Alain Resnais, Chris Marker, Ghislain Cloquet (1953)
Respect, admiration totale pour ce documentaire sur ce que l'on nommait encore dans les années cinquante l'art nègre, un terme revendiqué avec fierté et non sans provocation par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor pour désigner l'identité africaine dans les années 30. Commandé par la revue "Présence africaine", il est réalisé par deux immenses cinéastes, Alain Resnais et Chris Marker, assistés du chef-opérateur Ghislain Cloquet.
La culture noire-africaine malmenée, menacée par la colonisation est au cœur de ce court-métrage qui allie la beauté esthétique au discours politique engagé. Les œuvres sont filmées de manière exceptionnelle, mises en valeur par l'éclairage et la science du montage dont Resnais et Marker ont le secret. Elles acquièrent ainsi une dignité que l'occident leur refusait à l'époque (le point de départ du documentaire n'est-il pas une interrogation sur le fait que l'art grec et égyptien se trouvaient au Louvre alors que l'art nègre devait se contenter du musée de l'Homme, comme un écho ségrégationniste à l'art "dégénéré" vilipendé par les nazis?) Quant au texte de Marker, lu par Jean Négroni, il s'interroge sur le mystère de ces œuvres, sur la culture qui les a produite "au temps de Saint Louis" et dont nous ne savons rien puisqu'elle était de tradition orale. Et il dénonce les ravages de la colonisation qui a mis sous vitrine (c'est à dire empaillé) les vestiges qui lui sont tombés entre les mains tout en éradiquant la source de nouvelles productions en imposant sa propre culture. Les monuments aux morts et la statuaire chrétienne ont balayé l'art africain sur le sol même de l'Afrique quand ce n'était pas l'islam qui le détruisait au nom de l'interdiction des images.
Produit peu de temps avant la décolonisation de l'Afrique, le documentaire de Resnais et Marker est censuré pendant 11 ans car la France n'admet pas les critiques sur son modèle colonialiste assimilationniste (même si cet assimilationnisme reste largement une chimère) et tente d'empêcher ses colonies d'obtenir leur indépendance, soit par la ruse, soit par la force comme en Algérie. Elle ne lâchera prise que lorsque la décolonisation de son Empire africain sera achevée.
A partir d'une commande des usines Pechiney, Resnais réalise une enquête poétique sur les origines du plastique. Il part de l'objet fini pour remonter jusqu'à la matière première en passant par toutes les étapes de sa fabrication.
Dès le titre, on sait que l'on va avoir affaire à un alchimiste capable de transformer le plomb (le pétrole et ses dérivés industriels) en or c'est à dire en œuvre d'art. Le Chant du (poly)styrène convoque le mythe grec, celui de Syrinx, nymphe d'Acadie aimée de Pan. Poursuivie par le dieu, elle se transforma en roseau. Pan, écoutant le vent siffler dans les roseaux eut l'idée d'unir des tiges de longueur inégale et créa ainsi la flûte qui porte son nom. La flûte avatar de l'art lyrique, la poésie unie au plastique dès le titre et cet alliage, alliance contre-nature se poursuit avec la citation de Victor Hugo tirée des Voix intérieures puis du célèbre vers détourné du Lac de Lamartine "Ô temps, suspend ton bol". Le commentaire se poursuit en alexandrins aux rimes suivies, comme dans la tragédie classique dont il épouse les effets et la rhétorique avec quelques relâchements stylistiques et l'introduction d'un vocabulaire technique soulignant qu'il s'agit bien d'une œuvre hybride. Et si "on lave et on distille et on redistille/Ce ne sont pas là exercices de style" puisque c'est Raymond Queneau, l'auteur de ce poème qui l'affirme!
Néanmoins le documentaire n'est pas qu'un jeu. Il nous entraîne dans une drôle de jungle, celle de la chimiosynthèse (avec une accumulation de formes plastiques végétales mutantes) le tout sous un fantôme de soleil levant qui en 1958 ne pouvait évoquer autre chose que les ruines fumantes du cataclysme nucléaire japonais ravivées par la guerre froide. Et plus le film avance, plus les couleurs s'éteignent, celui-ci s'achevant dans la grisaille des bâtiments et des fumées d'usine où l'élément humain semble réduit à l'état spectral. Ce qui n'est pas sans évoquer les cendres de Nuit et Brouillard. "Mais parmi ces progrès dont notre âge se vante/Dans tout ce grand éclat d'un siècle éblouissant/Une chose, ô Jésus, en secret m'épouvante,/C'est l'écho de ta voix qui va s'affaiblissant."
Smoking et No Smoking qualifiés de "cinéma expérimental pour grand public" sont deux films complémentaires que l'on peut voir dans n'importe quel ordre. Il s'agit en effet avant tout d'un exercice de style au dispositif extrêmement ludique (on l'a comparé aux livres dont on est le héros). A partir d'un début identique, l'idée est de faire bifurquer le récit selon les décisions des personnages à tel ou tel moment clé de leur vie.
Pour éviter que le résultat ne soit confus, la construction des films est très rigoureuse avec des embranchements à des moments précis:
-Choix initial commun aux deux films: Un des personnages féminins de l'histoire est confronté à un choix. Va-t-elle ou non allumer une cigarette? (Evidemment dans le premier film elle fume, dans le second elle y renonce.)
-5 secondes plus tard: deux versions différentes de la suite de l'histoire, une dans Smoking, l'autre dans No Smoking.
-5 jours plus tard: quatre versions différentes de la suite, deux dans Smoking, deux dans No Smoking.
-5 semaines plus tard: six versions différentes de la suite, trois dans Smoking, trois dans No Smoking.
-5 années plus tard: douze versions différentes du dénouement, six dans Smoking et six dans No smoking.
Tout un dispositif accompagne cette progression arborescente, un dispositif à l'artificialité revendiquée qui convoque d'autres arts (BD, théâtre). Des vignettes dessinées par Floc'h posent le décor et le contexte puis accompagnent chaque bifurcation de destin. Les scènes sont tournées en studio alors que les décors peints représentent des extérieurs, une manière de rappeler que ce double film est l'adaptation de 6 des 8 pièces d'Alan Ayckbourn, Intimate exchanges. Enfin deux acteurs jouent tous les rôles (5 pour Sabine Azéma et 4 pour Pierre Arditi) et sont parfaitement reconnaissables sur le mode de "on joue à être."
Néanmoins et c'est tout l'intérêt de cette oeuvre, Resnais transcende ce qui n'aurait pu être que du théâtre filmé grâce aux codes du cinéma qui permettent notamment les distorsions du temps. Derrière l'exercice de style, on perçoit une réflexion profonde sur les notions de hasard et de destin ainsi que sur l'inutilité des regrets. Beaucoup de critiques ont souligné le pessimisme général des films qui semblent annihiler la notion de choix, chaque décision aboutissant à une impasse symbolisée par un final se déroulant le plus souvent dans un cimetière. On peut nuancer cette appréciation. Effectivement la plupart des décisions s'avèrent non satisfaisantes (quand elles ne sont pas purement et simplement avortées). Chaque personnage reste avec ses problèmes non résolus. Néanmoins il y aussi de belles échappées, temporaires ou définitives suggérées par la caméra ou bien incarnées par l'émancipation d'un personnage. Arditi en particulier est habité par ses rôles et n'a pas volé son César.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.