Méconnu en France sans doute parce qu'il s'agit d'un film noir et non d'un film historique, "Les salauds dorment en paix" est pourtant l'un des plus grands chefs d'œuvre de Akira KUROSAWA, mêlant avec virtuosité cinéma et théatre.
Le film est tout d'abord une satire au vitriol du Japon d'après-guerre gangrené par la corruption. La mise en scène est étourdissante de maîtrise. A l'image de Jean RENOIR, Akira KUROSAWA joue beaucoup sur la profondeur de champ pour instaurer une distance critique avec l'action qui se déroule sous nos yeux. La scène d'ouverture d'une durée de vingt minutes (qui a inspiré Francis Ford COPPOLA pour celle du film "Le Parrain" (1972)) se déroule pendant le banquet de mariage de la fille du patron avec son secrétaire particulier mais un aéropage de journalistes chargé de couvrir l'événement fait des commentaires acerbes et se délecte des incidents au parfum de scandale qui éclatent en direct. Lors d'une autre scène, un employé de la compagnie qui se fait passer pour mort contemple caché dans une voiture le spectacle de ses funérailles durant lesquelles les dirigeants s'inclinent devant son effigie alors qu'une bande magnétique enregistrée à leur insu dévoile leur contentement d'avoir poussé un témoin gênant de leurs pratiques mafieuses au suicide.
Mais là où le film atteint des sommets d'intensité, c'est lorsque sur ce cloaque nauséabond il greffe une tragédie shakespearienne digne de "Hamlet" dont Akira KUROSAWA s'est librement inspiré tout en étant encore plus sombre et fataliste que l'œuvre d'origine. Il y a quelque chose de pourri au pays du soleil levant et c'est la relation filiale qui en paye le prix. En effet les pères s'y révèlent d'une totale indignité. Nishi (Toshirô MIFUNE) veut venger le sien qui l'a jamais reconnu alors que son beau-père n'hésite pas à briser sa fille Yoshiko (Kyôko KAGAWA) pour mieux l'anéantir. Kurosawa semble nous dire qu'en sacrifiant leurs enfants au profit de leur hiérarchie ou de leurs ambitions sociales, les pères privent leur pays d'avenir. La fin se déroule dans un paysage ravagé lié aux stigmates de la guerre qui dans les années 60 ne semble toujours pas terminée. La mort de Nishi, laissée en hors-champ est racontée par un personnage tiers comme celle d'Ophélie dans "Hamlet". Il y a aussi un fantôme, le fameux employé revenu d'entre les morts pour terrifier sa hiérarchie. Et pour confondre son beau-père en public, Nishi commande une pièce montée en forme de scène de crime comme le faisait Hamlet avec les comédiens chargés de rejouer la scène devant le roi.
"L'Ange Ivre" est un film important dans la carrière de Akira KUROSAWA. C'est le premier qu'il estime vraiment personnel et c'est sa première collaboration avec Toshirô MIFUNE dont le talent et le charisme sont tels qu'il éclipse le principal protagoniste, le docteur Sanada (Takashi SHIMURA) qui donne pourtant son titre au film. Akira KUROSAWA conscient de son énorme potentiel n'a pas voulu le brider au détriment parfois de l'harmonie de son film. Au niveau du style également, il y a une hésitation entre plusieurs influences occidentales: le film noir américain, le néoréalisme italien et l'expressionnisme allemand. Cette hétérogénéité affecte la continuité de la narration visuelle d'autant qu'il y a aussi quelques lourdeurs démonstratives ici et là (la rose jetée dans la mare, quelques sermons un peu trop appuyés).
En dépit de ces réserves, "L"Ange Ivre" est un film très puissant. L'interprétation habitée de Toshirô MIFUNE y est pour beaucoup mais l'histoire et la mise en scène également.
Le film plonge dans les bas-fonds de la capitale du Japon ravagée par la guerre (le film date de 1948) mais également par un autre cancer, celui des yakuzas qui, profitant du chaos ambiant font régner leur loi rétrograde sur les bas quartiers. Akira KUROSAWA utilise une métaphore limpide: celle du marigot putride, centre de gravité du quartier, des personnages et du film. Par ses images organiques de gaz s'échappant du cloaque et de sueur dégoulinant des visages il parvient à rendre tangible pour le spectateur l'atmosphère malsaine qui règne dans le quartier et gangrène les corps et les esprits. Au milieu de ce taudis, Sanada, sorte de mère Thérésa japonaise, fait figure d'ange sauveur et rédempteur. Médecin des pauvres, il lutte avec acharnement contre les maux qui rongent le quartier, recueillant les "chiens errants" et essayant d'arracher les plus jeunes à la fatalité. Il ne se contente pas de soigner les corps, il se dresse aussi contre l'emprise des mentalités féodales qui règne encore sur les esprits. Il essaye par exemple d'empêcher Miyo son infirmière de replonger dans la pègre par esprit de sacrifice. En cela il est le porte-voix des convictions éclairées et humanistes du cinéaste.
