"Une femme qui est au-dessus de moi, ça me coupe tout" ^^. Cette citation que j'ai lue un jour dans un bouquin de psycho me fait toujours penser à L.B. Jeffries (James STEWART) cloué dans son fauteuil roulant, visuellement autant que psychologiquement dominé par Lisa Fremont (Grace KELLY). Heureusement que pour compenser cet état d'impuissance, il y a la pulsion scopique optimisée par les jumelles et l'objectif qui sont autant de phallus portatifs se substituant à la jambe plâtrée de L.B. Jeffries. "Fenêtre sur cour" est sans doute à ce jour le plus grand métafilm de l'histoire du cinéma en ce qu'il ne se contente pas d'une réflexion désincarnée sur les mécanismes du septième art (et ses dérivés télévisuels, les fenêtres étant autant de petites lucarnes par où épier la vie des autres), il lie ces mécanismes à la sexualité dans toutes ses déclinaisons possibles. Comme le dit Lisa en fermant les rideaux "d'autres attractions vont suivre". "Fenêtre sur cour" est donc autant un traité sur le cinéma que sur la sexualité et les relations amoureuses. Jeffries et Lisa forment un couple sulfureux pour l'époque, non seulement parce que les stéréotypes de genre y sont inversés mais également parce qu'il s'agit d'un couple libre comme le montrent tous les coups d'œil-caméra ultra significatifs du détective Doyle (Wendell COREY) sur la toilette de nuit apportée par Lisa chez Jeffries. Un passage qui en dit long sur le bouillonnement hormonal de Lisa caché derrière son apparence de mannequin sur papier glacé (Grace KELLY atteignant la perfection de la blonde hitchcockienne). C'est l'angoisse typiquement masculine de la dévoration (la photo de l'accident de Jeffries est particulièrement évocatrice avec le pneu détaché de la voiture de formule 1 en train de lui foncer dessus) qui ratatine littéralement Jeffries sur son siège, celui-ci essayant pitoyablement de donner le change avec ses soi-disant exploits d'aventurier photographe qu'une femme ne pourrait pas supporter. Trouillard du sentiment et de l'engagement, il l'est aussi vis à vis de la sexualité qu'il transfère donc dans un voyeurisme exacerbé. A défaut de s'épanouir dans sa vie personnelle, il observe celle des autres, des jeunes mariés accaparés par la passion physique pas encore émoussée aux vieux couples sans enfant en passant par la nymphette croqueuse d'hommes et "Mademoiselle Cœur solitaire", une vieille fille mélancolique. Chacun est une histoire à lui tout seul, d'où la fragmentation de l'écran par les fenêtres qui est aussi signifiante que les champs-contrechamps. Le spectateur s'identifie à Jeffries en voyant par ses yeux tous ces petits fragments d'histoire et en se faisant ses propres films à partir d'eux (par exemple Sébastien Ortiz a écrit un livre entier sur "Mademoiselle Cœur Solitaire" en 2005 extrapolant à partir des 7 minutes de film qui lui sont consacrés). Evidemment la variante meurtrière de l'amour ne pouvait échapper à Alfred HITCHCOCK et c'est l'intrigue autour du représentant de commerce qui prend le dessus sur toutes les autres, transformant le film en polar dont Lisa est l'héroïne et Jeffries le metteur en scène. Un troisième personnage a une importance capitale dans l'histoire, il s'agit de l'infirmière Stella (Thelma RITTER) qui nous livre ses réflexions sur le voyeurisme mis en abyme par le film: "L'intrusion dans la vie privée est répréhensible et il n'y a pas de fenêtres dans les pénitenciers. Autrefois on brûlait les yeux avec un fer rougi à blanc. Ces bikinis affriolants en vaudraient-ils la peine? (…) Nous sommes une race de voyeurs. Les gens feraient mieux de s'occuper de ce qui se passe chez eux."
