"La cible vivante" est une oeuvre de jeunesse de Anthony MANN, non exempte de maladresses. Des personnages peu nuancés, une abondance de dialogues donnant une impression de théâtre filmé au détriment de la narration par l'image ne permettent pas à ce film d'atteindre le niveau d'un "Assurance sur la mort" (1944) avec lequel il partage pourtant certaines caractéristiques dont son récit en flashback de la bouche d'un agonisant qui se confesse avant de mourir. Il faut dire que "La cible vivante" tout en étant un film noir typique des années 40 se situe également dans l'univers du music-hall d'où sont provenus nombre d'artistes du septième art. Il y a une continuité jusque dans le titre entre le ventriloque de "The Great Gabbo" (1929)" et le tireur d'élite de "The Great Flamarion" (titre en VO de "La cible vivante") avec dans les deux cas Erich von STROHEIM dans le rôle de la vedette de cabaret misanthrope et tourmentée (voire même criminelle comme dans "Le Masque de Dijon") (1946). Sauf que film noir oblige, il est ici la marionnette d'une redoutable manipulatrice, Connie (Mary Beth HUGHES) qui l'utilise pour se débarrasser de son mari devenu trop encombrant (Dan DURYEA qui officiait à la même époque chez Fritz Lang). La femme fatale et ses jeunes amants étant caricaturaux au possible, c'est Flamarion qui suscite le plus d'intérêt, Erich von STROHEIM jouant sur plusieurs registres comme il joue de la gâchette dans le film. Ses revolvers acquièrent d'ailleurs une troublante dimension érotique notamment par le fait que les tirs très précis de Flamarion peuvent déshabiller Connie sans la blesser.
Jugement dernier d'une communauté de dégénérés servant de parabole à une humanité sur le point de basculer dans l'horreur du second conflit mondial (comparable en cela à "La Règle du jeu" de Jean Renoir), "Coup de torchon" est un film déconcertant, inclassable qui marque l'esprit par son contraste de noirceur et de drôlerie, son atmosphère déjantée, surréelle et cynique, son humour pince-sans-rire, registre dans lequel Philippe Noiret et Isabelle Huppert s'illustrent particulièrement, ses répliques magistrales ("ce n'est pas parce qu'on met la tentation à portée de main qu'il faut se laisser tenter"; "s'en prendre à vous c'est comme qui dirait un devoir civique!"; "T'es ombrageux, tu commences à m'ombrager, tu mets les gens à l'ombre" etc.), ses plans séquences remarquables. Bref en tous points un film qui ne ressemble à aucun autre. Si dans mon cœur, c'est "La Vie et rien d'autre" qui demeure mon Tavernier préféré, "Coup de torchon" est certainement celui que je trouve le plus brillant.
Les séquences d'ouverture et de fermeture du film qui se répondent le situent sur un plan métaphysique avec l'apparition d'un justicier vengeur (Philippe Noiret) près d'un groupe d'enfants souffrant de la faim et du froid. Une éclipse solaire souligne le caractère messianique du personnage. Pourtant à la fin il est devenu tellement nihiliste qu'il en arrive à menacer les enfants eux même après avoir repoussé sa seule chance de salut (l'amour de l'institutrice, seul personnage non corrompu du film). Il faut dire que Lucien (Lucifer?) Cordier est un piètre représentant de l'ordre, un policier d'une affligeante médiocrité, veule et laxiste, à l'image de sa communauté où ne règnent que les pulsions les plus viles, la bêtise la plus crasse. L'atmosphère est parfaitement résumée par les latrines qui se trouvent sous son balcon: ça pue en lui, chez lui et autour de lui. Entre sa femme (Stéphane Audran) qui le méprise et le cocufie sous son nez avec son prétendu frère (Eddy Mitchell), son supérieur macho et raciste (Guy Marchand) qui lui donne des coups de pied aux fesses, les proxénètes du coin (Jean-Pierre Marielle et Gérard Hernandez) qui en ont fait leur souffre-douleur, l'autorité qu'est censé représenter Cordier ne cesse d'être humiliée. C'est en s'autoproclamant le bras armé d'une autorité supérieure que Cordier se métamorphose de paillasson en tueur et manipulateur diabolique, réussissant à tous les coups à faire endosser ses crimes par d'autres que lui. Tout cela sur fond de colonialisme (l'histoire se déroule au Sénégal en 1938) et de marche à la guerre (avec une allusion aux accords de Munich). Et si le fond de l'affaire est éminemment tragique, son traitement est proche d'une bouffonnerie à la lisière du fantastique. L'idée la plus dingue de ce point de vue est de faire jouer à Jean-Pierre Marielle deux rôles, celui du maquereau victime de Cordier et plus tard celui de son frère jumeau qui fait figure de revenant. Mais n'est-ce pas finalement le reflet du dédoublement de Cordier lui-même, ce pauvre type inoffensif en apparence qui cache dans ses entrailles un dangereux assassin illuminé?