Plus on avance dans le film, plus on constate que Sanada a tout d'un ange déchu. C'est un raté vivant au milieu des ordures qui n'a pas su s'élever et qui noie ses désillusions dans l'alcool (d'où le titre oxymorique "L'Ange Ivre"). Lorsque Matsunaga (Toshirô MIFUNE) entre dans son cabinet pour soigner sa blessure à la main, Sanada se reconnaît une filiation avec ce jeune chien fou(gueux) blessé à mort qu'il tente de guérir et de sortir du trou (à tous les sens du terme). Sous ses airs rugueux et son comportement de caïd ultra-violent, la maladie qui ronge Matsunaga de l'intérieur le fait de plus en plus apparaître pour ce qu'il est réellement: un orphelin solitaire, perdu, fragile et démuni qui n'a que le code d'honneur des yakuzas à quoi se raccrocher dans la vie. Mais les deux hommes ont beaucoup de mal à communiquer ce qui complique leur relation. Ils utilisent davantage les coups et les insultes que les mots qui apaisent. Ils ne parviennent à communier que dans l'alcool, un poison dont la toxicité compromet encore davantage le rétablissement de Matsunaga. Ce dernier finit par s'attacher au médecin qu'il tente de protéger des assauts de la pègre mais lâché par cette dernière qui ne tolère aucune faiblesse, il se sacrifie pour sauver son honneur et protéger le seul foyer qu'il ait connu, celui du médecin. La scène du corps à corps dans la peinture avec le yakuza Okada (Reisaburô YAMAMOTO) préfigure celle du flic et du voyou dans la boue de "Chien enragé" (1949). Matsunaga meurt d'ailleurs les bras en croix, achevant sa métamorphose de gangster en ange sacrificiel et rédempteur. Grâce à lui, le docteur peut continuer son oeuvre d'utilité publique en paix.
Si le personnage principal de "Tokyo Eyes" se prénomme K, c'est parce qu'il arpente une ville labyrinthique où l'occidental perd tous ses repères. Car son surnom "Le Bigleux" tout comme le titre du film fait référence au regard.
Regard d'un français, Jean-Pierre LIMOSIN sur la capitale nippone d'abord, forcément infidèle à la réalité mais qui reflète son propre désir et sa propre image du pays. L'aspect documentaire de son film fascine en captant un certain air du temps, notamment les passe-temps de la jeunesse tokyoïte au milieu d'une technologie made in 1997 omniprésente (jeux vidéos, ordinateurs, cabines téléphoniques, camescopes, photomatons). La caméra en liberté, façon Nouvelle Vague prend également le temps de flâner le long des rues du bas-quartier de Shimo-Kitazawa situé entre les deux plus importants centres névralgiques de Tokyo, Shinjuku et Shibuya. Et surtout, l'air de rien, Limosin montre des maux que le pays cache: la misère avec le plan d'un SDF dans une ruelle masquée par un poteau, le racisme avec le chauffeur de bus qui houspille une famille iranienne, la brutalité machiste avec un homme qui quitte brutalement sa petite amie en pleine rue.
