"Witness" est le premier film américain de Peter WEIR. Il n'en perd pas pour autant son regard singulier qui le pousse à s'intéresser à de micro-sociétés vivant en circuit fermé et selon leurs propres règles en marge de la civilisation dominante. Si ce n'était la faute de goût de la musique au synthétiseur qui trahit l'époque où a été tourné le film, celui-ci parvient à épouser la vision du monde d'une communauté qui vit hors du temps: les Amish. Les premières images entretiennent l'incertitude sur l'identité de ce groupe et l'époque dans laquelle il vit. On peut en effet les confondre dans un premier temps avec des juifs orthodoxes (une confusion commise d'ailleurs par le petit Samuel lorsqu'il recherche une silhouette familière dans la gare de Philadelphie) alors que leur anachronisme nous est révélé lorsque leurs carrioles à cheval se retrouvent sur la même route que les engins motorisés. On remarque également que les Amish ne parlent pas l'anglais mais un dialecte allemand issu de leur pays d'origine, la Suisse. Cette volonté de désorienter place le spectateur face à l'étrangeté d'un groupe autarcique dont la première règle est le refus de se conformer au monde qui l'entoure et qui exclue tous ceux qui ne s'y plient pas.
Cependant les films de Peter WEIR font en sorte que ces communautés fermées deviennent poreuses vis à vis de l'extérieur. Dans le cas de "Witness", c'est dans une gare, lieu de passage et de brassage que Samuel (Lukas HAAS), un enfant Amish qui s'est un peu éloigné se retrouve plongé bien malgré lui dans un règlement de comptes sanglant entre policiers véreux et policiers intègres. Il devient en quelque sorte leur otage, les premiers voulant l'éliminer et les seconds le protéger. C'est par ce biais que la violence s'infiltre dans une communauté qui a élevé le pacifisme au rang de dogme. La violence meurtrière mais aussi celle du désir. Car John Book, le policier intègre joué par Harrison FORD n'apporte pas seulement avec lui ses poings, son flingue et ses cartouches mais également son magnétisme animal débridé qui fait rapidement tourner la tête de Rachel (Kelly McGILLIS), la mère de Samuel. Le carcan religieux dans lequel elle a été élevé semble tout d'un coup bien dérisoire pour contenir la violence de ses pulsions. A l'inverse, l'expérience immersive vécue par John Book au sein de la communauté agit comme un retour aux sources. Peter WEIR a pu s'appuyer sur le passé de charpentier de Harrison FORD dont c'est le premier film intimiste pour nous offrir la très belle scène œcuménique de la construction de la grange qui frappe par son authenticité et son harmonie. Enfin, de façon plus anecdotique, c'est le premier film où apparaît Viggo MORTENSEN dans un rôle de figuration (il joue l'un des membres de la communauté).
L'intrigue de "L'invraisemblable vérité", le dernier film américain de Fritz LANG semble truffée d'invraisemblances et en partie cousue de fil blanc. Je dis bien "semble" car à la réflexion (et la réflexion avec un tel film est indispensable), cette impression est sans doute voulue pour susciter un maximum de confusion, le film n'étant qu'une gigantesque manipulation des personnages les uns envers les autres mais aussi de Fritz LANG vis à vis du spectateur. Au départ, l'histoire se présente comme un plaidoyer contre la peine de mort. A la manière de l'armée dans l'Affaire Dreyfus mais pour la "bonne cause", Austin Spencer (Sidney BLACKMER), le directeur d'un grand journal propose à son futur gendre, le romancier Tom Garrett (Dana ANDREWS) de fabriquer de faux indices pour se faire passer pour coupable dans une affaire de meurtre tout en fabriquant en même temps de vraies preuves le disculpant. L'idée est de faire juger et condamner Tom afin de prouver que la machine judiciaire peut envoyer un innocent à la mort. Mais il se pourrait que démêler le vrai du faux ne soit pas aussi simple. Aucun des deux hommes n'est animé d'intentions philanthropiques. Spencer souhaite se faire de la publicité pour augmenter ses ventes en se payant la tête du procureur Roy Thompson (Philip BOURNEUF) qui se montre impitoyable avec les accusés pour mieux servir son ambition de devenir gouverneur. Quant à Tom Garrett, personnage insondable, le spectateur se demande longtemps pourquoi celui-ci accepte aussi facilement de se mettre dans une