Inspiré d'un roman de Curt Siodmak, "Donovan's Brain", "The Lady and the Monster" est un film Republic, studio spécialisé dans la production de séries B pour lequel Erich von Stroheim avait déjà joué 10 ans auparavant dans "Le Crime du docteur Crespi". Il enfile donc encore une fois ses habits de savant fou obsédé par les trépanations sauf que cette fois le professeur Mueller n'est qu'un second rôle rapidement dépassé par sa créature, le cerveau d'un milliardaire qu'il a extrait de sa boîte crânienne après son décès pour lui permettre de continuer à vivre dans un bocal de laboratoire. Le premier rôle est en effet tenu par son assistant, le Dr Patrick Cory (Richard Arlen) qui se fait posséder par le fameux cerveau au travers du lien télépathique qu'il a établi avec ce dernier. Manipulé par ce nouveau Dr Mabuse (l'atmosphère et le contexte rappellent le film de Fritz Lang de 1932), Patrick se met à contrefaire la signature du milliardaire pour lui soutirer ses billets de banque afin de faire rouvrir par des moyens peu avouables le procès d'un condamné à mort, M. Collins qu'il veut faire innocenter (on ne saura le comment du pourquoi qu'à la fin du film). Quant à ceux qui l'en empêcheraient, il est prêt à leur régler leur compte ^^. L'avantage de cette intrigue policière, c'est qu'elle permet au film de monter en puissance, les 10 dernières minutes faisant même l'objet d'un suspense insoutenable (le Dr Cory va-t-il tuer Janice, sa fiancée jouée par Vera Ralston avant qu'elle ne parvienne à le libérer de cette emprise maléfique?) Ainsi en dépit de ses moyens limités et de son âge, "The Lady and the Monster" est un film de genre très habilement construit et mené sans temps mort jusqu'aux toutes dernières secondes grâce à l'expérience de son metteur en scène George Sherman (qui faisait alors une entorse à son genre de prédilection, le western).
Avant-dernier film tourné par Erich von Stroheim sur le territoire américain, "Le masque de Dijon" est une production fauchée du studio P.R.C (pléonasme ^^) tournée par un spécialiste de la série B, Lew Landers. Son film le plus connu est "Le Corbeau" (1935) avec Boris Karloff et Bela Lugosi (rien à voir avec Clouzot ^^) d'après une nouvelle de Edgar Allan Poe, inépuisable source d'inspiration de ce type de production. Pour mémoire, "Le Crime du docteur Crespi" tourné en 1935 par John H. Auer avec (déjà) Erich von Stroheim s'inspirait lui aussi d'une nouvelle de l'écrivain. "Le masque de Dijon" doit sa postérité à la présence d'Erich von Stroheim dans un rôle qui rappelle "The Great Gabbo" (1929), c'est à dire celui d'un d'illusionniste irascible et goujat qui utilise ses pouvoirs pour se venger du prétendu amant de sa femme dont il est extrêmement jaloux (ce qui ne l'empêche pas de la mettre plus bas que terre puis de la répudier). Ce personnage paranoïaque sombrant dans la folie meurtrière et aveuglé par son désir de toute-puissance est un cousin d'une autre figure familière à Erich von Stroheim: le savant fou. Autrement dit il est comme chez lui dans ce registre et la réalisation honnête avec une atmosphère de film noir et une fin cyclique assez maligne se laisse tout à fait voir.
