leur temps à butiner, non les fleurs, mais les filles. Le film colle à leurs corps en mouvement, qu'ils soient à pied ou en Vespa. Ivresse de la sensation de liberté (comparable en cela à la moto) jumelée au plaisir de la "dolce vita" (avec sans doute les "Vacances romaines" (1953) en point de mire), les deux dragueurs n'ont (hélas pour eux) qu'une idée en tête: "lever" des filles, les "emballer" et enfin "conclure" ce qui leur vaut de se vautrer lourdement. Cette sensation de liberté que Jacques ROZIER savait saisir comme personne et qui donne encore aujourd'hui à son film un aspect extrêmement vivant se teinte en effet d'amertume lorsque les deux jeunes s'aperçoivent qu'ils leur manque un élément essentiel à leur entreprise: l'argent. Car faute de moyens, leurs tentatives de séduction grossière tournent court étant donné qu'ils n'ont pas grand-chose à proposer aux filles qu'ils croisent pour les divertir et n'ont strictement rien à leur dire (la seule chose qui les intéresse, on l'a compris, c'est de les mettre dans leur lit). Il leur manque en effet autre chose (qu'ils n'ont visiblement pas compris): le tact. Avec leurs méthodes de pachyderme à la limite du harcèlement de rue voire de l'agression (ils se permettent de toucher toutes les femmes qui se trouvent sur leur chemin), ils n'ont évidemment aucune chance d'y arriver. Aujourd'hui, leurs méthodes ne passeraient d'ailleurs plus du tout et la liberté revendiquée deviendrait celle d'importuner, voire de harceler un sexe féminin vu comme un étalage de chair fraîche sans identité, sans personnalité, juste à prendre d'assaut pour satisfaire ses pulsions les plus primaires. Jacques ROZIER les montre au final comme ce qu'ils sont: des losers pathétiques.
Le coffret consacré aux films de Jacques Rozier a permis de sortir "Les naufragés de l'île de la Tortue" des limbes où il a été longtemps confiné. Tourné en 1974 en huit semaines, il a fallu deux ans à Jacques ROZIER pour monter le film et lorsque celui-ci a été enfin prêt, sa société de production a fait faillite, compromettant la carrière du film en salles en dépit de la présence dans le rôle principal d'un acteur qui était alors une star de la comédie, Pierre RICHARD. Mais Jacques ROZIER est un cinéaste déroutant qui ne l'utilise pas de la même façon que les autres de même qu'il ne se soumet pas au rythme de fabrication "bankable" d'un film ou à un scénario pré-écrit. S'il y a un élément récurrent dans tous ses films, c'est l'élément aquatique et cela lui convient parfaitement car Jacques ROZIER aime épouser son rythme, ses flottements, hésitations, temps morts sans savoir où cela peut le mener.
Par conséquent "Les naufragés de l'île de la Tortue" porte la marque de cette improvisation permanente (qui rappelle que Jacques ROZIER est un cinéaste de la Nouvelle vague), le film s'inventant au fur et à mesure du tournage. Celui-ci est tellement naturaliste qu'il est difficile parfois de démêler ce qui relève de la fiction et ce qui relève du documentaire. Ainsi le refus de Joël Dupoirier (Maurice RISCH) d'accompagner aux Caraïbes Jean-Arthur (Pierre RICHARD) et son remplacement au pied levé par son frère Bernard (Jacques VILLERET) s'explique par l'indisponibilité de l'acteur. De même le coup de colère du plongeur qui décide de rentrer à Paris se confond avec celui de l'acteur qui l'interprète, excédé par les méthodes du réalisateur et qui plaque l'équipe en plein tournage.
