A sa sortie, le film de Jeff NICHOLS avait été encensé mais je n'avais pas du tout accroché. Depuis, les critiques ont réévalué le réalisateur à la baisse alors qu'en revoyant son deuxième film j'ai réévalué mon opinion à la hausse tout en conservant de sérieuses réserves. La principale est que je ne parviens jamais à ressentir la moindre ambiguïté quant à la dimension où se déroule l'apocalypse décrite dans le film. Hormis la dernière scène (qui du coup me semble complètement artificielle), nous n'avons que le point de vue de Curtis LaForche (Michael SHANNON) qui nous est montré (de façon répétitive qui plus est!) se réveillant dans son lit après des cauchemars ou visions de plus en plus terrifiants. Par conséquent, l'interprétation qui l'emporte largement de mon point de vue est celle d'un dérèglement mental interne (lourdement) appuyé par ses visites aux psychologues et à sa mère diagnostiquée schizophrène paranoïde. La vision des éclairs zébrant le ciel que Curtis est seul à voir fait également penser aux fissures qui apparaissent dans les murs de "Répulsion (1965)" de Roman POLANSKI, film qui parlait également d'un personnage s'enfonçant peu à peu dans la folie. La désagrégation mentale du personnage se traduit par la perte de contrôle de sa vie: il s'endette, perd son travail, se débarrasse de son chien, tourne le dos à ses amis, met sa femme à distance. En revanche il adopte un comportement fusionnel avec sa fille sourde-muette (donc atteinte d'un handicap qui la coupe du monde, comme lui?)
Si je trouve cette lecture individualiste plutôt convaincante bien que non exempte de maladresses (d'autant que Michael SHANNON est excellent), je le suis moins dès qu'il s'agit de la relier au cosmos. Pour que la croyance en une apocalypse prenne, il aurait fallu décentrer le regard du personnage principal et montrer un microcosme globalement déréglé comme le fait Gus Van SANT dans "Elephant" (2003), film choral dépeignant les derniers instants d'une communauté avant sa désintégration ou Alfred HITCHCOCK dans "Les Oiseaux" (1962), film auquel on pense forcément lorsqu'on évoque le thème du jugement dernier. La scène où Curtis se la joue prophète de malheur dans la salle des fêtes tombe comme un cheveu sur la soupe étant donné que dans toutes les scènes qui précédaient, il semblait convaincu que le problème venait de lui même si cela affectait ses rapports aux autres et au monde. Et ces "autres" et ce "monde" sont trop peu développés pour que l'on y croie. Si bien qu'au bout d'un moment le film finit par sérieusement se déliter et nous repousser loin des personnages.
Un fleuve, une île déserte, un bateau niché dans un arbre, un mystérieux personnage au passé trouble qui y a trouvé refuge (son surnom "Mud" renvoie aussi bien à son opacité qu'au Mississippi). Il n'en faut pas plus pour être embarqué dans un récit d'aventures aux fortes résonances mythologiques. On pense aux récits de Mark Twain dont s'est inspiré Jeff Nichols. Ellis (Tye SHERIDAN) et Neckbone (Jacob LOFLAND), les deux adolescents inséparables qui vivent sur ses rives sont des avatars de Tom Sawyer et d'Huckleberry Finn alors que Mud (Matthew McCONAUGHEY) renvoie quant à lui à Joe l'indien de par son statut de paria et le parfum de danger qui l'entoure. Quoique le pasteur Powell de la "La Nuit du chasseur (1955)" de Charles LAUGHTON ne soit pas non plus très loin (les mains tatouées appartiennent à la copine de Mud, ce dernier ayant préféré avoir un serpent sur le bras et un flingue dans sa poche ^^). Et puis il y a Tom Blankenship (Sam SHEPARD), un vieil homme solitaire qui vit sur l'autre rive et dont le nom renvoie à l'ami d'enfance de Mark Twain (il aurait inspiré le personnage de Huckleberry). D'autre part Tye SHERIDAN et la photographie contemplative deAdam STONE qui magnifie la beauté de la nature évoquent l'univers de Terrence Malick.