Ce qui rend "Slumdog Millionnaire" passionnant, au-delà de la montée en puissance permise par sa construction et son caractère de conte de fée, c'est qu'il est paradoxalement en prise directe avec la réalité contemporaine, illustrant le va et vient permanent qui existe entre l'identité indienne du film et le contexte de mondialisation dans lequel il s'inscrit. Le titre évidemment fait référence à l'aspect le plus évident de cette mondialisation, le jeu "Qui veut gagner des millions?" décliné à la sauce indienne encore que celui-ci soit également le fruit de l'héritage colonial puisqu'il est d'origine britannique (nationalité par ailleurs du réalisateur Danny Boyle). Mais dans sa deuxième partie, le film montre aussi l'émergence de l'Inde en tant que grande puissance économique mondiale avec la construction des tours de bureaux dans les villes, le centre d'appel affichant des pendules aux différentes heures du monde ou le développement du tourisme international à travers le symbole qu'est le Taj Mahal. Cette modernisation coexiste toujours cependant avec la grande pauvreté, démultipliée par le fait que l'Inde est un géant démographique. A Mumbai (anciennement Bombay), les bidonvilles poussent dans les moindres interstices urbains et ce comme on peut le voir dans le film, jusqu'au pied de l'aéroport. Le héros de l'histoire, Jamal Malik en est issu ce qui rend improbable son isolent succès aux questions du jeu. Mais lorsqu'il est forcé de raconter comment il connaît les réponses, il raconte ses expériences et démontre que la culture de la rue est tout aussi influencée par la mondialisation que celle des élites. Une mondialisation sale et sombre, celle des mafias et des trafics, celle qu'a épousé Salim, le frère de Jamal alors que ce dernier a opté pour la "shining India", celle qui séduit le spectateur. Les couleurs saturées de l'image, le rythme échevelé de l'action, l'incroyable énergie qui se dégage du film et son clip final euphorisant ("Jai Ho") proviennent directement des canons du cinéma bollywoodien. "Slumdog Millionnaire" à l'image de la mondialisation peut être qualifié de film masala (métissé) parce qu'il mélange les genres (thriller, romance, social, conte, documentaire, reconstitution et images prises sur le vif dans la rue, au milieu de la foule) ainsi que les cultures. Ce qui explique aussi son succès mondial.
"La Rue Rouge" est le remake américain de "La Chienne" (1931) de Jean RENOIR tout en étant le film jumeau de "La Femme au portrait" (1945) le précédent film réalisé par Fritz LANG. Le site Critikat a d'ailleurs rebaptisé le film "La Chienne au portrait" ^^ mais il aurait également pu s'appeler "La Chatte au portrait" puisque le personnage féminin est surnommé Kitty ^^. De ce fait bien qu'intéressant par lui-même, il est assez amusant de le comparer à ses modèles pour en déduire les ressemblances et les différences.
