"Crépuscule à Tokyo" aurait pu porter un titre en relation avec l'hiver, seule saison absente des titres des films de Yasujiro OZU. Si l'on retrouve au coeur de ce film la famille et les conflits de générations, sa tonalité inhabituellement désespérée et même tragique l'en distingue. Le froid glacial qui imprègne l'atmosphère du film, l'horizon bouché et par-dessus tout l'incapacité des différents membres de la famille à communiquer, leur enfermement en eux-mêmes donnent au spectateur une sensation de claustrophobie très éloignée de l'habituelle sérénité pétrie de sagesse qui se dégage de ses films. En dépit de la récurrence des figures du patriarche, de la tante entremetteuse, de la fille aînée placide et de la cadette rebelle et des acteurs qui les incarnent (Chishu RYU, Setsuko HARA, Haruko SUGIMURA), il n'y a aucune place pour la comédie dans "Crépuscule à Tokyo" et on ne retrouve pas chez eux les repères stables et rassurants qui en font des éléments incontournables de l'univers du cinéaste. "Crépuscule à Tokyo" fait le portrait d'un paysage familial disloqué par le départ de la mère. Le père désemparé a échoué à la remplacer et ne peut que constater les dégâts sur ses filles devenues adultes. L'aînée qu'il a contraint à un mariage arrangé quitte un mari alcoolique et autoritaire, reproduisant ainsi en partie le schéma maternel (en partie car elle n'abandonne pas sa fille pour s'enfuir avec un amant). La cadette qui est celle qui a le plus souffert de l'abandon maternel traverse une crise existentielle dans laquelle elle se retrouve désaffiliée. En rupture de ban familial, on la voit errer dans la nuit, solitaire et mutique, à la recherche d'un amant qui se dérobe, au point d'être prise pour une traînée et une délinquante. Elle ne livre rien de ses tourments ni même de ses sentiments à sa famille, hormis le fait qu'elle doute de ses origines et pense que son existence est une erreur de la nature. On comprend dans ses conditions qu'elle soit condamnée à disparaître sans commettre l'erreur de la mère qui est d'avoir laissé des enfants orphelins derrière elle. Si l'on ajoute le fantôme d'un garçon mort d'un accident et l'échec de la mère à rétablir un lien avec ses filles ce qui l'oblige à un exil définitif, on constate que le tableau est bien sombre pour le dernier film en noir et blanc du cinéaste japonais.
Dans la filmographie très cohérente de Yasujiro OZU, "Printemps précoce" se distingue par sa tonalité plus amère que douce. En effet c'est la morosité qui domine cet opus désenchanté que rien ne vient véritablement éclairer hormis deux ou trois scènes sur lesquelles je reviendrai. Morosité d'un quotidien sans perspectives, rythmé par une routine monotone et sans joie, tant dans le travail que dans un couple qui ne semble plus fonctionner que mécaniquement. Yasujiro OZU semble d'ailleurs renvoyer la tradition et la modernité dos à dos. Les conventions sociales sont montrées au travers de la crise que traverse le couple formé par Shoji et Masako. Ces deux-là semblent ne plus rien avoir à se dire depuis la mort de leur enfant (était-il donc leur seule raison d'être?) Lui semble fatigué, résigné et fuyant. Elle n'est qu'un bloc de reproche et de refus silencieux et s'est retirée en elle-même. Pourtant ils ont intégré l'un comme l'autre qu'ils sont condamnés à rester ensemble. Et contrairement à "Le Gout du riz au the vert" (1952), la réconciliation nous laisse, c'est le moins que l'on puisse dire, sur notre faim. Les conventions sociales sont également montrées dans leur hypocrisie au travers de la condamnation sans appel de l'adultère entre Shoji et Chiyo, la jeune secrétaire émancipée, condamnation scellée par une mutation pour Shoji qui a tout d'une mise au placard. De toutes façons, Shoji préfère la compagnie de ses anciens camarades de régiment ou de ses collègues masculins avec qui il peut jouer au mah-jong ou prendre des cuites ce qui en dit long sur une société restée très patriarcale et qui n'a pas tourné la page de la défaite. Sur le plan de la modernité, c'est le triomphe du "métro-boulot-dodo" avec sa cohorte de cols blancs de banlieue s'entassant le matin dans les mêmes trains avant de rejoindre les sempiternels mêmes bureaux pour des salaires faméliques sans espoir de promotion avec au bout du chemin, une retraite médiocre. Une vision très critique du second miracle japonais vu au travers des petites mains qui le soutiennent.
