"Il n'y a pas d'amour, il n'y a que du désir. Il n'y a pas de bonheur, il n'y a que du pouvoir". Cette phrase que prononce Mabuse dans le film de Fritz LANG fait écho à son statut omniscient et omnipotent de "maître du jeu des hommes et des destins". Le réalisateur est allé chercher son personnage diabolique dans la littérature populaire de l'époque, celle des sérials dominés par des génies du crime comme Fantômas et Fu Manchu. Cet aspect feuilletonesque se ressent dans la durée du film en deux parties totalisant près de 5h ainsi que dans les nombreux protagonistes, péripéties, rebondissements ainsi que dans les prouesses quasi surnaturelles de son mastermind aux mille visages. Mais il a inséré le personnage créé par Norbert Jacques dans une esthétique expressionniste qui le rapproche de son contemporain, "Nosferatu le vampire" (1922) et surtout il en a fait une métaphore frappante de la République de Weimar prise entre les démons de l'après-guerre et ceux du nazisme. "Docteur Mabuse le joueur" sorti en 1922 soit un an avant la crise d'hyper inflation et le putsch de la Brasserie qui faillit faire basculer l'Allemagne dans le nazisme avec 10 ans d'avance offre une photographie saisissante d'un Berlin peuplé d'une faune de nouveaux riches décadents sur lesquels le diabolique psychanalyste exerce son emprise. Quelques années avant "Metropolis" (1927)Fritz LANG filme la ville comme une Babylone en perdition, corrompue par l'argent et le vice. Face aux passions tristes de ses contemporains, il oppose une figure intègre, celui du procureur Wenk qui tente de protéger les victimes de Mabuse et de démasquer "l'inconnu" qui tire les ficelles dans l'ombre avec ses complices.
"Mettre en scène, c'est prendre, modestement, le parti des choses". Cette phrase, Jacques Rozier la prononce tout en filmant son ami de la nouvelle vague Jean-Luc Godard tourner une scène de "Le Mépris" avec Michel Piccoli, Brigitte Bardot et Fritz Lang. Il ajoute donc un niveau de réflexion sur le cinéma à un film qui était déjà une mise en abyme du septième art. En seulement dix minutes, Jacques Rozier décortique les enjeux du film. Au travers de la scène filmée à Capri, d'abord dans une crique puis refaite sur un bateau, il souligne la caractéristique fondamentale de la nouvelle vague qui est de s'appuyer sur un dispositif léger et des décors naturels en acceptant la part d'imprévu que le fait de ne pas pouvoir contrôler l'environnement comporte. Il évoque aussi l'acte créateur qui dans le film échoit à Fritz Lang, alter ego du cinéaste et "porte-parole des Dieux" puisque celui-ci a tout pouvoir sur le destin de ses personnages. La statue de Zeus qui revient à plusieurs reprises dans "Le Mépris", le lieu de l'action ainsi que le sujet du film tourné par Fritz Lang, L'Odyssée se réfère à la tragédie antique, laquelle laisse une grande place à la fatalité c'est à dire à l'homme comme jouet des Dieux exactement comme les personnages sont les créatures du cinéaste. Enfin il évoque le mythe Brigitte Bardot, né dans un film intitulé "Et Dieu... créa la femme" et ajoute "Le Mépris ayant Brigitte Bardot comme objet ne peut avoir que le cinéma pour sujet".
Jalon de la genèse du film noir américain mais aussi de certains thrillers hitchcockiens ("Le Faux Coupable" reprend Henry Fonda accusé à tort dans sa cage), "J'ai le droit de vivre", le deuxième film américain de Fritz Lang s'inspire librement de l'odyssée de Bonnie et Clyde et possède des qualités inhérentes au savoir faire de ce grand cinéaste (lumières, atmosphère, cadrages, mise en scène) ainsi qu'une interprétation remarquable, notamment de Henry Fonda dans le rôle principal.