Par rapport au film de Jean RENOIR, il est clair que la contrainte majeure du code Hays alors en vigueur aux Etats-Unis a sensiblement modifié l'œuvre en rendant sous-jacent ce qui était explicite. Ainsi pour comprendre que Kitty (Joan BENNETT) est une prostituée et non une "actrice" comme elle se définit elle-même, il faut se référer au titre qui est une allusion à la grande prostituée de Babylone dans l'Apocalypse selon Saint-Jean ainsi qu'à son comportement vénal et vulgaire (il est rare dans un film hollywoodien de cette époque ou tout est léché de voir le laisser-aller dans lequel elle vit). De même, l'attitude de Johnny (Dan DURYEA) son amant qui ne cesse de la jeter dans les bras d'hommes pour qu'elle leur soutire de l'argent permet de comprendre qu'il est son maquereau sans que jamais cela ne soit dit. Fritz LANG flirte ainsi avec l'interdit, il s'est d'ailleurs attiré quelques ennuis auprès des ligues de vertu à cause notamment d'une scène de chambre à coucher dans laquelle Kitty se fait vernir les ongles de pieds par Chris (Edward G. ROBINSON). Et puis encore une fois, Fritz LANG parvient à contourner la règle selon laquelle le criminel doit être puni. Chris échappe à la justice mais son tourment intérieur est tel que la chaise électrique apparaît comme une délivrance à côté du fardeau de la vie de paria écrasé de culpabilité qu'il est obligé de porter.
"La Rue rouge" est par ailleurs une déclinaison de la "La Femme au portrait" (1945), Fritz LANG ayant établi de nombreux points communs entre les deux films, du casting à la photographie en passant par les personnages et les thèmes évoqués. Chris Cross (!) comme Richard Wanley est insatisfait de sa vie de petit-bourgeois et rêve de vivre une aventure dans les bras d'une femme jeune et belle qui va provoquer sa déchéance. La peinture sert d'ouverture sur l'inconscient, celle que pratique Chris magnifiant ses sujets sous l'effet de la passion (le pissenlit à moitié fané dans le verre mais offert par Kitty devient ainsi un tournesol!) Mais la peinture s'avère également être un piège qui coupe Chris de la réalité. En dépit du fait que Kitty joue très mal la comédie, il se laisse manipuler par elle, elle-même étant manipulée par Johnny envers qui elle se montre tout aussi stupide et aveugle. Pour elle un homme, un vrai c'est celui qui la domine et lui met des beignes comme quoi le machisme peut être parfaitement bien intériorisé par celles qui en sont victimes. "La Rue rouge" est un film très pessimiste sur la nature humaine. Le manque de lucidité y est tel que les mensonges et les faux-semblants y règnent en maître, forgeant des destins tragiques. Chris Cross passe ainsi à côté de sa vie, se faisant rabaisser et dépouiller de tout ce qu'il possède par les femmes et les hommes qui agissent dans leur ombre. Mais ce n'est pas un personnage qui suscite l'empathie pour autant.Mais ce n'est pas un personnage qui suscite l'empathie pour autant car c'est un faible qui se laisse dominer par ses pulsions meurtrières, le couteau/pic à glace planté dans la chair servant de vengeance au rejet sexuel qu'il subit de la part de sa femme Adèle puis de Kitty. Lorsqu'il découvre qu'il a été bafoué par Kitty et Johnny, il les tue, l'une de façon active en l'assassinant et l'autre de façon passive en le laissant se faire exécuter à sa place.