Le film se construit sur deux dimensions entre lesquelles il ne tranche jamais. D'une part une rêverie, celle du bien-nommé Jean Arthur Bonaventure qui travaille dans une agence de voyages mais reste collé au sol dans la grisaille de sa routine. Dès les premiers plans, Jacques ROZIER insiste sur le regard de Pierre RICHARD dont les yeux bleus se prêtent à la rêverie. On le voit fixer du regard une affiche sur laquelle est représentée une femme noire dévêtue et ornée d'une belle coupe afro. Des cartons écrits nous informent qu'il s'est inventé une liaison qui lorsqu'elle deviendra réelle prendra les traits de cette femme. Et de fil en aiguille, Jean-Arthur se rêvera en nouveau Robinson, lisant devant son auditoire des passages entiers du roman de Daniel Defoe, matrice de son projet de concept de vacances nommé "Robinson Crusoé". La mise en scène nous fait douter de la réalité de cette aventure, notamment lorsque lors d'une scène magnifique le bateau disparaît de l'horizon sans explication. Comme d'autres films des années 70 tournés en extérieurs, "Les naufragés de l'île de la Tortue" rappelle le pouvoir d'envoûtement incomparable de la lumière naturelle notamment au crépuscule.
Mais d'autre part, l'aspect mercantile et chimérique de ce projet à la contradiction insurmontable (faire de l'argent avec une aventure authentique) est superbement démontré par ce qu'il faut qualifier d'anticipation visionnaire. En effet Jacques ROZIER dénonce avec trente ans d'avance les faux-semblants du jeu de survie du type "Koh-Lanta". Tout y est: la recherche d'une île déserte qui ne l'est pas (dès qu'on voit la première maison au fond du cadre, on comprend et par la suite la prison achève de nous désillusionner à ce sujet) et donc d'eaux turquoises qui ne le sont pas (elles sont au contraire infestées de déchets), la surenchère dans l'inconfort et le dénuement (slogans du type "3000 francs-rien compris" ou "Robinson démerde-toi", valises confisquées et jetées à l'eau, volonté de faire atteindre l'île à la nage, marches épuisantes, conditions de vie précaires etc.), les tensions savamment entretenues entre les participants obligés de cohabiter à huis-clos filmées comme un spectacle d'autant que par un effet de mise en abyme troublante, Jacques ROZIER s'appuie sur la réalité d'un tournage déstabilisant et éprouvant pour les acteurs. Il y a donc une réalité mise en scène comme dans la télé-réalité et c'est en cela que le film de Jacques ROZIER doit absolument être redécouvert aujourd'hui.
Ce que j'aime particulièrement dans les courts-métrages, c'est qu'ils offrent la quintessence du style et de l'âme d'un cinéaste. "Rentrée des classes", le premier court-métrage de Jacques ROZIER est considéré comme l'un des films fondateurs de la Nouvelle Vague mais c'est aussi la quintessence du cinéma que développera par la suite ce cinéaste si singulier. Le titre annonce l'entrée dans un cadre normé pour mieux offrir dès que possible une bifurcation vers un espace-temps de liberté avant de retourner dans le cadre. La "parenthèse enchantée" pourrait être le titre de tous les films de Jacques ROZIER. A chaque fois, il s'agit de quitter la civilisation et son chemin tout tracé pour s'évader sur les chemins de traverse offerts par la nature (forêt, mer, îles ou ici rivière). Au temps productiviste et rigide rythmé par les contraintes s'oppose celui, dilaté et sinueux, de la contemplation. "L'Ecole buissonnière" (titre alternatif du film) du jeune René Boglio devient une échappée impressionniste et lyrique où éclate le talent de Jacques ROZIER pour filmer le vivant notamment grâce à l'attention portée aux variations de lumières et à une bande-son alternant les bruits de cigales et d'eau avec des extraits de la "Flûte enchantée" de Mozart. Et lorsque René retourne à ses cahiers, il a une petite surprise dans sa poche dont l'intrusion suffit à jeter la classe sans dessus dessous. Preuve s'il en est qu'une petite révolution (cinématographique) se prépare. Il faut dire que Jacques ROZIER a été à l'école des deux Jean, Jean VIGO et Jean RENOIR. Du premier à qui il a consacré un portrait il a le caractère fondamentalement insoumis et n'a jamais caché que "Rentrée des classes" était un petit frère de "Zéro de conduite" (1933). Du second, il a le même sens de la captation des frémissements de la nature, la filiation impressionniste de "Rentrée des classes" ne faisant aucun doute.