Néanmoins, il m'a profondément irrité ce qui ne m'était jamais arrivé jusque-là avec ce réalisateur. En effet il manque de manière flagrante de subtilité dans son scénario.... à moins qu'on ne considère que tout est vu par le prisme de son anti-héros, Eddie dont le film reflète la vision du monde simpliste, paranoïaque et hystérique. Pourquoi pas après tout? Il n'y a en effet pas de place pour la nuance dans le film. Soit on est à 100% avec lui, soit à 100% contre lui (quoique cela revient au même "contre" au sens de "tout contre"). Etre avec Eddie, c'est choix de sa femme Joan qui ressemble moins à une personne réaliste qu'à un prolongement de lui-même, solidaire de lui à la vie à la mort. Affichant dans un premier temps une sorte de bonheur béat digne d'une publicité ménagère complètement déconnectée de la réalité elle se compromet ensuite de plus en plus pour l'aider de manière toujours aussi naïve et finit par partager sa cavale sans issue, le choisissant lui au détriment de leur bébé (dont on se demande comment il a pu naître dans ces conditions mais le film n'est absolument pas réaliste, la mise en plis de Sylvia Sidney ne souffrant d'aucune altération après plusieurs jours de cavale dans les bois et un accouchement sauvage). La seule alternative qu'elle ait imaginé à ce funeste destin étant étant le suicide, c'est dire son degré d'autonomie (il faut dire que l'une des seules fois où elle prend une initiative, ça ne marche pas et il lui tourne le dos ce qu'elle ne supporte pas). A l'extrême inverse (puisqu'il n'y a qu'un gouffre béant entre les deux), on a quasiment tout le reste de la société et l'ensemble des institutions qui s'acharnent sur Eddie parce qu'il est un ex-taulard, le seul d'ailleurs qui semble exister aux USA puisqu'il est reconnu et montré du doigt partout où il passe. L'occupation préférée du citoyen moyen semble être de traquer le voyou et le criminel dans les magazines et les journaux de bas étage ou bien le charger pour couvrir ses propres méfaits alors que la police ne semble servir qu'à lui tirer dessus, la justice le condamne à mort sur la foi d'un seul indice et ainsi de suite. Si bien que quand enfin il est innocenté, il a tellement perdu confiance dans ses interlocuteurs qu'il tire aussitôt sur celui qui lui avait montré le plus d'humanité, un religieux (métaphore à l'appui), fermant la porte à toute possibilité de rédemption, se maudissant ainsi lui-même. Et ce n'est que la dernière (et la plus grave) d'une série de fautes de parcours qui font que Eddie n'est pas du tout la pauvre victime innocente de l'injustice de la société ou de la seule fatalité qu'on pourrait croire au premier abord mais bel et bien l'artisan de sa propre chute, un ancien voyou qui s'est racheté une conduite de surface mais à qui il en faut bien peu pour que ses instincts sauvages les plus profonds reprennent le dessus. Bref un discours d'un pessimisme absolu sur l'âme humaine (tant dans sa dimension individuelle que collective) pas inintéressant mais auquel je préfère les films tournés en Allemagne ou dans son premier film américain, "Furie".
L'un des films régulièrement parmi les mieux classés de l'histoire du cinéma par les critiques (avec "Vertigo" qui d'ailleurs joue aussi sur le dédoublement blonde/brune comme le fait aussi l'abscons "Mulholland Drive") et qui est comme ces deux derniers un méta-film. Autrement dit c'est un film qui met en scène le tournage d'un film. Une mise en abyme du cinéma quelque peu nombriliste dont les critiques sont bons clients.
Mais ce qui fait du "Mépris" un monument du septième art est ailleurs. Il est dans le fait qu'il met en scène ni plus ni moins que la culture (occidentale) des origines ce qui en fait un objet d'art intemporel.
Il baigne en effet dans la civilisation gréco-romaine de part le choix de l'œuvre adaptée qui est "L'Odyssée" d'Homère (autrement dit le premier bouquin de notre histoire à être parvenu jusqu'à nous avec l'Illiade du même "auteur") mais aussi les lieux du tournage, Rome et Capri avec des vues époustouflantes sur la mer et le golfe de Salerne depuis la villa Malaparte (dont Godard tire un admirable parti de l'architecture, j'y reviendrai). La tragédie intime qui se noue en ces lieux s'effectue sous l'égide des dieux comme au temps du théâtre grec qui sont représentés par des statues. Michel Piccoli feuillette des livres remplis de photos de peintures érotiques sur des objets de l'époque antique. Enfin Brigitte Bardot qui passe la moitié du temps dans le film en tenue d'Eve fait figure de réincarnation de la première femme de la Genèse qui est au fondement des croyances juives mais aussi chrétiennes (et le christianisme est né dans l'Empire romain).