Splendide variation psychanalytique autour du film noir, genre roi des années 40 à Hollywood, "La Femme au portrait" de Fritz Lang raconte la mésaventure d'un bourgeois père de famille sans histoires (Edward G. ROBINSON) qui après avoir embarqué toute sa famille dans le train des vacances est tenté par la traversée du miroir derrière lequel se trouve un magnifique portrait de femme, invitation au voyage et au rêve. Lorsqu'elle se matérialise devant ses yeux (comme dans "Laura" (1944) sorti la même année), nous ne sommes pas surpris d'apprendre qu'elle s'appelle Alice (Joan BENNETT) et qu'elle est là pour l'entraîner dans une sombre intrigue criminelle sur fond latent d'adultère qui telle un piège, se referme sur lui. Ironiquement, alors qu'il est dans la vie un brillant professeur de criminologie, il s'avère dans l'action faire un piètre suspect, multipliant les bévues, les lapsus et autres actes manqués le désignant comme coupable. Coupable de quoi au juste? La manière dont Mazard (Arthur LOFT), l'amant de Alice se jette sur lui à peine arrivé ne lui laisse aucune chance alors que le spectateur sait qu'il n'a rien fait de mal. Et s'il le tue, c'est en état de légitime défense, pourtant celui-ci cherche à cacher son crime, bien mal d'ailleurs puisque la pression sociale se fait de plus en plus insupportable. C'est donc moins ce qu'il a fait ou pas fait qui le désigne coupable que ce qu'il aurait aimé faire autrement dit ses pulsions et ses désirs, du moins ceux qui contreviennent à la morale petite-bourgeoise. Et si l'étau ne cesse de se resserrer sur lui, c'est que dans le fond il se sent coupable et souhaite être puni. La fin, inattendue se joue admirablement du code Hays qui justement contraignait les scénaristes à punir les criminels. Le passage du rêve à la réalité donne lieu à un tour de passe-passe devenu célèbre où dans un même plan, il fallut changer le décor et le costume de Edward G. ROBINSON sans que le spectateur ne s'en aperçoive.
11 ans plus tard, Billy WILDER a réalisé une célèbre comédie sur une trame scénaristique semblable, "Sept ans de réflexion" (1955).
"Laura" n'est pas seulement un chef d'œuvre du film noir. Il emprunte certes au genre la plupart de ses codes, mais c'est pour mieux les transcender. Car "Laura" est surtout un film atmosphérique et psychologique qui s'interroge sur les relations hommes-femmes et la place de cette dernière dans la société (et dans le cinéma hollywoodien). "Laura" est en effet l'histoire d'une lente mais irréversible émancipation, celle de son héroïne éponyme campée par la sublime Gene TIERNEY dont c'est le plus beau rôle avec celui de Mme Muir dans le film de Joseph L. MANKIEWICZ. Sauf qu'au lieu d'être éprise d'un fantôme, ce sont les hommes qui sont épris du sien. De "Laura", nous n'avons en effet au départ droit qu'à des images fantasmées puisqu'elle est censée être morte. C'est au fond ce que souhaitent tous ses soi-disant admirateurs, hommes à la virilité douteuse qui l'ont figée sur un portrait ou modelée à la manière de Pygmalion et Galatée ou qui ne lui ont couru après que pour s'approprier sa réussite et sa fortune. Tous sauf un, l'inspecteur Mark McPherson (Dana ANDREWS). Certes, lui aussi est prisonnier de l'image (très négative) qu'il se fait des femmes. Selon un schéma misogyne très classique, il les voit toutes comme vénales et manipulatrices. Si bien que lorsqu'il est contaminé par la fascination qu'exerce Laura sur les suspects, il éprouve lui aussi jalousie et désir de possession mortifère. Sous couvert d'enquête, on le voit lire le journal intime et la correspondance privée de la défunte et passer de plus en plus de temps dans son appartement-mausolée. Il incarne ses rivaux jusqu'à la caricature puisqu'il éprouve des sentiments passionnels pour une femme qu'il n'a jamais rencontrée, preuve de la puissance d'évocation des représentations sur le psychisme. Si bien que lorsque Laura surgit dans la pièce alors qu'il est en train de dormir, on peut légitimement se demander si elle est réelle ou si elle ne sort pas directement de son imagination. Et lorsqu'il s'avère qu'elle est bien réelle -et donc distincte de lui-, McPherson est alors confronté au défi de l'acceptation de son irréductible altérité. Car Laura, en quête d'indépendance vis à vis des hommes qui l'entourent déteste qu'on lui donne des ordres. Elle se rebelle donc vis à vis de McPherson qui est tenté comme Waldo (Clifton WEBB) d'utiliser son pouvoir pour neutraliser ses rivaux. Une scène clé dans le film est celle de l'interrogatoire. Dans un premier temps McPherson éclaire violemment le visage de Laura ce qui est une variante non létale des agissements du meurtrier qui a défiguré sa victime, la privant de son identité propre (ce qui a permis la confusion sur laquelle est basé le film). Puis dans un second temps, il éteint la lampe, reconnaissant enfin son droit à conserver, même pour lui, sa part d'ombre et de mystère. Les objets ont une importance toute particulière dans le film, notamment pour Waldo qui en faisant des cadeaux à Laura marque ainsi ce qu'il estime être son territoire (il peut d'ailleurs s'introduire chez elle à son insu). La pendule revêt un sens tout particulier parce qu'il a la même chez lui et qu'elle dissimule l'arme du crime. Elle symbolise donc l'emprise qu'il a sur elle et finit donc logiquement brisée.