Regard sur les personnages ensuite qui est appelé à évoluer au cours du film, les apparences s'avérant trompeuses. Dans la scène d'introduction, "Le Bigleux" (Shinji TAKEDA) nous est présenté comme un serial killer. On apprend cependant assez vite que son surnom est dû au fait qu'il rate systématiquement sa cible. Il apparaît alors comme un jeune homme étrange, limite déséquilibré. Mais Hinano (Hinano YOSHIKAWA), séduite par l'image de son portrait-robot décide de mener sa propre enquête pour le découvrir avec son propre regard. Comme on pouvait s'y attendre, K est un geek et un otaku pour qui la frontière entre le réel et le virtuel est tellement poreuse qu'il n'a pas conscience de jouer un jeu dangereux. C'est aussi un jeune homme révolté par le comportement machiste et xénophobe des hommes japonais et qui fait justice à sa manière. Jusqu'à ce que le yakuza raté à qui il vend son arme (joué par Takeshi KITANO que Jean-Pierre LIMOSIN admire et qui fait partie de ces cinéastes invités à jouer dans le film d'un autre: Jean-Pierre MELVILLE dans "À bout de souffle (1959)", Fritz LANG dans "Le Mépris (1963)", François TRUFFAUT dans "Rencontres du troisième type (1977)" etc.) ne le blesse involontairement. De même, la relation entre Hinano et Roy (Tetta SUGIMOTO), le lieutenant de police chez qui elle vit n'est pas immédiatement clarifiée. Car Hinano, femme-enfant qui minaude beaucoup dégage un érotisme chaste paradoxal, très semblable à celui de Lola (1960), l'héroïne du premier film de Jacques DEMY. Ce n'est d'ailleurs certainement pas un hasard si notre couple de tourtereaux fredonne la chanson de Serge GAINSBOURG "Pauvre Lola" en français dans le texte.
"Tokyo Eyes" est donc un film qui sous ses dehors modestes dégage un charme fou et durable.
Quatrième film de Takeshi KITANO, "Sonatine, mélodie mortelle" est le premier à avoir été distribué en France. Il est une bonne introduction à son style, décalé voire déconcertant. La quintessence du cinéma kitanien peut être résumée en quelques traits:
- Une dynamique filmique fondée sur le principe d'opposition, de paradoxe, de contradiction. "Sonatine" alterne ainsi de longues plages contemplatives bercées par la musique de Joe HISAISHI et de fulgurantes explosions de violence sèche, l'un se nourrissant de l'autre. L'opposition réside aussi dans toute une série de contrastes: entre le jour et la nuit, la ville et la campagne, la paix et la guerre, l'eau et le feu, le jeu et la mort, le fixe et le mobile, le champ et le hors-champ.
- Des plans fixes composés comme des tableaux sur lesquels Takeshi KITANO s'attarde longuement. Certains de ces plans fonctionnent comme des arrêts sur image: on y voit un ou plusieurs personnages immobiles qui regardent fixement la caméra. D'autres sont animés au ralenti comme ces trois personnages mitraillés qui s'écroulent l'un après l'autre. D'autres enfin ressemblent à des vues Lumière, enregistrant les mouvements au naturel à l'intérieur d'un cadre fixe. La première image du film est d'ailleurs un tableau: on y voit un poisson bleu embroché par un harpon sur fond rouge. C'est une image-programme, elle résume la situation de ces yakuzas exilés sur une île où le temps d'une parenthèse enchantée ils s'amusent comme des gamins avant que la mort ne les rattrape.
- Des personnages indéchiffrables dont le visage ressemble à un masque. Le visage neutre fait partie intégrante de la culture japonaise aussi bien dans la culture de l'estampe qu'au théâtre. Chez Takeshi KITANO, les personnages sont particulièrement peu expressifs et quand ils le sont, leurs expressions restent énigmatiques. Il en va ainsi du personnage de Murakawa joué par Takeshi KITANO dont les sourires sont plutôt annonciateurs de mort que de joie.
- Le caractère énigmatique des personnages est renforcé par la rareté de leur parole. Takeshi KITANO est un représentant d'une culture japonaise qui sait admirablement mettre en relief le poids dramatique du silence. Il n'est guère étonnant qu'il y ait des séquences burlesques dans les films de Takeshi KITANO, ce genre étant associé au muet.
- Des personnages aux prises avec un monde qui se défait. Dans "Sonatine", le fils a tué le père si bien que le milieu n'a plus de règle. Le monde devient lui-même absurde, indéchiffrable. Murakawa et ses hommes préfèrent prendre la tangente, profiter des instants qui leur reste en renouant avec leur enfance avant de disparaître (voir les plans post-générique qui filment les paysages vidés de toute présence). Car la mort est toujours au bout du chemin.