Quelques scènes viennent cependant apporter un peu de lumière à ce sombre tableau. Le personnage de Chiyo possède une fraîcheur comparable à celle de Setsuko dans "Le Gout du riz au the vert" (1952). Elle étonne même par l'expression franche de ses désirs (dont une scène de baiser qui préfigure celle de "Herbes flottantes") (1959) et apparaît comme l'une des seules personnes vivantes au milieu de tous ces gens éteints. Et puis en bon adepte qu'il est du bouddhisme zen, Yasujiro OZU fait dire par la bouche d'un collègue mourant de Shoji combien même la routine en apparence la plus ennuyeuse recèle de possibilités de bonheur si l'on sait où le chercher. Les plans de train en marche ou celui de l'aviron laissent entendre que l'écoulement du temps est inexorable et qu'il faudra bien avancer.
Les titres des films de Yasujiro OZU sont de petites merveilles de poésie. Certains parmi les plus célèbres se réfèrent au passage des saisons, de "Printemps précoce" (1956) à "Fin d'automne" (1960) (l'hiver est indirectement présent dans "Crepuscule a Tokyo") (1957). D'autres insistent sur le sens gustatif de plats typiquement japonais comme "Le Gout du sake" (1962) son ultime film et celui-ci "Le goût du riz au thé vert". Yasujiro OZU le considérait comme raté mais souvent les cinéastes ne sont pas de bons juges de leurs propres films. "Le goût du riz au thé vert" est plein de charme et dépeint avec finesse un couple en crise qui ne communique plus, celui de Taeko et Mokichi. La jeune nièce de Taeko, Setsuko qui représente la nouvelle génération observe et désapprouve les effets de cette mésentente conjugale sur le comportement de Taeko qui fuit son mari, lui ment et se moque de lui derrière son dos en le surnommant "M. L'Engourdi". Aussi quand Taeko et sa mère veulent arranger son mariage, elle en tire les conclusions qui s'imposent. Plutôt que de se plier aux traditions qui ont conduit à l'union malheureuse de sa tante et de son oncle, elle préfère passer du bon temps sous la houlette de Mokichi et de son jeune protégé. Derrière le masque indéchiffrable de son visage et des propos mollement réprobateurs, Mokichi s'avère en réalité d'une grande bienveillance et sans illusions sur son couple. Cependant alors que la rupture semble consommée, Yasujiro OZU met en scène une merveilleuse scène de réconciliation du couple autour de la préparation et de la dégustation d'un plat tout simple, le fameux riz au thé vert. La scène est préfigurée par un plan tout simple et très significatif: celui où Taeko contemple un paquet de cigarettes vide oublié par Mokichi alors qu'elle croit qu'il l'a quittée pour partir en Uruguay. Alors qu'elle lui reprochait ses goûts trop simples, trop frustes pour elle qui est issue d'un milieu social plus élevé, voilà qu'en un seul plan, on devine qu'il lui manque. Plus exactement, elle découvre qu'il est finalement à son goût, exactement de la même manière par laquelle Noriko dans "Ete precoce" (1951) découvrait qu'elle était amoureuse « Je me suis éprise de cet homme comme lorsque l’on cherche en couture une paire de ciseaux que l’on ne trouve pas et qui est pourtant sous nos yeux ». C'est avec ce genre de petits riens déclencheurs de mémoire sensorielle et affective à la manière d'une madeleine de Proust que Yasujiro OZU nous cueille.