situation inconfortable voire dangereuse. Il se demande aussi pourquoi il laisse toutes les preuves de son innocence dans les mains de Spencer. On se dit, et s'il lui arrivait quelque chose? Et si les preuves disparaissaient? Evidemment cela ne manque pas d'arriver et cela paraît bien gros aux yeux du spectateur qui se dit qu'il en aurait au moins gardé une sur lui comme "assurance-vie". Sauf que rien de ce que nous avons cru voir ne correspond à la vérité et qu'une fois celle-ci dévoilée lors d'un twist final à la "Usual suspects" (1995), ces "preuves" prennent un tout autre sens, proche de celui du précédent film de Fritz LANG, "La Cinquième victime" (1956) avec lequel "L'invraisemblable vérité" forme un diptyque particulièrement sombre et amer en forme de bilan sans appel sur la gangrène qui ronge la société américaine (et que Fritz LANG quittera bientôt comme il avait fui l'Allemagne au début des années 30). Ces preuves d'innocence pourraient bien être des indices de culpabilité, des sortes de selfies flattant le narcissisme morbide du criminel. Tom Garrett a beau avoir une apparence respectable et un flegme à toute épreuve, il ne cesse de commettre des actes manqués, comme celui de revenir sans cesse sur les lieux du crime. Ou de laisser tout ce qui pourrait l'innocenter entre les mains d'une seule et fragile vie humaine. Ou de lâcher au plus mauvais moment un prénom compromettant. Et le spectateur floué d'en arriver à souhaiter sa mort c'est à dire d'être excité dans ses bas instincts, mis dans la peau du lyncheur de base. Bref, un film peut-être un peu trop froid et intellectuel mais diaboliquement intelligent et qui demande un certain recul pour en apprécier toute la portée.
" La tonalité de ce film est peut-être un aperçu du film que je souhaite entreprendre maintenant, cette critique de notre vie contemporaine, où personne ne vit sa vie personnelle. Chacun est toujours soumis aux obligations de son travail qui sont très importantes pour lui. Après tout, l'argent c'est très important"
Cette citation de Fritz LANG extraite d'un entretien qu'il a accordé à propos de la "Cinquième victime" à Jean DOMARCHI et Jacques RIVETTE dans les Cahiers du cinéma donne effectivement le ton du premier volet de son ultime diptyque américain: ironique et sans pitié. "La cinquième victime" est une satire au vitriol d'un microcosme journalistique gangrené par l'arrivisme. A travers lui c'est l'obsession de la société américaine pour la réussite matérielle (c'est à dire l'argent et le pouvoir) qui est épinglée. Aucun personnage n'est épargné dans cette histoire, tous apparaissant comme des coquilles vides courant après des désirs mortifères:
- Le fils du patron Walter Kyle (Vincent PRICE) est un héritier aussi nul que dégénéré qui jouit de son pouvoir en inventant un petit jeu pervers: faire miroiter à trois de ses sous-chefs un poste pour lequel ils se boufferont le nez.
- Sa femme Dorothy (Rhonda FLEMING) le cocufie avec l'un des trois sous-chefs pour mieux assoir son propre petit pouvoir. Tout comme la chroniqueuse mondaine Mildred Donner (Ida LUPINO) elle est vénale et manipulatrice. Toutes deux ne se départissent jamais de leur masque à rictus sardonique tout au long du film. Mildred a seulement l'avantage sur Dorothy d'être très drôle avec un sens de la répartie qui rappelle la screwball comédie en milieu journalistique "La Dame du vendredi" (1940) de Howard HAWKS, tiré de la pièce de Ben HECHT, "The Front Page".
- Les trois chefs de service dévorés par l'ambition sont prêts à tout pour gagner la compétition. Chacun a sa technique pour l'emporter: sexe, argent, informations. Harry Kritzer (James CRAIG) espère arriver en se faisant recommander par Dorothy dont il est l'amant. Mark Loving (George SANDERS abonné aux rôles de salaud), séducteur/harceleur est prêt à lyncher sur la place publique un pauvre innocent qui était là au mauvais endroit au mauvais moment (thème langien par excellence) pour faire croire qu'il a résolu l'énigme du tueur au rouge à lèvres avant les autres. Seule la crainte d'être poursuivi en diffamation le fait reculer. Enfin Jon Griffith (Thomas MITCHELL) utilise la vedette du journal TV Edward Mobley (Dana ANDREWS) qui se sert de sa propre fiancée Nancy Liggett (Sally FORREST) comme appât pour attirer le tueur. Pas très joli-joli tout ça.