Le ciel, c'est la villa du riche industriel Kingo Gondo (Toshirô MIFUNE) qui surplombe la ville de Yokohama. Elle est le théâtre du premier morceau de bravoure du film, un huis-clos d'une cinquantaine de minutes où les personnages réunis dans le salon aux rideaux tirés puis ouverts s'agitent en tous sens sous l'impulsion d'un maître-chanteur qui les observe de l'extérieur. Celui-ci, par désir de vengeance sociale a fait enlever celui qu'il pense être le fils de Kingo. Mais coup de théâtre, l'enfant qui portait son déguisement est celui de son chauffeur. Cet imbroglio brouille les pistes: la dichotomie riche/pauvre et haut/bas n'est plus si évidente. D'autant que Kingo qui est issu d'un milieu modeste pense et agit en artisan amoureux du travail bien fait alors que les actionnaires qui l'entourent se comportent en prédateurs, soucieux du profit immédiat. Kingo se trouve face à un véritable dilemme moral: s'il délivre la rançon, il se met sur la paille avec sa famille ce qui au-delà de sa déchéance personnelle livre l'entreprise qu'il souhait racheter aux requins. S'il refuse, il devient responsable de la mort d'un enfant.
La deuxième partie du film, beaucoup plus dynamique, descend dans l'arène et prend la forme d'une enquête policière pour retrouver la fortune de Kingo qu'il a remis au malfaiteur en échange de la restitution de l'enfant. Cette partie fait la part belle aux méthodes d'investigation de la police et ménage de très belles scènes de suspense hitchcockien. Enfin la troisième partie descend en enfer, jusque dans les bas-fonds de la ville pour filmer des séquences assez sordides du milieu dans lequel vit le malfaiteur. Un milieu entrevu lors de l'enquête policière mais sur lequel Akira KUROSAWA s'attarde et qui s'oppose en tous points à celui dans lequel vit Kingo. Il s'agit d'un taudis sombre et insalubre où s'entassent les bicoques dans une sorte de cloaque à ciel ouvert écrasé par la chaleur de l'été et où survivent moins des hommes que des zombies abrutis par la misère et par la drogue. Le malfaiteur vit au milieu de cette misère tout en lui étant quelque peu étranger de par son statut d'étudiant en médecine. Il fait tache dans son milieu, tout comme Kingo dans le sien. Pourtant la scène finale de dialogue avorté montre qu'aucune réconciliation n'est possible.
Akira KUROSAWA est surtout connu en France pour ses fresques médiévales. Mais il est aussi un grand réalisateur de polars. "Chien enragé" réalisé en 1949 fait partie de cette mouvance. Le film très proche du documentaire nous immerge dans l'atmosphère du Tokyo d'après-guerre, certains passages faisant penser à "Allemagne, année zéro (1947)". Un Tokyo schizophrène à l'image d'une identité japonaise désormais scindée entre tradition et modernité.
D'un côté, Akira KUROSAWA filme les signes de l'acculturation occidentale liée à la défaite et à l'occupation: le match de baseball, les appartements meublés à l'américaine, les bars qui diffusent les adaptations japonaises de chansons françaises. Le film lui-même adopte les codes du film noir américain (commissariat, lieux interlopes, tenues vestimentaires typiques, clairs-obscurs etc.) et du néoréalisme italien tout en s'inspirant d'un auteur français, Georges Simenon et de son fameux commissaire Maigret (rebaptisé Sato pour l'occasion et joué par Takashi SHIMURA).
Mais derrière ce vernis d'occidentalisation et de modernité, ce que filme Akira KUROSAWA, ce sont les vibrations particulières que dégage une ville, Tokyo plongée dans le chaos et la canicule. Kurosawa filme des corps en sueur, accablés par la chaleur moite qui transforme Tokyo en hammam à ciel ouvert, ralentit leurs mouvements, les attire vers les bas-fonds où se déroule l'essentiel de l'intrigue. Il montre les stigmates de la guerre, la faim et l'insécurité qui gangrènent les possibilités de reconstruction. Le Tokyo qu'il filme, à rebours de l'image que nous avons du Japon d'aujourd'hui est en proie à la délinquance et à la criminalité. la misère, la prostitution et les trafics en tous genre y règnent.
C'est dans ce substrat historique très riche que se déroule une histoire qui ne l'est pas moins. En effet, à l'image du Tokyo d'après-guerre, à l'image du film lui-même, le héros Murakami (Toshirô MIFUNE) est un homme coupé en deux qui enquête inlassablement pour retrouver sa part d'ombre avec laquelle il fusionne dans un dénouement d'anthologie. Deux sorts attendent en effet les vétérans plongés dans l'anomie ambiante: devenir flic ou devenir voyou. Une seule arme et deux usages. Murakami a choisi la police mais il se fait voler son arme par un double de lui-même, Yusa (Isao KIMURA) qui l'utilise pour voler et tuer. La traque de l'ombre devient une quête de vérité qui se termine dans la boue mais dans un champ en plein soleil, illustrant la fusion des deux facettes contradictoires du Japon.