Deux ans après le magnifique "Printemps tardif" (1949) Yasujiro OZU tourne "Ete precoce" (1951) qui en offre une variation avec la même actrice, Setsuko HARA dont le personnage porte le même prénom que dans "Printemps tardif" tout en articulant sa chronique familiale intimiste aux changements sociétaux du Japon d'après-guerre dont il se fera l'inlassable l'observateur. C'est pourquoi "Eté précoce" bien que traversé par l'ombre de la guerre qui a emporté le fils aîné, la mélancolie du temps qui passe et la douleur de la séparation entre membres d'une même famille comporte déjà des aspects résolument modernes (dont quelques phrases en anglais, traces de l'occupation américaine). Noriko est comme dans "Printemps tardif" une jeune femme célibataire qui subit des pressions familiales pour accepter un "beau mariage" (arrangé) mais ose maintenant endosser le rôle de celle qui interprétait son amie émancipée dans le film de 1949. La Noriko version 1951 a donc abandonné le kimono pour l'habit occidental et travaille comme secrétaire à Tokyo au lieu de tenir le rôle de mère de substitution au foyer. Ce n'est pas seulement l'indépendance économique que lui offre ce travail mais la possibilité de choisir elle-même son avenir. Alors certes, le choix est restreint (rester chez ses parents ou se marier) mais au moins, peut-elle se décider à l'intérieur de ce périmètre en dehors de toute considération d'argent et même de convenances sociales. C'est pourquoi elle décide, en apparence sur un coup de tête mais en réalité selon son coeur de choisir un mari qui ne correspond pas aux attentes de sa famille (pauvre, veuf et déjà père d'une petite fille). D'ailleurs, le plus fâché de tous est son frère médecin qui tient le rôle d'entremetteur et de pater familias (et joué par un autre acteur fétiche de Yasujiro OZU, Chishu RYU). Débordé par sa petite soeur rebelle, il l'est également par ses deux enfants qui préfigurent les chenapans de "Bonjour" (1959) à ceci près qu'au lieu de faire du chantage pour obtenir une télévision, ils se révoltent pour des rails de train électrique!
A la fin de sa carrière, Yasujiro OZU s'est lancé dans des auto-remake de ses films des années 30. "Bonjour" réactualise ainsi "Gosses de Tokyo" (1932). Sur un plan technologique tout d'abord, le film est parlant et en couleurs contrairement à son prédécesseur. Et sur le plan thématique, il s'agit de mettre à jour la tension entre les permanences (des codes rigides de la société japonaise) et les mutations (introduites par la modernité) qui traversaient déjà "Gosses de Tokyo". A la fin des années cinquante, le Japon connaît son second miracle économique et à l'image de l'Europe de l'ouest, entre dans la société de consommation avec quelques équipements emblématiques dont deux sont au coeur du film de Yasujiro OZU: le lave-linge et la télévision. Le réalisateur montre comment la possession (ou non) de ces biens cristallise les conflits entre voisins et entre générations vivant sous le même toit. Et il le fait d'une manière qui rappelle énormément un autre cinéaste ayant accompagné les mutations économiques et sociales des 30 Glorieuses dans son propre pays (et je jure que cette comparaison m'est venue spontanément en regardant le film d'Ozu): Jacques TATI dans "Mon oncle" (1957). Même choc des cultures dans le paysage urbain, dans les tenues vestimentaires, dans le langage verbal (transformé en verbiage) et corporel (bruitages inclus dont l'un rappelle le klaxon d'un certain vélo) et bien entendu dans les valeurs qui les accompagnent. Même tonalité douce-amère "mélancomique", même science du cadrage et de la profondeur de champ, même petite musique allègre et sautillante. En lieu et place de Hulot, deux garnements bien décidés à piétiner la bienséance pour obtenir une télévision et la fameuse signature Ozu des plans à hauteur de tatami qui épouse leur regard. Si l'objet de leur grève de la parole paraît bien futile, leur rébellion déstabilise les conventions sociales sur lesquelles est bâtie la communauté, créant des quiproquos à la fois hilarants et cruels tant ils éclairent la vacuité de l'existence des adultes, et spécifiquement des femmes au foyer japonaises. D'ailleurs les enfants remettent en question l'utilité même des paroles creuses servant de lubrifiant social telles que "Il fait beau". On remarquera que leur principal allié est un voisin toujours éméché, l'alcool desserrant le carcan dans lequel sont enfermés les corps des japonais. Comme dans "Mon voisin Totoro" (1988) ou dans "Le Tombeau des lucioles" (1988), on remarque la très grande finesse dans l'approche de l'enfance. La fratrie se compose d'un "grand" et d'un "petit" pour qui l'aîné est un modèle et qui est absolument craquant avec sa bouille ronde et ses "I love you" issus des cours d'anglais, autre signe de l'influence occidentale en marche.