- Le tueur enfin (John BARRYMORE Jr.) est comme dans "M le Maudit" (1931) le symptôme de cette société malade. Avec une justesse visionnaire il est dépeint comme accro à la célébrité médiatique. Fritz LANG montre comment à chaque nouveau crime il prend de plus en plus de risques, laissant des indices permettant de le reconnaître. On pense notamment aux mises en scène sur les réseaux sociaux. Ironiquement, son "double" médiatique est Edward Mobley qui le provoque en direct à la TV et comprend tellement bien son fonctionnement qu'il ne peut être lui-même qu'une âme de serial killer en puissance. Car les médias sont dépeints comme des vampires assoiffés de sang, les tueurs leur fournissant le carburant dont ils ont besoin et vice versa.
"Les Disparus de Saint Agil" sorti à la fin des années 30 appartient à un genre qui faisait fureur à l'époque dans le cinéma français, celui du film de pensionnat (pour n'en citer que quelques uns: "Zéro de conduite" (1933), "Merlusse" (1935), "La Cage aux rossignols" (1944) etc.). Ici cependant, le pensionnat devient la la métaphore d'une France xénophobe et repliée sur elle-même. Les professeurs ont des attitudes plus rances les unes que les autres, résumées par celui qui proclame que "Bons ou mauvais, c'est toujours avec les étrangers que nous auront la guerre" (le film est rempli de punchlines bien senties écrites mais non signées d'un certain Jacques PRÉVERT dont les idées antimilitaristes et antifascistes imprègnent le film). Bien que l'action se situe à la veille de la première guerre mondiale, il est évident que le film fait allusion à l'imminence d'un nouveau conflit ce que nul ne pouvait plus ignorer en 1938. Et ce qui est remarquable, c'est que le réalisateur Christian JAQUE prend parti pour l'étranger et contre les français comme s'il avait senti que le sauvetage de la France ne viendrait pas pour l'essentiel de ses habitants de souche mais de l'extérieur. Comme s'il avait le don de prédire l'avenir, il rend hommage dans son film à la fois aux Etats-Unis et aux réfugiés allemands anti nazis alors qu'il n'est pas difficile de deviner que les enseignants du pensionnat sont de futurs collaborateurs en puissance. Il y en a même un, Lemel joué par Michel SIMON qui annonce bien la couleur brune avec sa petite moustache et sa frustration de peintre raté ^^^^.
L'hommage de Christian JAQUE est aussi bien dans le contenu du film que dans sa forme. Les trois membres de la société secrète des "Chiche-Capons", Baume, Sorgue et Macroy ne rêvent que de s'échapper du pensionnat pour aller aux Etats-Unis. En attendant de s'évader pour de bon, ils quittent leur lit la nuit pour aller conspirer dans la salle de sciences naturelles sous l'orbite bienveillante du squelette Martin ^^. Il n'est guère étonnant que le quatrième membre de cette petite contre-société en rupture de ban devienne le professeur Walter qui bien qu'enseignant l'anglais symbolise l'Allemagne à travers son interprète, Erich von STROHEIM. Celui-ci est (ô surprise) la bête noire des autres professeurs et tout spécialement de Lemel. Dans une scène-clé, Walter propose aux enfants une dictée basée sur le livre de H.G. Wells "L'Homme invisible", métaphore de celui qui est rejeté par la société. Mais contrairement à Lemel qui est aigri et paranoïaque, Walter a conservé son âme d'enfant. Il est le seul membre de l'équipe à être capable de se mettre à leur place et à prôner des méthodes éducatives moins coercitives ce qui le fait encore plus mal voir des autres en le rendant décidément "inassimilable". En rejoignant les enfants, il choisit l'avenir alors que l'équipe professorale représente le passé gangrené par la haine et la corruption. Et Christian JAQUE d'appuyer cet hommage en situant son film à la lisière du fantastique avec des apparitions/disparitions inexpliquées qui donnent notamment au personnage joué par Robert LE VIGAN un caractère spectral (l'homme invisible, c'est lui!). La mise en scène suggère l'aspect quasi surnaturel de ces disparitions ainsi que les éclairages expressionnistes tout droit sortis des films muets allemands des années 20 qui rendent le pensionnat inquiétant et mystérieux, son prolongement étant le moulin dans la forêt, proche des contes de fées. D'autre part, le caractère policier de l'intrigue le rapproche aussi des films noirs américains qui étaient réalisés à la même époque.