"Du côté d'Orouët" ça sonne comme "Du côté de chez Swann" et ce n'est certainement pas un hasard. Au lieu de raconter une histoire structurée par un scénario, Jacques ROZIER préfère nous immerger dans un grand bain sensoriel rythmé par les jours qui passent, s'en vont et ne reviendront plus. Il saisit sur le vif des éclats de vie d'autant plus spontanés qu'ils s'inscrivent dans des moments de creux, de "vacance", de vide. Il extrait ses personnages de leur quotidien corseté, rythmé par les contraintes pour les filmer en vacances, dans une parenthèse à la fois hors du temps et éphémère. Cela rend son film très proche et vivant d'autant que sa caméra est aussi légère et libre que le jeu des acteurs, en partie improvisé. Une méthode issue de la Nouvelle Vague et que l'on trouve aussi dans le cinéma indépendant américain de cette époque. Bien qu'il ne se passe "rien" à proprement parler, qu'il n'y ait "rien" à voir puisque Jacques ROZIER élude tous les faits saillants, le fait d'être à ce point plongé dans l'intimité des personnages fait que les 2h34 du film passent en un éclair et qu'on en voudrait encore. Encore de quoi? Du goût des gâteaux à la crème et des gaufres dont les trois filles Caroline (Caroline CARTIER), Joëlle (Danièle CROISY) et Kareen (ou Karine? jouée par Françoise GUÉGAN) s'empiffrent, de l'odeur iodée qu'elles respirent à plein poumons, de la chaleur du soleil qui caresse leur peau et du bruit du vent qui souffle en tempête et les pousse à se pelotonner sous la couette avec un thé chaud, des biscuits et un jeu de cartes à la main, des sentiers boisés qu'elles parcourent à cheval et de l'eau qui entre par paquets dans le voilier sur lequel elles sont pris place. Et puis pour troubler le jeu il y a Gilbert (Bernard MENEZ dans son premier rôle) et Patrick (Patrick VERDE). Gilbert, le petit chef de bureau maladroit qui s'incruste au milieu du gynécée au prix de la perte de sa virilité symbolisée par la scène des anguilles. Face à cet eunuque réduit malgré lui au rôle de larbin et de souffre-douleur, Patrick le sportif bronzé incarne au contraire la séduction de la force virile tranquille qui attise les rivalités féminines pour mieux s'en jouer. Comme si l'autre sexe ne pouvait exister qu'en position de victime ou de bourreau. C'est lorsque Gilbert finit par plier bagages, dégoûté par le traitement que lui font subir les filles que celles-ci réalisent ce qu'elles ont perdu. Caroline fond en larmes et plus tard, lorsque Joëlle trouve une sardine de tente dans le jardin qu'elle décide de laisser en souvenir de son passage, Caroline ajoute "Tu dis qu'il était ennuyeux mais sans lui on aurait eu des vacances complètement ratées". Et Joëlle d'ajouter "oui...peut-être". Et la caméra continue à s'attarder longuement sur cette sardine plantée dans une corne d'abondance, souvenir d'un temps désormais à jamais révolu.
Les films de la Nouvelle Vague sont le reflet d'une époque où la jeunesse éprouve un besoin profond de liberté et d'émancipation des modèles parentaux tout en restant enfermée dans le cadre étouffant construit par les générations précédentes (du moins jusqu'à l'explosion de 1968). Ce sont des films en mouvement, où l'on marche, où l'on court, où on danse, où l'on vit mais où on finit toujours par se heurter au mur qui se cache invisible derrière l'horizon de ces symboles d'évasion que sont la plage et le port (quand on ne meurt pas en chemin dans un accident de voiture). En effet de l'autre côté, c'est la mort avec la guerre d'Algérie qui constitue la toile de fond de nombre de films de cette cinématographie: "Le Petit soldat" (1960) de Jean-Luc GODARD, "Muriel ou le temps d un retour (1962)" de Alain RESNAIS, "Cléo de 5 à 7" (1961) de Agnès VARDA, "Les Parapluies de Cherbourg" (1964) de Jacques DEMY et donc "Adieu Philippine", le premier long-métrage de Jacques ROZIER dans lequel un ancien appelé répondant qu'il n'a "rien" à raconter évoque en creux l'indicible de ce qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée.