En recréant les origines de la culture occidentale, Godard n'a pas oublié celles du cinéma qu'il situe quelque part au carrefour de la France, de l'Allemagne et des USA. La France, c'est lui, "l'homme invisible", le grand manitou qui dirige le méta-film ainsi que les acteurs principaux. L'Allemagne, c'est Fritz Lang qui interprète son propre rôle pour les diriger dans une version sixties de "l'Odyssée". Fritz Lang à qui Piccoli et Bardot (enfin "Paul" et "Camille") rendent hommage en temps que maître de l'expressionnisme allemand ("M. Le Maudit") mais aussi pour sa carrière américaine ("L'Ange des maudits", façon aussi de rappeler que le cinéma des USA s'est nourri de l'immigration européenne). Mais les USA sont surtout représentés par le producteur Jeremy Prokosch (Jack Palance) qui est caricaturé en homme d'affaires bling-bling macho à qui Paul "vend" Camille, du moins l'interprète-elle ainsi.
Car "Le Mépris" qui est une libre adaptation du roman éponyme d'Alberto Moravia est aussi une tragédie intime (soulignée par une musique magnifique de George Delerue), celle de la déréliction d'un couple qui n'en finit plus de se déchirer "à bas bruit". Les avances de Jeremy Prokosch servent de déclencheur (ainsi qu'une main aux fesses de sa secrétaire qui révèle le tempérament libidineux de Paul autant que le moment où il "mate" des peintures érotiques) mais ce sont les difficultés de communication entre Paul et Camille qui précipitent la fin de leur couple. Paul apparaît suffisamment ambigu pour instiller le doute dans l'esprit du spectateur. Au point que la célèbre scène d'introduction ("Tu aimes mes pieds/chevilles/genoux/épaules/fesses/seins/visage") peut s'interpréter a posteriori comme une sorte de publicité pour la "vente à la découpe" alors que Camille s'enferme dans une attitude boudeuse et distante qui retarde l'issue "fatale". La mise en scène de Godard atteint ici des sommets de génie dans l'utilisation de l'espace et des mouvements pour suggérer la séparation du couple (de la voiture du producteur qui se met entre eux aux plans sur la terrasse où Paul et Camille se ratent ou encore les tentatives de Paul pour évincer Jérémy du canapé où il s'est rapproché de Camille).
Quel est le point commun entre Nicholas Ray et Fritz Lang? Avoir réalisé à la même époque un western tournant autour d'un ranch ou d'un saloon tenu par une femme à poigne dirigeant des hommes. Femme interprétée par une star mythique de cinquante ans, Joan Crawford chez Nicholas Ray, Marlène Dietrich chez Fritz Lang. Mais la comparaison s'arrête là. Avec ses gangsters, sa femme fatale et sa sombre histoire de vengeance, le troisième et dernier western de Fritz Lang est en réalité un film noir en technicolor transposé dans le décor du grand ouest américain. Enfin, pas tout à fait car l'essentiel de l'intrigue se déroule en intérieur. Pourquoi pas, d'autant que le ranch "Chuck a Luck" ressemble a un club d'initiés (comme pour le château de "Eyes wide Shut" il faut y entrer sur recommandation pour en faire partie) précédé d'une réputation qui lui donne une véritable aura et filmé dans un cadre qui a de la gueule. Mais il est dommage que les acteurs masculins, que ce soit Arthur Kennedy dans le rôle du vengeur Vern Haskell ou Mel Ferrer dans celui du bandit Frenchy n'aient pas l'étoffe de leurs rôles. On se demande ce que Altar (Marlène Dietrich) peut bien leur trouver pour se laisser aussi facilement embobiner par Vern (dont on ne comprend pas s'il ne fait que l'utiliser ou s'il éprouve quelque chose à son égard) allant jusqu'à se sacrifier pour sauver Frenchy. Masochisme? Goût douteux pour les "bad boys"? On peut également souligner qu'à la différence du film de Ray, les personnages de Lang n'assument pas leur passé qui est effacé à leur entrée au ranch ce qui les prive de tout avenir. Cela va bien avec le fatalisme de l'histoire mais pas avec le genre du western, un cadre urbain et nocturne aurait mieux convenu.
Si le cinéma (et toutes les productions visuelles) parlant (d'hier et d'aujourd'hui) s'inspire beaucoup plus qu'on ne le pense du cinéma muet, le cinéma muet s'est quant à lui beaucoup inspiré de la littérature classique ou folklorique. "Les Trois lumières", réalisé en 1921 par Fritz LANG puise ses origines dans les contes de Grimm et plus précisément deux d'entre eux: "Le joueur de flûte de Hamelin" pour le conseil municipal qui accueille par cupidité la Mort en son sein (elle lui cède un terrain contre une forte somme d'argent dans le film alors que dans le conte c'est le refus de payer le joueur de flûte qui entraîne la disparition de tous les enfants ce qui équivaut à un arrêt de mort) et "La Mort marraine", moins connu qui raconte l'histoire d'un homme qui après avoir tenté de déjouer la Mort se retrouve dans une grotte souterraine dans laquelle chaque vie est représentée par un cierge, la longueur du cierge indiquant la durée du temps qui reste à vivre. La Mort explique à l'homme effrayé par sa mort imminente qu'elle ne peut allumer une nouvelle vie qu'en échange d'une autre qui s'éteint. L'homme tente une fois de plus de gruger la Mort mais il est évidemment vaincu.