George CUKOR est surtout connu pour ses comédies."Gaslight" réalisé pendant la guerre révèle une autre facette de son talent. Il s'agit d'un sommet du thriller psychologique et gothique qui doit absolument être redécouvert tant pour sa valeur intrinsèque que pour l'influence qu'il a exercé par la suite. Il est passionnant d'analyser par exemple la relation étroite qu'il nourrit avec les films de Alfred HITCHCOCK situés dans la même période. Comme "La Corde" (1948), l'histoire est tirée d'une pièce de théâtre de Patrick Hamilton qui avait déjà été adaptée au cinéma par les anglais en 1939. La résidence lugubre et hantée ainsi que la servante maléfique rappellent "Rebecca" (1939) alors que le comportement du mari fait penser à " Soupçons" (1941). Mais à l'inverse, "Les Amants du Capricorne" (1949) découle du film de George CUKOR. Tout d'abord parce que l'on retrouve dans les rôles principaux Ingrid BERGMAN et Joseph COTTEN et ensuite parce que des thèmes, des images voire des scènes entières font écho à "Gaslight": la femme malade et cloîtrée, la connivence entre la servante et le mari, les gros plans sur le visage apeuré de Ingrid BERGMAN, la séquence mondaine qui tourne au fiasco par la faute du mari. Quant au thème de la demeure victorienne hantée et maléfique, il se prolonge bien au-delà des années 40. "Psychose" (1960) toujours de Alfred HITCHCOCK en est l'exemple le plus évident (le plan de l'ombre de la mère qui passe devant la fenêtre est repris d'ailleurs de "Gaslight") mais beaucoup plus récemment dans le domaine littéraire, la sinistre demeure londonienne des Black située au 12 Square Grimmaurd dans la saga "Harry Potter" de JK Rowling est la copie conforme du 9 Square Thorton de "Gaslight".
Comme d'autres films gothiques de la même période tels que "Dragonwyck" (1946) de Joseph L. MANKIEWICZ, "Gaslight" est une remarquable description des mécanismes de l'emprise conjugale. Tellement remarquable que le terme "gaslighting" a pris un nouveau sens après le film: celui d'une technique de manipulation consistant à faire douter la victime de sa propre santé mentale. Grégory, le personnage du mari manipulateur joué de façon remarquable par Charles BOYER commence par fondre sur sa proie et ne plus la lâcher. George CUKOR nous fait comprendre dès le départ qu'il s'agit d'un prédateur. Lorsque Paula (Ingrid BERGMAN) lui demande de lui laisser faire un voyage seule pour prendre le temps de décider si elle l'épouse ou non il fait semblant d'acquiescer mais au moment où elle sort du train, on voit soudain sa main surgir dans le cadre et l'agripper par le bras. On comprend alors qu'il ne lui laissera aucun répit. Lors de leur lune de miel, Cukor filme Grégory au premier plan comme une silhouette noire floue et de dos, contemplant tel un oiseau de proie sa future victime vêtue de blanc dormir dans le fond du champ. La manipulation peut commencer. Grégory obtient sans difficulté de Paula d'aller vivre dans la maison où dix ans plus tôt la tante de cette dernière a été assassinée. Il s'ingénie à la couper de l'extérieur et à lui faire perdre confiance en elle et en ses facultés mentales. Il lui fait croire qu'elle a des visions, qu'elle perd la mémoire, qu'elle a des absences. Il souffle sans arrêt le chaud et le froid pour mieux la déstabiliser et l'affaiblir, le tout avec la complicité de Nancy, la servante dévergondée avec laquelle il joue un jeu de séduction assez pervers (pour son premier rôle à seulement 17 ans, Angela LANSBURY future héroïne de la série "Arabesque" crève l'écran). On flirte avec le fantastique suggéré par l'atmosphère expressionniste et le fait que Grégory et Paula rejouent l'histoire de Boris et d'Alice dix ans plus tôt dont ils sont les "réincarnations". L'un joue sur sa double identité, l'autre est la nièce de la défunte et lui ressemble trait pour trait comme Brian (Joseph COTTEN, l'admirateur d'Alice et le sauveur de Paula) le lui fait remarquer. Néanmoins cet aspect de l'histoire n'est que survolé et sera beaucoup mieux exploité par... Alfred HITCHCOCK, encore lui dans "Vertigo" (1958).