Imaginez la rencontre improbable de Yasujiro OZU (qui signe le scénario et "prête" son acteur fétiche, Chishu RYU) et de "Emma l'entremetteuse" de Jane Austen avec une Audrey HEPBURN japonaise dans le rôle principal. Le résultat est le deuxième film de Kinuyo TANAKA. L'intrigue est en effet un mélange des deux univers: Setsuko, la plus jeune d'une famille de trois filles vivant sous le toit d'un père veuf imagine un stratagème pour faire tomber sa soeur puinée, Ayako dans les bras de l'ami du beau-frère de sa soeur aînée, Chizuru, avec la complicité dudit beau-frère, Shoji. La perspicacité et l'ingéniosité que Setsuko déploie vis à vis des affaires sentimentales de sa soeur lui font cependant complètement défaut lorsque par un effet boomerang, la question lui revient dans la figure lorsqu'elle est confrontée à ses propres sentiments vis à vis de Shoji. Alors que dans la première partie du film, Setsuko se comporte comme une gamine de 13-14 ans (alors qu'elle en a 21) et entretient un rapport fraternel avec Shoji, leur relation se métamorphose dans la deuxième partie, de même que l'actrice qui semble prendre 10 années en quelques jours.
Si cette intrigue qu'on a parfois rapproché de Marivaux en raison notamment d'un dispositif assez théâtral de chassé-croisé sentimental ne semble pas très personnelle, elle reste agréable à suivre. Surtout, le film présente un autre intérêt: témoigner des transformations du Japon dans les années 50. La famille Asai est en effet aussi hétérogène que le film lui-même. Si les deux filles les plus âgées sont des japonaises traditionnelles, soumises, introverties jusqu'à être emmurées en elles-mêmes, Setsuko est au contraire complètement occidentalisée aussi bien dans son apparence que dans son comportement extraverti et primesautier. Dans un tout autre genre, elle fait penser à Mickey (un surnom ô combien révélateur) dans "La Rue de la honte" (1956). Il est permis cependant de douter que cette modernité survivra au mariage qui se profile dont les paramètres semblent relever du dispositif le plus classique.
La fleur d'équinoxe (higanbana en VO) est une fleur japonaise d'un rouge profond qui pousse près des cimetières, éclôt au moment de l'équinoxe et dont le bulbe est toxique. Pour toutes ces raisons, elle sert à fleurir les tombeaux, comme les chrysanthèmes sous nos contrées et est devenue le symbole de la séparation définitive. Soit exactement la thématique que Yazujiro Ozu a développé de film en film et qui fait que chacun d'eux n'est "ni tout à fait pareil, ni tout à fait un autre". Le moment-clé de "Fleur d'équinoxe" est celui de la sortie à Hakone de la famille Hirayama au complet. Parce que c'est la dernière, celle qui précède le départ de l'enfant après lequel ce ne sera plus jamais pareil. Le cinéma de Ozu est pleinement conscient du temps qui passe et des déchirures qu'il entraîne avec son lot de deuils à faire et de mélancolie associée. Exactement comme la fresque que tissent aux USA les studios Pixar et qui porte sur le deuil de l'enfance associé à la nécessité de grandir, la mémoire et l'oubli. Pour des raisons intimes, c'est la séparation entre les parents et leurs enfants au moment où ceux-ci partent se marier qui est au coeur du cinéma si délicat de Ozu.