"La Corde" est un tour de force technique mais contrairement à l'acte commis par Brandon et Phillip (et à la vision de Alfred HITCHCOCK lui-même qui qualifiait son film de simple "truc"), il n'a rien de gratuit. Difficile de faire plus oppressant, plus irrespirable que "La Corde". La mise en scène est à l'image du titre et de l'acte commis, elle nous enserre et nous étouffe avec son huis-clos et son illusion de filmage en temps réel. Illusion créée par les raccords de plans-séquence (impossible de faire autrement à l'époque) mais aussi par les changements de luminosité perceptibles à travers la grande baie vitrée. Plus on avance dans le film, plus l'atmosphère s'assombrit, rétrécissant encore plus l'espace vital des protagonistes jusqu'à le réduire à celui du coffre à secret autour duquel ils gravitent tous. Un double secret, sexualité et mort étant indissolublement liés chez Alfred HITCHCOCK sans parler du double sens du "cadavre dans le placard". Ce qui est dissimulé dans ce coffre-placard, c'est autant le non-dit de l'homosexualité du couple dominant-dominé Brandon-Phillip (John DALL et Farley GRANGER) et de leur professeur Rupert (James STEWART) qu'une victime des théories raciales nazies pour lesquels les êtres supérieurs autoproclamés ont le droit de supprimer les improductifs inférieurs. Le tout justifié philosophiquement par une interprétation erronée de la pensée nietzschéenne.
Cependant la "Corde" a aussi une dimension ludique de par son suspense haletant. Le spectateur ayant vu le crime se dérouler sous ses yeux se demande quand celui-ci sera découvert.Alfred HITCHCOCK joue sur cette attente et ne cesse de tendre un peu plus la corde tantôt avec la mise en scène perverse, macabre et provocante de Brandon, tantôt avec les réactions apeurées de Philip qui parvient difficilement à se contrôler, tantôt à l'aide de la mise en scène du film lui-même, que ce soit par les mouvements de caméra (l'apparition "surprise du chef" de Rupert dont on sait qu'il est le seul qui peut découvrir le secret) ou la science du cadre et de la profondeur de champ en plan fixe (la servante qui va et vient entre la cuisine et le coffre dont elle débarrasse le dessus pendant que les autres discutent en hors-champ avant de s'apprêter à l'ouvrir, une gestion de l'espace-temps que l'on retrouve à l'identique par exemple dans "Pas de printemps pour Marnie") (1964). Il est également intéressant de souligner que Rupert comprend tout bien avant d'ouvrir le fameux coffre car il partage les secrets de Brandon et Phillip. Mais il fait tout pour retarder le moment où il devra regarder la vérité en face et assumer ses responsabilités dans le crime commis par ses anciens élèves.
"Les 39 marches" est le premier grand film de Alfred HITCHCOCK mené tambour battant, sans temps mort et sans une once de gras. C'est un film d'autant plus capital que sa trame annonce nombre de longs-métrages à venir déclinant le thème du faux coupable qui doit se démener seul contre tous pour faire reconnaître son innocence. Mais surtout, il est très proche de "La Mort aux trousses" (1959) avec son fugitif pris malgré lui dans une intrigue d'espionnage, poursuivi dans un train et obligé de forcer la porte et le coeur de Pamela (Madeleine CARROLL), la première blonde hitchcockienne d'une longue liste. De façon plus générale, ce sont les femmes qui mènent la danse dans le film ce qui créé toute une série de scène équivoques absolument jubilatoires. Elles ne sont d'ailleurs pas pour rien dans la réussite du film, celui-ci étant moins un thriller d'espionnage (une intrigue-prétexte avec le secret pour McGuffin) qu'un vaudeville, voire une screwball comédie. Les ennuis de Richard Hannay commencent lorsqu'il héberge chez lui une belle espionne (Lucie MANNHEIM) qui lui transmet les secrets de sa mission avant d'être assassinée. Pris à tort pour le meurtrier, il s'enfuit en Ecosse où est censé se trouver le chef de l'organisation secrète des "39 marches" qui convoite un secret d'Etat. A son tour, il