Fritz LANG approfondit la morale du conte avec une trame qui rappelle le mythe d'origine gréco-latine devenu transversal à tous les arts de la jeune fille et de la Mort. L'intrigue superpose en effet le caractère implacable de la Mort (elle n'est pas représentée en grande faucheuse mais elle frappe de manière tout aussi indistincte) et le déni humain face à elle, personnifié par une jeune fille qui refuse d'admettre la mort de son fiancé. Afin de lui prouver que l'amour ne peut avoir raison de la mort, il lui propose trois chances de le sauver (ce sont les trois lumières du titre): à Bagdad au IX° siècle, à Venise au XVII° et à la cour de l'empereur de Chine*. A chaque fois la jeune fille y occupe de hautes fonctions ou possède des pouvoirs magiques et pourtant elle ne parvient pas à déjouer la mort. Celle-ci lui propose alors comme dans le conte de Grimm d'échanger la vie de son fiancé contre une autre mais personne ne veut se sacrifier on s'en doute et la jeune fille ne peut pas commettre l'acte contre-nature qui consiste à tuer un nouveau-né pour rendre la vie à l'homme qu'elle aime. Comme elle refuse catégoriquement d'accepter la mort de son fiancé, elle choisit la seule option humaine qui lui reste: se suicider pour le rejoindre. Exactement le même choix que celui de Elisabeth dans "L'Amour à mort" (1984) de Alain RESNAIS. A méditer. Bien entendu, on pense également au film de Ingmar BERGMAN, "Le Septième sceau" (1957). On y pense d'autant plus en ce moment en méditant ces paroles extraites du film de Fritz Lang " Les gens n'imaginent pas à quel point ils sont proches de la mort. Ils se croient éternels alors qu'ils ne survivront même pas aux roses qu'ils ont cueilli".
* Visuellement, c'est l'épisode le plus impressionnant avec notamment des effets spéciaux remarquables pour l'époque jouant sur les échelles qui font penser notamment à l'armée de terre cuite de l'empereur Qin. Une autre idée visuellement marquante réside dans la représentation du domaine de la mort, intérieurement semblable au conte de Grimm (grotte et cierges) mais extérieurement semblable à un immense mur d'enceinte sans porte ni fenêtre (sauf pour les spectres et la jeune fille qui se met avec sa potion entre la vie et la mort).
"La Rue Rouge" est le remake américain de "La Chienne" (1931) de Jean RENOIR tout en étant le film jumeau de "La Femme au portrait" (1945) le précédent film réalisé par Fritz LANG. Le site Critikat a d'ailleurs rebaptisé le film "La Chienne au portrait" ^^ mais il aurait également pu s'appeler "La Chatte au portrait" puisque le personnage féminin est surnommé Kitty ^^. De ce fait bien qu'intéressant par lui-même, il est assez amusant de le comparer à ses modèles pour en déduire les ressemblances et les différences.
Par rapport au film de Jean RENOIR, il est clair que la contrainte majeure du code Hays alors en vigueur aux Etats-Unis a sensiblement modifié l'œuvre en rendant sous-jacent ce qui était explicite. Ainsi pour comprendre que Kitty (Joan BENNETT) est une prostituée et non une "actrice" comme elle se définit elle-même, il faut se référer au titre qui est une allusion à la grande prostituée de Babylone dans l'Apocalypse selon Saint-Jean ainsi qu'à son comportement vénal et vulgaire (il est rare dans un film hollywoodien de cette époque ou tout est léché de voir le laisser-aller dans lequel elle vit). De même, l'attitude de Johnny (Dan DURYEA) son amant qui ne cesse de la jeter dans les bras d'hommes pour qu'elle leur soutire de l'argent permet de comprendre qu'il est son maquereau sans que jamais cela ne soit dit. Fritz LANG flirte ainsi avec l'interdit, il s'est d'ailleurs attiré quelques ennuis auprès des ligues de vertu à cause notamment d'une scène de chambre à coucher dans laquelle Kitty se fait vernir les ongles de pieds par Chris (Edward G. ROBINSON). Et puis encore une fois, Fritz LANG parvient à contourner la règle selon laquelle le criminel doit être puni. Chris échappe à la justice mais son tourment intérieur est tel que la chaise électrique apparaît comme une délivrance à côté du fardeau de la vie de paria écrasé de culpabilité qu'il est obligé de porter.