"Juste quand je m'en croyais sorti, ils m'y ramènent": ce cri du cœur de Michael Corleone qui n'arrive pas à se défaire de son passé mafieux est aussi celui de Francis Ford COPPOLA, contraint par les studios à tourner un troisième volet de sa saga culte, plus de quinze ans après le "Parrain II". Qu'à cela ne tienne, Coppola relève haut la main le défi et réussit à donner une cohérence d'ensemble à son œuvre que ce soit sur la forme ou dans le fond.
"Le Parrain III", injustement sous-estimé parce qu'écrasé par l'aura des deux premiers volets est pourtant un film admirable. D'abord par la maestria de sa mise en scène opératique. On retrouve les leimotiv de la saga notamment la cérémonie d'ouverture et la grande purge du dénouement magnifiés par le montage alterné dans le cadre du Vatican et de l'opéra qui mettent en abyme l'histoire tragique des Corleone. Il y a quelque chose d'un "Don Giovanni" dans ce volet grave et crépusculaire à ceci près que Michael cherche le pardon mais ne parvient pas à s'amender. Ensuite Francis Ford COPPOLA injecte beaucoup de lui-même dans son film qui est le plus intimiste des trois. Son double à l'écran c'est Michael Corleone que les remords liés à son terrible passé de criminel fratricide rongent à petit feu jusqu'à mettre à nu sa fragilité d'être humain. Car la souffrance le réanime et l'on voit dans ce volet quelques scènes très puissantes où il extériorise enfin l'étendue de sa douleur et montre qu'il peut aimer (Al PACINO est juste hallucinant, profondément shakespearien). Mais c'est trop tard, il doit boire la coupe jusqu'à la lie et contempler jusqu'au bout le désastre de sa vie. A l'origine, il devait mourir (le premier titre du film était d'ailleurs explicite "La mort de Michael Corleone"). Mais c'est un sort bien pire qui l'attend, à la hauteur des crimes qu'il a commis. Il est condamné à vivre pour souffrir et voir ceux qu'il aime mourir. Prisonnier d'un système pervers dont il ne parvient pas à s'extraire, il est condamné à répéter les mêmes erreurs. En voulant garder sa fille Mary (Sofia COPPOLA la propre fille du réalisateur) auprès de lui, il la condamne. Néanmoins, l'anéantissement n'est pas complet car son fils Antony (Franc D AMBROSIO) s'en sort en suivant l'exemple de Kay (Diane KEATON), c'est à dire en restant à distance et en se construisant une vie étanche de celle de son père. En donnant à son fils l'autorisation qu'il s'était refusée à lui-même lorsqu'il était jeune, Michael réussit au moins à le sauver lui. Le dénouement sur les marches de l'opéra démontre que la famille Corleone est désormais scindée en deux groupes: celui des mafieux sans états d'âme dont la relève est assurée par le fils illégitime de Sonny, Vincent Mancini (Andy GARCIA que je ne trouve pas terrible) et celui des gens honnêtes mais lucides, incarnés par Kay et Antony. Michael et Mary, coincés dans un entre-deux ambivalent (d'où provient toute la richesse de leur personnage même si Sofia COPPOLA n'a pas le talent pour le mettre en valeur) sont condamnés à disparaître.
De nombreuses scènes du "Parrain II" renvoient en écho à celle du premier volet: l'ouverture avec le montage alterné d'une fête en plein air et des tractations en coulisses, celui qui mêle fête religieuse et préparatifs d'un meurtre, la tentative d'assassinat du Parrain, les scènes d'hôpital, les meurtres en cascade. Cette similarité n'est pas fortuite car Michael Corleone (Al PACINO) qui a pris en main la destinée de la Famille tente de se hisser au niveau de son père. Mais il échoue et le film nous explique pourquoi.