est hébergé par un couple de fermiers dont l'épouse qui comprend très vite la situation tombe sous son charme, suscitant la jalousie du mari. Alfred HITCHCOCK réussit à tout nous faire comprendre par de simples jeux de regards, comme au temps du muet. Mais le summum est atteint avec la scène où Richard Hannay et Pamela se retrouvent attachés ensemble par une paire de menottes et obligés de passer la nuit ensemble dans une chambre d'hôtel. On a même droit à une scène chargée d'érotisme lorsqu'elle enlève ses bas et que ce dernier en profite pour laisser négligemment sa main glisser le long de ses jambes. Tout ceci rappelle d'autant plus "New York - Miami (1934) de Frank CAPRA que l'excellent (et moustachu) Robert DONAT qui joue Richard Hannay est surnommé le "Clark GABLE british" même si par sa décontraction et son humour il me fait aussi penser à Cary GRANT. Pour s'en sortir, il doit constamment multiplier les exploits (et les bobards plus gros que lui parce que lorsqu'il dit la vérité, on ne le croit pas!), le cinéma faisant le reste (car si le film avait été réaliste il serait mort dix fois mais comme le disait Alfred HITCHCOCK, un film ce n'est pas une tranche de vie mais une tranche de gâteau ^^). Quant à Pamela, après s'être longtemps enfermée dans le rôle de la vierge outrée par l'intrusion de celui qu'elle prend pour un loup dans la bergerie, elle se révèle drôle et sensuelle lorsqu'elle comprend qu'il s'agit d'un brave toutou apprivoisé. Enfin, bien que structuré par la cavale du héros, le film a un caractère cyclique, débutant et se dénouant sur la scène d'un théâtre avec un personnage clé, "Mister Memory" qui fait penser au joueur de cymbales de "L Homme qui en savait trop" (1956).
"Key Largo" est un film insulaire. Il ne se déroule que dans des lieux clos et coupés du monde. L’hôtel de l’île de Key Largo frappé par la tempête est le principal théâtre de l’action (mot qui se justifie d’autant plus que le film est l’adaptation d’une pièce de théâtre) mais il ne faut pas oublier le dernier quart d’heure sur un bateau entre Key Largo et Cuba. Ce contexte de huis-clos dans des espaces de plus en plus exigus créé une atmosphère particulière, confinée, étouffante et oppressante et donc propice aux tensions exacerbées (les émissions de téléréalité reposent sur le même principe repris as nauseam). Bien qu’une dizaine de personnages se retrouvent enfermés dans l’hôtel et une demi-douzaine sur le bateau, le film est en réalité un duel entre deux hommes qui sortent de mondes révolus ravagés par la violence mais dont les choix vont s’avérer être aux antipodes. D’un côté le commandant Frank McCloud (Humphrey BOGART), vétéran de la seconde guerre mondiale désabusé et sans attaches, de l’autre le gangster Johnny Rocco (Edward G. ROBINSON) tout droit sorti des années de Prohibition qui rêve de devenir le nouveau Al Capone. Parce que Frank a trop fait l’expérience de la violence, il refuse de s’y laisser entraîner de nouveau, quitte à passer pour un lâche. Néanmoins sa relative indifférence cède progressivement le pas à de la compassion pour les victimes du gang dont il partage le sort que ce soit James Temple, le propriétaire infirme (Lionel BARRYMORE), Gaye Dawn la compagne alcoolique de Johnny (Claire TREVOR) ou un groupe d’indiens dont deux sont recherchés par la police. La belle-fille de Temple, Nora, objet de la convoitise de Johnny Rocco, représente évidemment l’espoir d’une renaissance ce que souligne sans ambiguïté l’un des derniers plans du film (Humphrey BOGART et Lauren BACALL rejouent ainsi devant John HUSTON leur rencontre quatre ans auparavant dans le « Le Port de l'angoisse (1944) » où la deuxième réussissait à ferrer un poisson particulièrement glissant). A l’inverse, Johnny Rocco qui est fermé à tout sentiment d’humanité apparaît au final comme un faible qui ne sait pas contrôler ses nerfs que ce soit sous l’effet de l’insulte ou des coups de boutoir de la nature contre laquelle il est impuissant en dépit de son flingue.