En 1924, Leopold et Loeb, deux fils de la haute bourgeoisie de Chicago multiplient les actes de délinquance avant de commettre un meurtre gratuit au nom de leur prétendue "supériorité intellectuelle" justifiée par une lecture dévoyée de la théorie du surhomme de Nietzsche.
Ce fait divers qui a défrayé la chronique est à l'origine de la pièce "Rope's Play" de Patrick Hamilton qui a ensuite été adaptée par Alfred HITCHCOCK dans "La Corde" (1948). Mais il a également donné lieu à un roman "Crime" écrit par Meyer Levin dont est dérivé le film de Richard FLEISCHER. Celui-ci est très différent de celui de Alfred HITCHCOCK: plus scolaire, moins flamboyant, il menace même dans sa dernière partie de sombrer dans les lourdeurs du film-dossier, n'en étant sauvé que par la prestation de ce monstre de charisme qu'est Orson WELLES. Néanmoins en dépit de ce caractère appliqué, il est passionnant, surtout dans sa première partie. Il analyse en effet remarquablement les ressorts de la dérive criminelle des deux jeunes garçons. Historiquement et sociologiquement, la reconstitution des années 20 n'est qu'un vernis derrière lequel on reconnaît le contexte des années cinquante, celui de la "La Fureur de vivre" (1955) avec lequel le film de Richard FLEISCHER a des points communs. Arthur (Bradford DILLMAN) et Judd (Dean STOCKWELL) ont des relations avec leur famille marquées par l'incompréhension, l'indifférence et l'incommunicabilité. Le premier a des parents absents qui sont en représentation sociale permanente et la personnalité du second lui vaut des récriminations moralisatrices lui reprochant de ne pas entrer dans le moule du jeune homme américain viril qui fait du sport et tombe les filles. En rupture sociale et familiale, psychologiquement fragiles, les deux hommes se replient sur eux-mêmes et rejettent l'extérieur, ses lois et sa morale. L'effet miroir pathogène joue à plein même s'ils ne sont pas dans une relation d'égalité mais de domination-sujétion à caractère homosexuel sado masochiste. Artie le beau parleur est le mâle dominant et pervers du couple. Son penchant malfaisant est intimement liée à son besoin de toute-puissance. Si la pulsion criminelle émane de lui, c'est en ordonnant à Judd de l'exécuter qu'il tire le maximum de jouissance de son pouvoir. C'est aussi celui qui aime revenir sur les lieux du crime juste pour le plaisir de manipuler les enquêteurs en les lançant sur de fausses pistes. Judd, plus réservé cache derrière une apparence froide et des arguments intellectuels glaçants une nature tourmentée. Là où Arthur affiche un sourire carnassier, lui apparaît souffreteux et proche de l'évanouissement. Il a beau être sous l'emprise d'Arthur, une part de lui sabote ses plans: il ne peut écraser l'ivrogne comme il ne peut violer Ruth (Diane VARSI) comme il ne peut accepter de porter seul le chapeau du crime contre Kessler comme il ne peut s'empêcher de semer des indices qui vont les confondre. Enfin dans un film très axé sur la parole, l'argumentaire contre la peine de mort de l'avocat a d'autant plus de force qu'il établit un parallèle entre la bestialité de l'acte des garçons et celle de l'opinion publique, l'institution ne faisant qu'assouvir son goût du sang. La société ne peut progresser qu'en se montrant humaine vis à vis ce ceux qui ont commis des actes inhumains et non en rajoutant le crime au crime.