Le film est en effet construit sur deux temporalités différentes et deux trajectoires: celle de la jeunesse de Vito (Robert De NIRO) dans les années vingt et celle de Michael son fils dans les années cinquante. La comparaison est éclairante. L'histoire du jeune Vito, lumineuse, est celle de l'ascension sociale d'un petit immigré sicilien qui parvient à réussir aux USA. Certes il n'y parvient pas par des voies légales mais c'est parce qu'il ne peut pas faire autrement. Il est aussi montré comme une personnalité chaleureuse, capable de tisser des liens filiaux, amicaux et communautaires puissants. Et sa motivation est limpide, il veut venger ses parents et son frère, tués en Sicile par le mafieux local. A l'inverse, l'histoire de Michael, funèbre, est celle d'une lente autodestruction. En apparence, tout lui a réussi: il cumule entre ses mains le pouvoir et la richesse et règne d'une main de maître sur son empire. Mais en réalité, la situation menace de lui échapper: il doit frayer avec des milieux qui le rejettent (les industriels israéliens, les sénateurs américains) et il est inquiété par une commission parlementaire qui veut faire toute la lumière sur ses agissements. Retranché dans sa forteresse et de plus en plus coupé des siens, Michael devient paranoïaque et s'enferme dans un silence seulement rompu par des accès de fureur incontrôlables par lesquels il détruit les fondements amicaux et familiaux de son père. Les anciens amis sont assassinés les uns après les autres, la veuve de Vito décède, Kay le quitte et le climax est atteint lorsqu'il fait assassiner son propre frère, Fredo (John CAZALE) devenant ainsi un être maudit. Mais le vers n'était-il pas dans le fruit dès le début? La dernière scène qui se déroule pendant la guerre (avant le "Parrain I" donc) nous montre que Michael était déjà isolé dans la famille et ne parvenait pas à y trouver sa place.
Dès le premier volet du "Parrain", on était saisi par les transformations du visage de Al PACINO. Ce second volet poursuit sa monstrueuse métamorphose. D'écran vierge complètement lisse au début de l'histoire, on assiste à son vieillissement prématuré. Ses traits se se boursouflent, se creusent, perdent leurs couleurs, tremblent de fureur, se figent en une posture hiératique inquiétante. On a aucun mal à croire que 15 ans ont passé (alors qu'entre le "Parrain I" et le "Parrain 2" il ne s'est écoulé que deux ans). Il en va de même pour Kay (Diane KEATON) qui en perdant son innocence (ou son aveuglement?) semble avoir également pris un terrible coup de vieux. Sa décision radicale de rompre les liens avec les Corleone se fait par le seul point ou elle ait le pouvoir d'anéantir le mal que Michael porte en lui: en le privant d'un héritier. La vengeance de celui-ci n'en sera que plus terrible.
Enfin ce volet est également remarquable de par son ancrage historique très fouillé que ce soit à l'époque de Vito avec la reconstitution de l'arrivée des migrants à Ellis Island et le quartier de little Italy ou à celle de Michael avec la révolution cubaine de 1959 (le renversement du dictateur Batista par Fidel Castro). Il faut rajouter que ces événements ne sont pas dépeints en toile de fond mais qu'ils sont intégrés à l'histoire.
Le "Parrain" a des accents de tragédie grecque, celle où les personnages sont victimes d'une fatalité qui les dépasse. La scène d'exposition, d'une durée de vingt-trois minutes nous présente les personnages et les enjeux de façon magistrale. Le côté lumineux avec la grande réunion de famille à l'occasion du mariage de Connie (Talia SHIRE), la fille du Parrain Don Vito Corleone (Marlon BRANDO) et le côté sombre avec en montage alterné, le ballet des obligés qui défile dans le bureau du patriarche. Les deux dimensions s'entremêlent jusqu'à former un écheveau inextricable. Dans une autre scène admirable située vers la fin du film, on assiste en parallèle au baptême du fils de Connie dont le frère cadet Michael (Al PACINO) est le parrain et au massacre des chefs rivaux de la pègre commandité par lui-même en tant que nouveau "Parrain" qui condamne le père du bébé, rallié à eux, à subir le même sort. Chez les Corleone la justice se confond avec la vengeance, l'amitié avec la sujétion, les liens familiaux avec l'exigence de loyauté. Michael le fils cadet, préservé du monde de la pègre par son père qui espère pour lui une carrière plus respectable (mais le film démontre que la mafia arrose toutes les institutions "respectables", du journalisme à la police en passant par les juges et les politiques et que la différence entre ces milieux d'influence est très ténue) finit lorsque son père est abattu par révéler sa nature profondément sicilienne derrière sa façade d'américain acculturé. C'est le passage du retour aux racines, bercé par la lumière méditerranéenne et la musique de Nino ROTA. Il se dépouille alors de sa personnalité propre ("C'est ma famille Kay, ce n'est pas moi" est un écho à ce leitmotiv "ce sont les affaires, il n'y a rien de personnel") pour endosser le costume de son père diminué dont il est le seul à avoir l'étoffe. Tout l'art de Coppola est de nous entraîner au-delà de la condamnation morale, dans un système où l'individu se sacrifie et sacrifie les autres pour respecter un code d'honneur qui tient lieu de fatum. Prendre ses responsabilités, restaurer l'honneur bafoué de la famille, venger son père et restaurer son autorité mise à mal par les trahisons et les dissensions l'entraîne dans une spirale d'inhumanité dont les liens familiaux sont les premiers à faire les frais. Il n'y a plus ni frère, ni gendre à partir du moment où ils ont pris parti contre la Famille. Dans un tel système, il n'y a pas non plus de place pour les femmes, sinon celle de reproductrices. Elles sont tenues à l'écart des "affaires", trompées et manipulées. Le Parrain est un homme seul. Là est sa plus grande tragédie.