Le premier film de John HUSTON est aussi l'un des premiers grands classiques du film noir, il a d'ailleurs contribué à fixer les règles du genre (le privé, la femme fatale, l'intrigue tortueuse, l'esthétique expressionniste etc.) et fait de Humphrey BOGART une star. Néanmoins en dépit de sa remarquable interprétation et de la qualité de la mise en scène, le film manque d'épaisseur et de subtilité. Sur le thème de la course à l'étoffe "dont sont faits les rêves", John HUSTON est allé beaucoup plus loin humainement avec ses films suivants tels que "Le Trésor de la Sierra Madre" (1948) ou "Quand la ville dort" (1950). Non seulement "Le Faucon maltais" est sec, squelettique mais son apologie du virilisme est tellement grossière qu'elle me fait rire (ce qui pour un film noir est tout de même gênant). Sam Spade (Humphrey BOGART) a bien raison de dire qu'il ne "connaît rien aux femmes" ou plutôt au monde féminin. Plutôt qu'un "redresseur de torts" il s'agit surtout d'un beau mufle. D'abord, comme tout macho qui se respecte, il remet à sa place quelques garces coupables d'avoir le feu aux fesses. Admirons la subtilité de la scène où Brigid O'Shaughnessy (Mary ASTOR), cette menteuse congénitale diablement attirante remue les tisons dans la cheminée pour mieux l'allumer peu après que notre ami qui a deux fers au feu soit pris en flagrant délit de fricotage avec Iva, la veuve de feu son associé (Gladys GEORGE). Toutes deux après être tombées aux pieds de l'irrésistible privé subissent le châtiment qu'elles méritent, l'une en voyant son amant filer dans les bras de celle qui a tué son mari, l'autre en étant envoyée en prison par mister justicier Spade qui lui envoie une punchline d'anthologie "si tu prends vingt ans je t'attendrai, si tu prends perpétuité je garderai un beau souvenir de toi". Mais comme se valoriser auprès du "sexe faible" ne suffit pas à son ego surdimensionné, il faut encore qu'il écrase de sa supériorité les autres hommes. Son associé Miles Archer (Jerome COWAN) qu'il supplante auprès de la gent féminine et les bandits, des "lopettes" qu'il prend plaisir à tabasser et humilier. Cela commence avec Joël Cairo (Peter LORRE) dont le mouchoir parfumé au gardénia et les manières précieuses nous indiquent sans ambiguïté les tendances homosexuelles. Avec une jouissance non feinte, Sam Spade lui donne à deux reprises la raclée qu'il mérite et lui vole son flingue (histoire de rappeler que le seul homme dans la pièce, c'est lui!). Spade inflige un traitement pire encore à l'homme de main, Wilmer Cook (Elisha COOK Jr.), le ridiculisant, le désarmant lui aussi avec une facilité déconcertante et après l'avoir poussé à bout, lui donnant la raclée qu'il mérite (il est trop fort ce Sam Spade). Lui aussi a droit à sa punchline assassine adressée à son patron Kasper Gutman (Sydney GREENSTREET) qui au vu de ses manières est vraisemblablement aussi de la jaquette "Ne le laissez pas se balader avec ça [un flingue], il peut se blesser. Je les ai pris à un cul de jatte qui les lui avait chipés". J'avoue avoir éclaté de rire, surtout que Elisha COOK Jr. a remis le couvert dans le rôle du souffre-douleur avec "L'Ultime razzia" (1956) de Stanley KUBRICK. Bref, le "Faucon maltais" a beau se présenter comme un film "moral" à l'image de son héros "moins pourri qu'il n'en a l'air", il n'en reste pas moins qu'il véhicule des valeurs aussi discutables que celles qu'il est censé combattre.