"La Taverne de la Jamaïque" est le dernier film britannique de Alfred HITCHCOCK et sa première adaptation d’un roman de Daphné du Maurier avant les deux chefs d’œuvre que sont "Rebecca" (1939) et "Les Oiseaux" (1962). Si "La Taverne de la Jamaïque" est loin d’atteindre ce niveau (le scénario est peu palpitant et le rythme laborieux) il s’agit d’un des rares films tournés par Hitchcock qui se situe dans une autre époque (les autres sont "Le Chant du Danube" (1934) et "Les Amants du Capricorne") (1949). L’atmosphère expressionniste y est particulièrement travaillée pour faire ressortir dualités et faux-semblants. La taverne biscornue s’oppose en tous points au manoir aristocratique néo-classique de Sir Humphrey Pengallan (Charles LAUGHTON). Pourtant derrière cette façade respectable, l’âme de ce dernier s’avère aussi tordue que l’escalier et les murs du repaire des bandits. De l’aveu même de Alfred Hitchcock, Pengallan, faux juge de paix et vrai commanditaire des crimes commis par les bandits est un avatar du « Dr Jekyll et Mr Hyde », sa duplicité étant soulignée par le jeu outrancier de Charles LAUGHTON. Hitchcock éprouve un plaisir sadique à jeter Maureen O HARA (dont c’était le premier rôle important) dans les pattes de ce monstre libidineux et de ses sbires. Il est d’autant plus dommage que Hitchcock n’ait pas offert au personnage joué par Charles LAUGHTON un pendant digne de ce nom. Jem Treharne (Robert NEWTON), le bandit sauvé par Mary Yellard du lynchage s’avère en effet être un officier de justice tout ce qu’il y a de plus plan-plan. Heureusement qu’il y a Mary pour incarner la lumière face aux ténèbres. La scène où elle hisse un tissu enflammé en haut d’un mât pour empêcher un bateau de s’échouer est particulièrement évocatrice.
"Le Procès Paradine" aurait pu être un grand Hitchcock. On reconnaît d'ailleurs par moments l'empreinte du cinéaste. Il y a du "Vertigo" (1958) dans le duel à distance que se livrent la blonde épouse de l’avocat Anthony Keane et la brune et vénéneuse Mrs Paradine qui l’a fait chavirer en un seul regard. Il y a du "Rebecca" (1939) dans le passage gothique de la visite au manoir et dans l’allure de veuve noire de Mrs Paradine qui détruit tous les hommes qui ont le malheur de croiser son chemin. Il y a du "Les Amants du Capricorne" (1949) dans l’opposition de classe traversant le triangle amoureux du mari, de la femme et de l’amant, ce dernier étant le valet de chambre du premier. Le mépris de classe est également bien perceptible chez l'avocat Anthony Keane qui s'acharne à vouloir faire accuser le valet en lieu et place de Mrs Paradine. Il y a enfin le goût pour les expérimentations formelles telles que le plan circulaire qui tourne autour de Mrs Paradine lors de l’entrée et de la sortie de son amant du tribunal comme si elle avait des yeux derrière sa tête permettant de le voir.
Mais le film souffre de son caractère procédural et surtout d'une trop grande emprise du producteur David O. SELZNICK (avec lequel Alfred HITCHCOCK était en conflit, c'est d'ailleurs le dernier film sur lequel ils ont travaillé ensemble) qui impose un académisme étouffant, dans le choix du casting notamment. Gregory PECK, abonné aux rôles d’avocat ne fait pas british et n’arrive pas non plus à nous faire croire à son soudain envoûtement amoureux, lequel apparaît par conséquent assez ridicule. Louis JOURDAN qui joue le valet est aussi expressif qu’une huître et rend son personnage incompréhensible (il est également sans doute mal écrit). Alida VALLI la séductrice manipulatrice est belle mais trop hiératique pour susciter une quelconque émotion. Ann TODD qui joue l'épouse est transparente. Heureusement qu’il y a Charles LAUGHTON (qui a l'air de s'ennuyer ferme) pour secouer de temps à autre la torpeur de l'ensemble.