"Fleurs d'équinoxe" qui ouvre la dernière partie de sa filmographie, celles des films en couleur, aborde également la fracture générationnelle entre les parents modelés par la tradition et des enfants ayant goûté à la modernité, notamment les filles qui travaillent et s'habillent à l'occidentale. Comme toujours, ce sont les femmes les plus adaptables alors que les hommes apparaissent monolithiques et dépassés. Le pater familias, Wataru Hirayama pourtant le premier à porter des toasts aux jeunes qui se marient par amour n'arrive pas à accepter que sa propre fille Setsuko arrange son mariage toute seule, c'est à dire en se passant de son avis. Lorsqu'il est touché personnellement, ses beaux discours s'évaporent devant la réalité de son orgueil de mâle dominant qui ne supporte pas que sa fille lui échappe. Sa femme, Kiyoko ne rate d'ailleurs pas l'occasion de souligner qu'il nage en pleine contradiction, celle-ci étant tout aussi humaine que celle de son impuissance à arrêter le temps. La manière dont Wataru se comporte avec son épouse, filmée par petites touches montre à quel point il ne lui porte aucune considération (ce qui est une façon de "tacler" la tradition des mariages arrangés). Pas plus qu'il n'en porte à sa fille d'ailleurs qu'il n'écoute pas. Mais celle-ci trouve des alliées en la personne de sa mère qui peut par procuration réaliser le mariage d'amour qu'elle n'a pas pu faire, sa petite soeur et ses amies qui ne veulent pas plus qu'elle entendre parler de mariages arrangés. Elles prennent au piège Wataru qui de son côté est bien obligé d'enquêter sur cette jeune génération à laquelle décidément il ne comprend rien. Et il découvre que les temps ont bien changé. L'un de ses jeunes collègues ne montre rien devant lui mais part s'éclater quand il a le dos tourné dans un bar de Ginza (quartier de Tokyo) "Le Luna" tenu par des femmes "libérées" dont la fille d'un ami de Wataru qui n'ayant pas obtenu de son père la permission de se marier avec l'homme qu'elle aime, s'est enfuie avec lui. Les séquences du bar sont d'ailleurs parfois très drôles à cause de la différence de comportement du jeune en présence ou en l'absence de Wataru ("quand le chat n'est pas là les souris dansent"). Celui-ci bon gré mal gré comprend que le seul choix qui lui reste est soit de prendre le train de la vie en marche, soit de rester à quai.
"Gosses de Tokyo" est le vingt-quatrième et dernier film muet réalisé par Yasujiro Ozu en 1932. Contrairement aux films muets occidentaux, il n'y a pas d'accompagnement musical pour briser le silence ce qui peut être déconcertant pour un néophyte. D'ailleurs lors des projections, les spectateurs bénéficiaient des commentaires d'un bonimenteur qui animait la séance.
"Gosses de Tokyo" frappe par ses qualités d'observation et la précision de sa mise en scène qui restitue dans les moindres détails aussi bien la rigidité des codes sociaux japonais que le naturel désarmant de gamins qui singent leurs aînés tout en se rebellant contre eux. Le film oppose ainsi le monde des enfants à celui des adultes en étant centré sur deux frères qui font les "Quatre cent coups" parce qu'ils rejettent le modèle paternel. Le regard de Ozu, bienveillant avec les enfants s'avère cruel pour leur père. Quelques plans burlesques suffisent à déboulonner la statue patriarcale, l'homme important s'avérant être le ridicule pantin servile d'une comédie sociale dont Ozu montre les ficelles comme le faisait à la même époque Jean Renoir dans "La Règle du jeu". Mais le style Ozu est beaucoup plus proche du néoréalisme et de la nouvelle Vague que de la théâtralité du film de Renoir. Son aspect sociologique déborde d'ailleurs l'étude des rapports hiérarchiques au travail ou dans la famille (la mère est un modèle de soumission comme il se doit) pour montrer l'étalement urbain au travers d'un paysage de banlieue encore très campagnard colonisé par les pavillons et parcouru par une voie ferrée, les passages des trains ponctuant le récit.
Il n'y a pas que les cinéastes anglo-saxons qui ont fait un remake en couleurs dans les années 50 d'un de leurs anciens films des années 30 en noir et blanc (pour mémoire les deux exemples les plus célèbres sont ceux de Leo McCAREY avec ses deux versions de "Elle et lui" et Alfred HITCHCOCK avec celles de "L'homme qui en savait trop"). "Herbes flottantes" qui date de 1959 est en effet le remake par Yasujiro; OZU de son film "Histoires d'herbes flottantes" (1934). Comme pour ses homologues anglo-saxons, les deux versions sont tout à fait remarquables et témoignent à 20 ans de distance d'évolutions aussi bien techniques, esthétiques que sociétales dans un schéma repris à l'identique.