Alfred HITCHCOCK fait partie des quelques cinéastes qui ont réalisé un remake de l'un de leur propres films. "L'homme qui en savait trop" existe donc en deux versions, l'une anglaise datée de 1934 et l'autre américaine, réalisée 22 ans plus tard. La première version, inégale, ressemble à une ébauche du film de 1956. Les éléments essentiels du puzzle sont déjà en place (thriller d'espionnage sur fond de crise de couple) mais ils ne sont pas aussi développés que dans le remake américain, notamment en ce qui concerne les scènes intimistes, trop rapidement traitées. L'identité européenne du film est en revanche plus forte et en phase avec le contexte historique de l'époque. Outre le Royal Albert Hall de Londres et l'espion français (interprété dans la version de 1934 par Pierre FRESNAY), le film commence dans les Alpes suisses et fait un détour symbolique par l'Allemagne au travers du personnage joué par Peter LORRE qui s'est exilé en Angleterre après l'arrivée de Hitler au pouvoir à l'instar de Fritz LANG qui est alors en France et à qui Alfred HITCHCOCK rend ainsi hommage (en plus d'évidents emprunts à l'expressionnisme). Et si la crise du couple Lawrence n'est pas aussi approfondie que celle du couple McKenna, elle est évoquée avec moins de puritanisme. Louis Bernard est un séducteur qui tourne autour de Jill Lawrence (Edna BEST) au grand dam de son mari jaloux (Leslie BANKS), lequel espère redorer son blason viril en menant seul l'enquête et obligeant sa femme à l'attendre. Sauf qu'au final, non seulement l'attentat est déjoué par le cri de Jill (comme dans la version américaine) mais celle-ci est une championne de tir qui parvient à abattre le tueur au moment où il allait s'emparer de leur fille.
En dépit de ses imperfections, "L'homme qui en savait trop" marque un tournant dans la filmographie hitchcockienne de par sa maîtrise technique des effets de suspense et dans la manière dont il s'en sert pour jouer avec le spectateur. Le film regorge de scènes de bravoure très réussies (le meurtre de l'espion, la scène chez le dentiste, la bagarre dans l'église, le concert, le siège et l'assaut final). Reste à les lier ensemble de façon plus convaincante pour construire un récit cohérent qui fasse sens.
Il y a eu un avant et un après "Rashômon" dans l'histoire du cinéma mondial. Lorsque les américains ont occupé l'archipel nippon après la seconde guerre mondiale, ils ont poussé ces derniers à exporter leur cinéma dans le monde entier et notamment en Europe. C'est ainsi que les sélectionneurs du festival de Venise ont choisi "Rashômon" de Akira KUROSAWA parmi les films du catalogue des studios Daiei qui a été le premier à se lancer dans l'aventure. "Rashômon" a non seulement remporté le Lion d'or et ouvert les portes de l'occident au cinéma japonais mais Akira KUROSAWA est devenu le plus célèbre réalisateur asiatique et une source d'influence majeure tant pour ses compatriotes que pour les réalisateurs occidentaux: Sergio LEONE, George LUCAS, Francis Ford COPPOLA, Quentin TARANTINO, Martin SCORSESE ou encore Steven SPIELBERG.