"Le Petit César" est l'un des piliers fondateurs du film de gangsters dont il a contribué à fixer les codes dans le cinéma parlant, repris et popularisés ensuite notamment par "Scarface" (1931) de Howard HAWKS. C'est aussi un film novateur de par son approche. Il infiltre le milieu des gangsters et le montre de l'intérieur au lieu de se placer du point de vue des forces de l'ordre. C'est également un film de crise (le contexte de Grande Dépression a imposé un budget réduit), sans fioritures. Il va à l'essentiel. Comme ses successeurs, il narre l'ascension, l'apogée et la chute éclair d'un caïd d'origine immigrée issu des bas-fonds (librement inspiré de la biographie d'Al Capone). Rico se distingue par son ambition et son ego démesuré ainsi que sa détermination sans scrupules qui lui permet de gravir les échelons dans une version perverse du rêve américain. Perverse et grotesque car en dépit de ses costumes de plus en plus élégants et de ses tentatives d'imitation des codes de la haute sphère de la pègre, Rico conserve son comportement de rustre mal dégrossi. Et en dépit de ses attitudes bravaches, Rico a une faille et pas des moindres puisqu'elle le perdra. En effet tout au long du film, il ne cesse de proférer des propos virilistes glorifiant l'inflexibilité et fustigeant la mollesse et le sentimentalisme ("l'amour c'est de la guimauve"), tous ceux qui s'y livrent étant qualifié du terme homophobe de "lavette". Pourtant c'est un autre homme qui le fait reculer, Joe Massera qu'il n'arrive pas à complètement plier à cette loi puisqu'il le considère comme son ami (alors qu'il combat par ailleurs tout espèce de sentiment jugé comme une faiblesse). De plus Joe est danseur ("ce n'est pas le travail d'un homme") at a une fiancée qui veut lui faire quitter un milieu "qu'on ne quitte pas". Bref, cela sent la transgression à plein nez et c'est bien cela qui donne toute son envergure tragique au personnage de Rico (qui sinon en serait juste resté au statut de pitoyable petit psychopathe). C'est le film qui a révélé Edward G. ROBINSON dans un rôle à contre-emploi de ce qu'il était vraiment (il détestait les armes à feu). Il crève l'écran et impose son physique singulier à la Jabba The Hutt, loin, très loin des standards hollywoodiens.
"L'ennemi public" sorti en 1931 fait partie des œuvres matricielles du film de gangsters. Si le genre a été éclipsé dès le début de la décennie suivante par celui du film noir, il s'est perpétué dans le cinéma américain sous forme de clins d'oeils. "Key Largo" (1948) rend hommage à "Little Caesar" (1930) au travers du personnage joué par Edward G. ROBINSON, "Certains l'aiment chaud" (1959) dans lequel joue George RAFT reprend le tic de la pièce qu'il lançait dans "Scarface" (1931), le pamplemousse pressé de "L'Ennemi public" et le surnom "Petit Bonaparte" est décalqué sur "Little Caesar" (1930). Dans les années 70-80, le genre connaît une véritable consécration avec une nouvelle génération de cinéastes qui proposent d'éblouissantes versions "opératiques" des films des années 30: la saga du "Parrain" de Francis FORD COPPOLA, le remake de "Scarface" (1983) de Brian De PALMA ou encore "Il était une fois en Amérique" (1984) de Sergio LEONE qui s'inspire beaucoup de "L'Ennemi public".
Ce qui frappe à la vision du film de William A. WELLMAN, c'est sa touche de réalisme. Lequel s'incarne dans un aspect documentaire et biographique (voire psychologique, la brutalité du père flic s'avérant déterminante dans la violence du fils et sa décision de rejoindre la pègre), le refus de l'héroïsation des personnages et l'interprétation marquante de James CAGNEY un acteur vif et teigneux qui aime aller au contact, que ce soit la pichenette par lequel il exprime son affection ou à l'inverse le jet du demi-pamplemousse sur le visage de celle qui a le malheur de l'irriter. Il aurait pu être boxeur mais en fait il était danseur, il esquisse d'ailleurs quelques pas d'une grande dextérité au cours du film. Il n'en reste pas moins que les rapports entre lui et les femmes sont brutaux et empreints de bestialité, les seules relations un tant soit peu sentimentales qu'il se permette relevant de l'amitié virile. Néanmoins, le film de William A. WELLMAN est également romanesque, ne serait-ce que par sa structure narrative qui montre l'ascension puis la chute d'un caïd au temps de la prohibition. Il ne pouvait en être autrement car bien que datant de l'ère pré-code, le réalisateur se sent obligé de prouver qu'il n'a aucune complaisance pour les gangsters. D'où des cartons moralisateurs et une image accompagnant le générique montrant un mur symbolisant la voie sans issue que représente ce choix de vie.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.