Le film décrit avec beaucoup de fraîcheur et de spontanéité le marivaudage à la "Jules et Jim" (1962) de trois jeunes gens à Paris puis en Corse. Car c'est la marque des films de Jacques ROZIER: ils sont toujours scindés en deux parties. Une première partie sur des rails dans laquelle les personnages sont encore relativement contraints et une partie où ils prennent la tangente dans des lieux de vacances ancrés dans le terroir français (il n'y a qu'à écouter la musicalité des accents pour s'en rendre compte) mais sauvages et lunaires. Mais ce qui donne tout son sens au film, c'est le sombre cadre qui entoure les tranches de frivolité dans lesquelles s'ébattent les personnages. L'ouverture sur un fond noir dans lequel on nous rappelle que 1960 est la sixième année de la guerre d'Algérie, l'épée de Damoclès qui pèse tout au long du film sur Michel (Jean-Claude Aimini) le machiniste de plateaux TV qui attend sa feuille de route et la séquence de fin qui le voit embarquer sur un bateau en direction du continent (pour des raisons de censure, Jacques ROZIER le fait partir de Calvi vers la France mais à cette époque, faire son service militaire signifiait partir pour l'Algérie). C'est cette tragédie en arrière-plan qui explique la fuite en avant de cette jeunesse, son refus de l'engagement et des contraintes. N'ayant pas de perspective, elle vit dans l'instant présent comme si chaque jour était le dernier et qu'il fallait en profiter le plus possible. Le fait que Michel ne choisisse aucune des deux filles est révélateur de cette impasse existentielle. A quoi bon construire une relation stable si c'est pour mourir?
Le cinéma en plein air de La Villette m'a fait découvrir en 1998 dans sa programmation "au fil de l'eau" ce film qui m'a paru à l'époque être un véritable OVNI du cinéma français. C'est plus tard que j'ai compris l'importance qu'il avait auprès de nombreux cinéphiles et de réalisateurs qui cherchent à ancrer leurs récits dans une certaine territorialité tout en s'échappant dans une autre dimension (comme Alain Guiraudie ou les frères Larrieu par exemple.) Maine Océan est un film-parcours qui commence bien ancré sur des rails avant de bifurquer ou plutôt -puisqu'il s'agit de faire "un petit tour en mer"- de divaguer dans des directions inattendues. Il fait se rencontrer des gens qui ont au départ le plus grand mal à communiquer en raison de différences de langues mais aussi de classe sociale. On voit ainsi d'abord se heurter puis s'apprivoiser au travers de l'alcool et surtout de la musique et de la danse une brésilienne qui ne parle pas un mot de français, un marin à l'accent vendéen si prononcé qu'il est presque inaudible, une avocate et deux contrôleurs de la SNCF qui peuvent ainsi échapper temporairement à la grisaille de leur quotidien. L'un d'eux, Le Garrec (Bernard Menez) finit même par perdre le sens des réalités au point de se prendre pour le "roi de la samba" et de se laisser piéger par les promesses fallacieuses de l'imprésario de la danseuse brésilienne. Son retour sur terre sera laborieux mais il y parviendra en bénéficiant de la chaîne de solidarité des marins vendéens. Le film oscille en permanence entre un aspect documentaire (la micro-société de l'île d'Yeu) et un aspect lyrique quasi-mystique que ce soit dans la longue scène de communion dans la samba ou la succession de travellings finaux dans des paysages de fin du monde.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.