"Mud" offre donc un univers signifiant mais le message qui se dégage de ce récit initiatique laisse perplexe. Passe encore que Ellis cherche un modèle positif qu'il ne trouve pas dans sa propre famille et qu'il se heurte à des adultes fuyants et/ou irresponsables. Son foyer se désagrège à cause de la mésentente de ses parents. Mud qui lui sert de père de substitution est immature, violent et manipulateur. Il est peut-être attaché à lui mais il l'implique dans ses problèmes d'adulte ce qui le met dans des situations trop lourdes pour son âge. Là où le réalisateur charge carrément la barque, c'est dans l'accumulation d'échecs amoureux ou d'amours impossibles (Mud et Juniper jouée par Reese WITHERSPOON, Tom et sa femme, Ellis et sa copine, l'oncle de Neckbone joué par Michael SHANNON) et l'ajout de pénibles histoires de fausse couche, de bébé mort né, de stérilité, de fils assassinés ou à l'inverse d'orphelin. Il n'y aurait pas eu besoin de tout ces éléments mélodramatiques pour expliquer les agissements des personnages s'ils avaient eu plus de profondeur.
Loving commence comme une chronique quasi-documentaire du quotidien d'une petite communauté vivant dans l'Etat de Virginie en 1958. On travaille, on fait des courses de vitesse, on va boire et danser, on fait des projets. Bref, rien que de très banal s'il n'y avait pas des éléments perturbateurs. A commencer par les paysages campagnards de Virginie nimbés dans leur magnifique lumière et le son des grillons. Ces paysages représentent les racines. Ils sont filmés avec insistance comme témoins de ce qui se joue dans le film. D'accueillants, ils peuvent se transformer en un clin d'œil en sourde menace tout comme dans "Take Shelter", l'un des précédents films de Jeff Nichols. Une source menace qui créé une tension palpable durant tout le film et invalide l'interprétation de ceux qui n'y voient qu'une histoire à l'eau de rose.
Ce qui se joue dans ces paysages est révélé dès la première phrase du film "Je suis enceinte". D'où le deuxième élément perturbateur, la présence de Richard, un blanc, au milieu des noirs. Richard est le père du bébé à naître et feint d'ignorer le troisième élément perturbateur: les regards désapprobateurs posés sur lui et sur Mildred, sa compagne noire. Mildred, plus lucide que Richard sur ce qui les attend réagit avec anxiété lorsqu'il lui annonce qu'il a acheté un terrain et va leur construire une maison. Tant qu'ils vivaient ensemble en concubinage, couverts par leurs familles, leur couple était plus ou moins toléré. A partir du moment où Richard épouse Mildred dans un Etat voisin avant de revenir en Virginie, il franchit une ligne rouge invisible. Celle de la loi sur la pureté du sang promulguée en 1924 qui interdit les mariages interraciaux en Virginie. Le couple est donc persécuté pour ce qu'il représente de menace aux yeux des ségrégationnistes blancs qui brandissent en guise de justification l'interprétation erronée d'un passage de la Genèse et des doctrines raciales inspirées du règne animal.
Richard et Mildred vivent un véritable chemin de croix. Ils sont arrêtés en pleine nuit, emprisonnés, condamnés à une peine de prison auquel il ne peuvent se soustraire qu'en étant bannis de l'Etat. Les familles et amis adressent des reproches à Richard comme s'il était fautif, l'un d'entre eux lui demandant pourquoi il ne divorce pas. Mais toutes ces pressions se heurtent au mur du bien nommé Loving. Richard, bâti comme un roc taiseux impénétrable qui sait au plus profond de lui-même que la loi est injuste et qu'il ne fait rien de mal encaisse et souffre en silence. Mais à aucun moment il ne fait porter le poids des épreuves sur sa femme qu'au contraire il protège avec amour (d'où le surnom affectueux qu'il lui donne, brindille). Mildred, timide mais moins fataliste ne supporte pas l'exil. Elle choisit de retourner clandestinement en Virginie avec Richard et de se battre. Un combat judiciaire qui remontera jusqu'à la Cour suprême laquelle fera invalider les lois interdisant les mariages mixtes et le métissage à l'échelle de l'Union en 1967 dans le contexte de la lutte pour les droits civiques. La force de l'arrêt résidant autant dans son contenu que dans la symbolique des patronymes: Loving versus Virginia, la plus grande des forces humaines portant l'estocade à une Virginie virginale fantasmatique obsédée par la peur inepte de la "souillure" raciale.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.