Remarquable de maîtrise, "L'Ombre d'un doute" réalisé en 1943 est considéré comme le premier film véritablement américain de Alfred HITCHCOCK. C'est en effet une passionnante réflexion sur le manichéisme propre à cette société pour qui le bien et le mal doivent être strictement séparés et ce dernier, éradiqué. Evidemment comme le bien et le mal cohabitent en réalité en chacun de nous, il faut trouver des boucs-émissaires sur lesquels le projeter (les sorcières de Salem, les vilains des comics, les communistes, les musulmans etc.) Ensuite on envoie les gardiens de l'ordre moral (religieux, armée, super-héros) nettoyer la ville/le pays/le monde jusqu'au prochain épisode. Car le problème est qu'on s'ennuie vite sans méchant à l'horizon. La vie perd tout son sens. C'est la réflexion de la jeune Charlie (Teresa WRIGHT) allongée sur le lit de sa chambre dans la maison proprette de la petite ville de Santa Rosa si représentative de l'American Way of life. Il faut dire que le scénariste Thornton WILDER a été chercher l'inspiration du côté de Sally Benson, auteure du roman adapté au cinéma par Vincente MINNELLI sous le titre "Le Chant du Missouri" (1944). Pour rappel, le livre et le film ont pour théâtre une petite ville américaine rose bonbon où tout le monde se connaît et où il ne se passe jamais rien. Comment grandir en vivant ainsi sous cloche? Alors Charlie convoque en esprit son "jumeau maléfique" (même si "L'Ombre d'un doute" n'est pas un film fantastique, il flirte avec le genre d'aucuns l'ayant comparé à "Nosferatu le vampire") (1921) qui dans un montage parallèle saisissant (plan large sur la ville, puis de plus en plus rapproché jusqu'à la fenêtre de la chambre) est lui aussi en train de réfléchir allongé sur son lit à plusieurs centaines de kilomètres de là. Mais il l'entend et il arrive, précédé par les panaches de fumée noire évocateurs crachés par la locomotive (Charles LAUGHTON s'en est sans doute inspiré pour "La Nuit du chasseur") (1955). Le loup est entré dans la bergerie d'une famille américaine typique à la "Mary Poppins" (1964) (père banquier, mère au foyer, trois enfants) pour y semer le trouble en y introduisant le sexe et la mort, l'un et l'autre étant indissolublement liés. Le sexe y est en effet mortifère, l'oncle Charlie (Joseph COTTEN) ayant des pulsions meurtrières vis à vis des femmes qui préfigurent celles de Norman Bates ou du serial killer de "Frenzy" (1972) même si il y rajoute un motif crapuleux qui ne figure pas chez eux. Sa cible privilégiée semble être en effet la riche veuve d'un certain âge c'est à dire un substitut de sa mère (ou de sa sœur, femme au foyer qui vit des revenus de son mari) et le fait qu'il transfère ce trouble sur sa nièce en lui offrant une bague ayant appartenu à l'une de ses victimes supposée confirme le caractère incestueux de leur relation. En acceptant cette bague, Charlie accepte aussi le jeu dangereux que son oncle lui propose. Car en étant aussi fusionnels (ce n'est évidemment pas par hasard qu'ils ont le même surnom), elle peut deviner tout ce que son oncle cherche à lui cacher et dont elle a sans doute besoin pour devenir adulte. A ses risques et périls cependant car en devenant son objet de désir elle devient aussi la cible de ses pulsions meurtrières. La manière dont évolue leur relation fait penser aux femmes qui une fois la lune de miel passée découvrent les zones d'ombre de leur séducteur et se mettent à éprouver de la répulsion en lieu et place de l'attirance (c'est dire à quel point les contraires se touchent). C'est pourquoi il s'agit sans doute du film où la tentative de meurtre ressemble le plus à une scène d'amour. Lorsque Charlie se débarrasse de cette relation trouble, elle sort définitivement de l'adolescence pour embrasser son destin d'adulte qui est de reproduire le schéma maternel et sociétal en devenant l'épouse d'un gardien du maintien de l'ordre et en ne se posant plus de questions.