"Rashômon" a constitué un choc aussi bien technique, esthétique que narratif, les trois dimensions étant indissociables. Le film a ouvert des perspectives nouvelles dans la manière de raconter une histoire en abandonnant la linéarité au profit du "questionnaire à choix multiple". Akira KUROSAWA a transposé une énigme de polar (mais qui a tué le mari?) genre qu'il maîtrise à la perfection dans le Japon médiéval ce qui d'ordinaire ne lui aurait pas permis de franchir les fourches caudines de la censure américaine. Celle-ci était en effet impitoyable avec le chambara (film de sabre) et le jidai-geki (films médiévaux en costume), néanmoins elle s'était assouplie au début des années 1950 (le Japon était devenu un allié dans la guerre de Corée) et de plus le film ne faisait en aucune manière l'apologie de la guerre. Il dépeint avec génie les zones d'ombre de l'âme humaine dans l'anomie d'un monde ravagé par la guerre où chacun "a ses raisons" de ne pas dire toute la vérité pour reprendre l'expression de Jean RENOIR. Chaque acteur et chaque témoin livre sa version des faits ce qui entraîne autant de retours en arrière. Il y a d'ailleurs deux niveaux de flashbacks, ceux qui montrent les témoignages lors du procès et ceux qui revisitent le drame lui-même. Le présent du film est incarné par trois hommes, deux témoins et un passant qui commentent les différents récits et jouent un peu le rôle du chœur. La musique (japonisée) du Boléro de Ravel et la photographie impressionniste soulignent le caractère à la fois cyclique et changeant du récit ainsi que la complexité des êtres. Peu à peu, en recoupant les versions, on s'aperçoit que chacun ment pour se donner le beau rôle et dissimuler une part de lui-même dont il a honte et qu'il ne veut pas montrer à la société. Le bûcheron (Takashi SHIMURA) tait son acte cupide, le bandit Tajomaru (Toshirô MIFUNE) cache ses moments de faiblesse, le mari (Masayuki MORI) dissimule sa couardise et sa femme (Machiko KYÔ) sa perfidie. Néanmoins s'il n'y a pas de vérité absolue et que des vérités relatives, il n'en est pas de même des actes. Face aux ravages de la guerre (toile de fond du film), le film se termine sur un moment de grâce lié à un geste désintéressé, l'un de ces gestes qui permet de ne pas désespérer totalement de l'humanité.
« A bout de course » s’ouvre sur le défilement d’un ruban de bitume. Encore que sa progressive dissolution dans le noir puisse également signifier l’adieu à une époque, celle des seventies à la fois libertaires et engagées dont le road-movie est un symbole. En effet au bout de quelques minutes, on comprend qu’il s’agit de l’histoire d’une famille traquée par les agents du FBI pour un acte terroriste commis par les parents, militants de l’ultra gauche. Une quinzaine d’années auparavant, en 1971. Ils ont plastiqué un laboratoire du M.I.T (Massachussetts Institute of Technology) qui fabriquait du napalm pour l’armée américaine alors engagée dans la guerre du Vietnam. L’ironie du sort veut que cet acte violent commis au nom d’idéaux pacifistes ait mutilé un gardien, condamnant les parents à une vie d’errance perpétuelle. Au contexte américain où la mobilité est un fait de société (il n’est pas rare qu’une famille déménage 30 fois au cours de son existence au gré d’offres de boulots souvent temporaires) s’ajoute les origines juives communistes d’Arthur le père (Judd HIRSCH) qui donne à cette odyssée un caractère biblique. Annie la mère (Christine LAHTI) ayant renié son milieu bourgeois d’origine en rompant le contact avec ses parents a accepté de faire corps avec le destin du père… du moins jusqu’à un certain point.
