A ceux qui croient toujours que les frères Lumière se sont contentés de poser leur caméra et de capter ce qui passait sous leur nez, le film à la fois didactique et ludique de Thierry Frémeaux, sélection de 108 films commentés et classés par thèmes sur près de 1500 réalisés entre 1895 et 1905 leur apportera un total démenti.
Les Lumière n'ont pas seulement inventé le cinématographe, cet appareil permettant à la fois de filmer et de projeter les vues obtenues sur grand écran. Ils sont à l'origine de l'art cinématographique:
- Les vues sont certes réalisées en un seul plan et la pellicule ne faisant que 17 mètres, elles ne duraient que 50 secondes. Mais ces plans sont soigneusement composés avec une attention particulière à la lumière, au cadre et à la position de la caméra. Avec la restauration numérique, la splendeur visuelle de ces vues éclate en pleine lumière. Beaucoup d'entre elles évoquent la peinture impressionniste de Renoir et ce n'est pas un hasard: Antoine Lumière, le père d'Auguste et Louis était lui-même peintre impressionniste et connaissait Renoir. D'autre part, la profondeur et l'axe du champ jouent un rôle essentiel dans la plupart de ces vues composées comme des tableaux animés avec sfumato et lignes de fuite.
- Contrairement à une idée reçue, les Lumière n'ont pas toujours filmé des plans fixes depuis le plancher des vaches. Ils ont filmé le paysage ou les gens à bord d'un train, d'un bateau, d'une voiture, d'un tramway et même d'un ballon. On obtient ainsi ce qui s'apparente aux premiers travellings horizontaux, verticaux, avant, arrière. De même, en filmant depuis des hauteurs, ils ont fait de magnifiques plans en plongée.
- On a souvent identifié les films Lumière à la tendance documentaire du cinéma et ceux de Méliès à la fiction. Evidemment c'est simpliste. Ainsi le célèbre "Arroseur arrosé" est la première comédie de l'histoire du cinéma. La mise en scène y est d'autant mieux mise en valeur que l'on voit deux versions différentes (l'invention du remake c'est aussi eux!) avec des variantes dans l'angle de prise de vue, les péripéties, la direction d'acteurs... Dans d'autres vues, un personnage se fendant la poire est sciemment placé à côté de la scène pour indiquer au spectateur son aspect comique. Les Lumière filment également des scènes de spectacle vivant. Et une vue telle que la "Charcuterie mécanique" s'apparente à de la science-fiction. Même un film d'apparence réaliste comme le tout premier, "La sortie des ouvriers de l'usine Lumière" existe en plusieurs versions et des éléments montrent que les ouvriers ont reçu des indications sur leur façon de se comporter devant la caméra.
- De même l'idée que les Lumière n'ont pas utilisé de trucages et "d'effets spéciaux" dans leurs films s'avère erronée. On en voit un premier, involontaire, où après être tombé, un mur se reforme tout seul conséquence d'un visionnage du film à l'envers. Puis un deuxième où un homme avec des béquilles est renversé par une voiture. Mais l'homme est devenu un mannequin démembré. Une fois remembré avec de la colle, il redevient bien humain et vivant!
- Enfin et toujours pour combattre l'idée reçue de la "fixité", les vues Lumière constituent une invitation au voyage. Dans l'espace tout d'abord car les opérateurs Lumière sont partis filmer aux quatre coins du monde de Genève à Kyoto, de Fort-de-France aux pyramides de Gizeh, de New-York à Moscou. Mais surtout dans le temps. Témoignage irremplaçable car sans aucune reconstitution de la société de la Belle-Epoque, elles permettent de visualiser les progrès technologiques (l'exposition universelle) comme les énormes différences de classes sociales (grands bourgeois d'un côté, va-nu-pieds de l'autre). Mais la vue la plus saisissante est celle qui témoigne de la violence de la société coloniale. On y voit dans l'Indochine française (Vietnam actuel) de grandes bourgeoises jeter à la volée des pièces à des enfants annamites comme s'ils s'agissait de poulets de basse-cour.
En résumé le film de Thierry Frémeaux outre son aspect documentaire permet de redécouvrir la beauté et la modernité de ces vues à l'origine du septième art.