"Witness" est le premier film américain de Peter WEIR. Il n'en perd pas pour autant son regard singulier qui le pousse à s'intéresser à de micro-sociétés vivant en circuit fermé et selon leurs propres règles en marge de la civilisation dominante. Si ce n'était la faute de goût de la musique au synthétiseur qui trahit l'époque où a été tourné le film, celui-ci parvient à épouser la vision du monde d'une communauté qui vit hors du temps: les Amish. Les premières images entretiennent l'incertitude sur l'identité de ce groupe et l'époque dans laquelle il vit. On peut en effet les confondre dans un premier temps avec des juifs orthodoxes (une confusion commise d'ailleurs par le petit Samuel lorsqu'il recherche une silhouette familière dans la gare de Philadelphie) alors que leur anachronisme nous est révélé lorsque leurs carrioles à cheval se retrouvent sur la même route que les engins motorisés. On remarque également que les Amish ne parlent pas l'anglais mais un dialecte allemand issu de leur pays d'origine, la Suisse. Cette volonté de désorienter place le spectateur face à l'étrangeté d'un groupe autarcique dont la première règle est le refus de se conformer au monde qui l'entoure et qui exclue tous ceux qui ne s'y plient pas.
Cependant les films de Peter WEIR font en sorte que ces communautés fermées deviennent poreuses vis à vis de l'extérieur. Dans le cas de "Witness", c'est dans une gare, lieu de passage et de brassage que Samuel (Lukas HAAS), un enfant Amish qui s'est un peu éloigné se retrouve plongé bien malgré lui dans un règlement de comptes sanglant entre policiers véreux et policiers intègres. Il devient en quelque sorte leur otage, les premiers voulant l'éliminer et les seconds le protéger. C'est par ce biais que la violence s'infiltre dans une communauté qui a élevé le pacifisme au rang de dogme. La violence meurtrière mais aussi celle du désir. Car John Book, le policier intègre joué par Harrison FORD n'apporte pas seulement avec lui ses poings, son flingue et ses cartouches mais également son magnétisme animal débridé qui fait rapidement tourner la tête de Rachel (Kelly McGILLIS), la mère de Samuel. Le carcan religieux dans lequel elle a été élevé semble tout d'un coup bien dérisoire pour contenir la violence de ses pulsions. A l'inverse, l'expérience immersive vécue par John Book au sein de la communauté agit comme un retour aux sources. Peter WEIR a pu s'appuyer sur le passé de charpentier de Harrison FORD dont c'est le premier film intimiste pour nous offrir la très belle scène œcuménique de la construction de la grange qui frappe par son authenticité et son harmonie. Enfin, de façon plus anecdotique, c'est le premier film où apparaît Viggo MORTENSEN dans un rôle de figuration (il joue l'un des membres de la communauté).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.