Car cet aspect de l’histoire reste en arrière-plan, telle une épée de Damoclès suspendue au-dessus des personnages. On a même tendance même à oublier par moments leur statut de clandestins en cavale tant le film s’attache à dépeindre leur quotidien et non leurs moments de rupture. Ce qui intéresse Sidney LUMET et ce qui rend ce film inoubliable, ce sont les répercussions du drame sur les enfants. Obligés de changer d’identité, d’apparence et de déménager tous les six mois, comment peuvent-ils se construire et se projeter dans l’avenir ? Doivent-ils payer pour une faute qu’ils n’ont pas commise au nom de l’unité du « clan » obligé de se serrer les coudes dans l’adversité ? Cette loyauté qui les condamne au silence n’est-elle pas incompatible avec la rébellion propre à l’adolescence, indispensable pour s’autonomiser ? C’est tout le questionnement qui traverse le personnage central de Danny, le fils aîné de 17 ans, merveilleusement interprété par River PHOENIX. Pour caractériser ses contradictions internes, outre une magnifique scène impressionniste entre ombre et lumière, Sidney LUMET fait apparaître sur la porte d’un placard un poster de Charles CHAPLIN, la star du muet et juste derrière, un poster de James DEAN, le symbole de la jeunesse rebelle des années 50 (identification renforcée a postériori par le fait que River Phoenix comme James Dean est mort très jeune). D’autre part se pose la question de la transmission. Ironiquement (là encore), le seul véritable héritage que reçoit Danny est celui de sa mère Annie (car du côté du père, derrière une idéologie révolue il n’y a qu’un trou béant). En effet Sidney LUMET montre qu’il est impossible de faire table rase du passé. Celle-ci a eu beau couper tout contact avec ses parents, elle a emporté avec elle un clavier de piano, symbole de ses talents musicaux et elle l’a transmis à Danny qui s’avère être un musicien surdoué. Il n’est pas surprenant qu’elle finisse par éprouver le besoin de renouer les liens avec son père pour lui confier l’avenir de son fils lors de l’une des scènes les plus fortes du film. Cette évolution d’Annie était déjà perceptible lors des retrouvailles avec Gus (L.M. Kit CARSON) l’un de ses camarades activistes resté figé dans le radicalisme de sa jeunesse et qui lui reproche de s’être embourgeoisée (parce qu’elle a fondé une famille et qu’elle refuse de le suivre dans un nouveau « coup » dont l’issue tragique ne fait aucun doute). Subtilement, Sidney LUMET renvoie dos à dos les deux systèmes, celui du réseau activiste révolutionnaire et celui de la cellule familiale en ce qu’ils privent les individus de leur libre-arbitre. Alors que les parents se sont engagés très jeunes dans une voie dont ils payent à vie les conséquences, leur fils se sent tellement lié à eux qu’il ne se donne pas l’autorisation de s’engager dans une voie qui lui serait propre. En même temps, le film dépeint le moment clé où celui-ci découvre que son talent peut lui ouvrir une perspective d’avenir distincte de ses parents en étant remarqué par son professeur de musique et en tombant amoureux précisément de sa fille alors que l’attachement en dehors du clan lui est en principe interdit (comme le montre l’abandon du chien dans la séquence d’introduction). Quant à l’accusation « d’embourgeoisement » émise par Gus et par le père de Danny à propos de la vie de famille et de la passion de la musique classique, elle tombe d’elle-même à partir du moment où les « vieux » ont confisqué de façon contre-nature la rébellion qui est le privilège de la jeunesse. La fin tragique de Gus et l’errance sans but de la famille de Danny (« Running on empty » comme le dit le titre en VO, ils tournent à vide) montre que ce choix de vie nihiliste n’en est pas un. Danny ne peut sortir de son aliénation familiale qu’en restant sur place et en prenant racine quelque part. Le tout avec l’aide de sa mère mais aussi de son père qui s’avère moins psychorigide qu’il n’en a l’air. La mort de Gus a souligné que leur existence était une impasse et il aime suffisamment son fils pour lui laisser une chance d’en construire une qui ne le soit pas : « Va changer le monde. Nous avons essayé ».