Le titre, "herbes flottantes" est une notion issue du bouddhisme qui signifie l'impermanence de toute chose. Celles-ci sont changeantes, évanescentes, flottantes, il faut accepter de lâcher prise pour se laisser porter par le courant plutôt que d'essayer de le contrôler. Sur la tombe de Yasujiro OZU qui était adepte du bouddhisme zen est d'ailleurs inscrit le kanji "mu" qui signifie justement "impermanence". Au sens strict, le monde flottant désigne les quartiers de plaisirs et de divertissements des grandes villes japonaises à l'époque d'Edo et toutes les activités qu'ils abritaient dont le théâtre kabuki. C'est donc ce dernier qui fait l'objet du titre du film d'Ozu. Une petite troupe vient en effet rendre visite à un village de pêcheurs 12 ans après son dernier passage. Ce n'est pas exactement la durée qui sépare les deux films d'Ozu mais cela permet de mesurer le temps passé. Outre l'utilisateur splendide de la couleur, les cadrages et la mise en scène admirables, la subtilité des sons et des variations d'atmosphère (les cigales japonaises au crissement entêtant sous le cagnard sont remplacées par le tintement des carillons qui accompagnent un regain de fraîcheur avant la tombée d'une pluie diluvienne), l'alternance de moments franchement comiques et d'autres beaucoup plus dramatiques, ce qui frappe dans ce film, c'est une crudité inhabituelle chez Ozu que ce soit en terme de violence ou de sexualité. Voir des amoureux s'embrasser ou passer la nuit ensemble était inimaginable dans les films en noir et blanc d'un cinéaste connu pour son extrême pudeur. On y voit d'ailleurs un fils s'affirmer par rapport à un père "loser", défaillant et plein de complexes, la famille restant le sujet privilégié des films de Ozu. Le film réunit par ailleurs la fine fleur des acteurs et actrices de l'époque, de Machiko KYÔ à Ayako WAKAO et il y a même un clin d'œil à Toshiro MIFUNE.
"Fin d'automne" est un remake par Yasujiro OZU de l'un de ses propres films, "Printemps tardif" (1949). La trame est donc identique mais Ozu introduit d'intéressantes variations liées au fait que 11 ans séparent les deux films. Yasujiro OZU est en effet un maître dans la description des effets du passage du temps. On remarque donc plusieurs changements significatifs:
- "Printemps tardif" (1949) était en noir et blanc, "Fin d'automne" est en couleurs. Il s'agit donc de l'un des derniers films de Yasujiro OZU puisqu'il a été réalisé trois ans avant sa mort.
- Dans "Printemps tardif" (1949) Setsuko HARA jouait le rôle de la fille (elle avait alors 29 ans). Dans "Fin d'automne", âgée de 40 ans, elle joue la mère.
- La relation fusionnelle père/fille de "Printemps tardif" (1949) est remplacée par la relation fusionnelle mère/fille dans "Fin d'automne". Cette variation permet à Yasujiro OZU de se concentrer davantage sur la condition des femmes au Japon. Le duo central formé par Akiko (Setsuko HARA) et sa fille Ayako (Yoko Tsukasa) très traditionnel et enfermé dans des codes rigides (soulignés par les plans fixes et les surcadrages) est cornaqué et balloté du début à la fin par trois hilarants vieux barbons, anciens amis de lycée du défunt mari de Akiko. Tous trois veulent absolument caser Ayako ce qui leur permet de réaliser leur désir secret par procuration: épouser Akiko. L'un des trois, Hirayama (Ryûji KITA) qui est également veuf est d'ailleurs tellement travaillé par sa libido qu'il part au toilettes pour "se laver les mains" à chaque fois qu'il pense pouvoir "conclure l'affaire" avec la mère. Mais ces éléments de comédie n'occultent pas que le sort des deux femmes est au final dicté par les convenances: la fille se marie et la mère s'efface. Heureusement Ozu fait la part belle à un troisième personnage féminin, Yuriko (Mariko OKADA), l'amie de Ayako beaucoup plus moderne et affranchie. On le voit aussi bien dans son code vestimentaire que dans son expressivité en rupture avec l'éternel masque de façade arboré par la plupart des autres personnages (et qui agit lui aussi comme une prison). Au lieu de subir la loi des patriarches, c'est elle qui se joue d'eux (gentiment, on est bienveillant chez Yasujiro OZU) et qui mène la danse de manière totalement décomplexée. Sa fraîcheur, son espièglerie et sa franchise font merveille ainsi que sa sensibilité. Elle n'hésite pas à remettre les barbons à leur place (ceux-ci ressemblent alors à des petits garçons pris en faute) à secouer Ayako (qu'elle traite à plusieurs reprises d'égoïste et de gamine au grand dam de celle-ci) et à manifester de délicates attentions vis à vis d'Akiko après le départ de sa fille. Elle incarne une jeune génération occidentalisée prête à s'émanciper des traditions tout comme les filles des patriarches d'ailleurs qui rejettent l'intrusion des parents dans leur vie privée.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.