Avant la toute dernière séquence du film, on peut penser que "Taxi Driver" nous offre juste le point de vue d'un homme malade. Dépressif, insomniaque, solitaire, misanthrope, Travis Bickle (composition magistrale de Robert De NIRO dont le regard fou et hanté poursuit le spectateur bien après la projection)vit retranché dans son appartement sordide ou dans son taxi avec lequel il parcourt les bas-fonds de New-York la nuit sur une bande-son jazzy envoûtante signée du génial Bernard HERRMANN, compositeur favori de Alfred HITCHCOCK (Un score testamentaire puisqu'il disparaîtra avant l'achèvement du film). Les scènes de déchéance qu'il contemple renvoient à sa propre déchéance. Le dégoût que cette société lui inspire renvoie au dégoût qu'il a de lui-même. Travis est un homme désintégré de l'intérieur et enfermé en lui-même qui cherche désespérément à exister, à être reconnu, à trouver une place. Un baril de poudre qui ne s'extériorise qu'en tête à tête avec lui-même ("You're talking to me?") et qui finit par exploser lors d'une séquence sanglante qui fit date mais aussi polémique à l'époque.
Mais Travis n'est pas seulement intéressant en lui-même, il l'est aussi par ce qu'il représente et ce qu'il révèle de la société américaine. Entre lui et les autres il y a des vitres d'incommunicabilité et nul espoir. Les nantis rejettent ce paumé inculte qui se complaît dans sa fange alors même qu'il vomit la "racaille" qu'il transporte d'un lieu glauque à un autre avec souvent des relents racistes, l'afro-américain concentrant tout son dégoût. A l'inverse, la jeune femme blonde représente une promesse de salut, alors qu'elle est froide et inaccessible (Betsy, jouée par Cybill SHEPHERD) ou déchue elle aussi (Iris, jouée par Jodie FOSTER qui n'avait alors que douze ans). Cette représentation manichéenne du bien et du mal émane des tréfonds de l'Amérique puritaine religieuse et esclavagiste dont "Naissance d une Nation (1915) est le parfait exemple.
Cependant c'est la scène finale, profondément ironique qui est la plus troublante de par l'accueil que la société américaine réserve aux actes de Travis. Non seulement il n'est pas condamné pour les meurtres qu'il a commis mais il est célébré comme un super-héros (car de ses graves blessures, il ne conserve que quelques égratignures). Le film change alors de sens: c'est la société américaine qui est malade et Travis n'en est que le symptôme. En 1975, la guerre du Vietnam venait de se terminer et laissait sur le carreau de nombreux vétérans à jamais traumatisés. Travis qui a été Marine en fait partie. Le film est une analyse quasi-clinique de cet état de rage, d'hébétude et d'isolement qui non pris en charge peut dériver jusqu'à la folie. Il est aussi une critique de la manipulation des masses ignorantes par les hommes politiques, lesquels camouflent sous le "We, the people" et la défense de la nation la recherche de leurs intérêts personnels. Si Travis s'improvise justicier, c'est autant par besoin d'exister et d'agir que par désespoir vis à vis de l'action politique. Le sénateur Palantine (Leonard HARRIS) candidat à la présidentielle est d'ailleurs sa première cible.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.