Si le thème du faux coupable est omniprésent dans toute la filmographie de Alfred HITCHCOCK, le film portant le titre éponyme est un drame sérieux, tourné de façon quasi documentaire sur les lieux d'un fait réel survenu trois ans plus tôt. Le spectateur habitué aux extravagances du maître sera surpris par l'austérité qui émane du film. Il faut dire qu'il s'inscrit, tout comme "La Loi du silence" (1953) réalisé quelques années plus tôt dans une vision empreinte de catholicisme. Manny Balestrero (Henry FONDA) est un martyr qui subit en silence un véritable chemin de croix. Et ce jusqu'à ce que à force de souffrances et de ferveur (il ne se sépare jamais de son chapelet qu'il égrène en plein procès et possède des images pieuses chez lui) un miracle ne se produise: l'arrestation du vrai coupable à qui il ressemble de façon troublante. C'est peut-être là qu'est d'ailleurs la principale limite du film. Contrairement à "La Loi du silence" (1953) où le prêtre n'avait pas la conscience tranquille parce qu'il dissimulait des pulsions et des désirs inavouables, le héros du "Faux coupable" n'a aucune véritable intériorité. En avoir une, ce serait plonger dans les zones grises de l'âme humaine. Or en faisant incarner le bien et le mal par deux personnages différents, Alfred HITCHCOCK prive son héros d'ambiguïté, donc d'épaisseur. Manny est une image pieuse et non un homme. C'est d'autant plus dommage que son calvaire, filmé la plupart du temps en caméra subjective, donne lieu à de belles idées de mise en scène dont le célèbre mouvement de caméra circulaire tournant autour de Manny dans sa cellule qui donne à la fois une impression de vertige tout en suggérant un basculement possible dans la folie. Mais, encore une fois ce qui pourrait rendre enfin le personnage intéressant est porté par quelqu'un d'autre à savoir Rose, l'épouse jouée par Vera MILES qui perd progressivement la raison alors que Manny reste désespérément hiératique.
Le remake récent de Kenneth BRANAGH a fait ressortir l'aspect volontairement suranné du film de Sidney LUMET réalisé en 1974. Celui-ci, bien connu pour son éclectisme, a en effet décidé de donner un cachet de classique des années 30 à son film (pour coller à l'époque de la narration du roman de Agatha Christie) plutôt que de l'ancrer dans le bouillonnement créatif des années 70 dont il était pourtant partie prenante. En résulte un résultat un brin nostalgique, l'impression d'être dans une bulle artificiellement hors du temps dans laquelle il est agréable de se plonger.
En effet cette partie de Cluedo élégante et racée se déguste avec plaisir de par le nombre de grandes stars présentes au mètre carré: Lauren BACALL en grande dame un peu fofolle, Ingrid BERGMAN en bigote, Sean CONNERY en colonel, Anthony PERKINS en proie au complexe d'Œdipe 14 ans après "Psychose" (1960), Jean-Pierre CASSEL pour la touche frenchy, Vanessa REDGRAVE, Jacqueline BISSET, Michael YORK etc. Leurs personnages sont plus intéressants qu'ils n'en ont l'air car ils sont dichotomiques. En apparence, ils ressemblent tous à de lisses images d'Epinal à collectionner mais leurs regards perçants, gestes nerveux incontrôlés et changements parfois brusque d'expression révèlent les êtres réels qui se cachent derrière le rôle qu'ils interprètent. De même l'aspect ludique et mécanique de l'enquête repose sur un substrat tragique très bien souligné dans la séquence introductive et également dans le dénouement qui fait écho au premier film de Sidney LUMET, "Douze hommes en colère" (1957). En effet s'il faut chercher un fil conducteur à son œuvre (dont le caractère disparate est un frein à sa lisibilité), c'est sa critique des institutions (policière, judiciaire, politique, médiatique) et son intérêt pour les gens qui par leurs fonctions ont la responsabilité d'autres vies entre leurs mains. Le policier Hercule Poirot (Albert FINNEY vieilli pour ressembler à un homme de plus de 50 ans) choisit ainsi de sacrifier la vérité pour mettre fin à l'hécatombe en vies humaines provoquée par l'affaire Cassetti alors que les 12 jurés improvisés mettent la leur en danger pour que justice soit rendue.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.