"La Rue rouge" est par ailleurs une déclinaison de la "La Femme au portrait" (1945), Fritz LANG ayant établi de nombreux points communs entre les deux films, du casting à la photographie en passant par les personnages et les thèmes évoqués. Chris Cross (!) comme Richard Wanley est insatisfait de sa vie de petit-bourgeois et rêve de vivre une aventure dans les bras d'une femme jeune et belle qui va provoquer sa déchéance. La peinture sert d'ouverture sur l'inconscient, celle que pratique Chris magnifiant ses sujets sous l'effet de la passion (le pissenlit à moitié fané dans le verre mais offert par Kitty devient ainsi un tournesol!) Mais la peinture s'avère également être un piège qui coupe Chris de la réalité. En dépit du fait que Kitty joue très mal la comédie, il se laisse manipuler par elle, elle-même étant manipulée par Johnny envers qui elle se montre tout aussi stupide et aveugle. Pour elle un homme, un vrai c'est celui qui la domine et lui met des beignes comme quoi le machisme peut être parfaitement bien intériorisé par celles qui en sont victimes. "La Rue rouge" est un film très pessimiste sur la nature humaine. Le manque de lucidité y est tel que les mensonges et les faux-semblants y règnent en maître, forgeant des destins tragiques. Chris Cross passe ainsi à côté de sa vie, se faisant rabaisser et dépouiller de tout ce qu'il possède par les femmes et les hommes qui agissent dans leur ombre. Mais ce n'est pas un personnage qui suscite l'empathie pour autant.Mais ce n'est pas un personnage qui suscite l'empathie pour autant car c'est un faible qui se laisse dominer par ses pulsions meurtrières, le couteau/pic à glace planté dans la chair servant de vengeance au rejet sexuel qu'il subit de la part de sa femme Adèle puis de Kitty. Lorsqu'il découvre qu'il a été bafoué par Kitty et Johnny, il les tue, l'une de façon active en l'assassinant et l'autre de façon passive en le laissant se faire exécuter à sa place.
Splendide variation psychanalytique autour du film noir, genre roi des années 40 à Hollywood, "La Femme au portrait" de Fritz Lang raconte la mésaventure d'un bourgeois père de famille sans histoires (Edward G. ROBINSON) qui après avoir embarqué toute sa famille dans le train des vacances est tenté par la traversée du miroir derrière lequel se trouve un magnifique portrait de femme, invitation au voyage et au rêve. Lorsqu'elle se matérialise devant ses yeux (comme dans "Laura" (1944) sorti la même année), nous ne sommes pas surpris d'apprendre qu'elle s'appelle Alice (Joan BENNETT) et qu'elle est là pour l'entraîner dans une sombre intrigue criminelle sur fond latent d'adultère qui telle un piège, se referme sur lui. Ironiquement, alors qu'il est dans la vie un brillant professeur de criminologie, il s'avère dans l'action faire un piètre suspect, multipliant les bévues, les lapsus et autres actes manqués le désignant comme coupable. Coupable de quoi au juste? La manière dont Mazard (Arthur LOFT), l'amant de Alice se jette sur lui à peine arrivé ne lui laisse aucune chance alors que le spectateur sait qu'il n'a rien fait de mal. Et s'il le tue, c'est en état de légitime défense, pourtant celui-ci cherche à cacher son crime, bien mal d'ailleurs puisque la pression sociale se fait de plus en plus insupportable. C'est donc moins ce qu'il a fait ou pas fait qui le désigne coupable que ce qu'il aurait aimé faire autrement dit ses pulsions et ses désirs, du moins ceux qui contreviennent à la morale petite-bourgeoise. Et si l'étau ne cesse de se resserrer sur lui, c'est que dans le fond il se sent coupable et souhaite être puni. La fin, inattendue se joue admirablement du code Hays qui justement contraignait les scénaristes à punir les criminels. Le passage du rêve à la réalité donne lieu à un tour de passe-passe devenu célèbre où dans un même plan, il fallut changer le décor et le costume de Edward G. ROBINSON sans que le spectateur ne s'en aperçoive.
11 ans plus tard, Billy WILDER a réalisé une célèbre comédie sur une trame scénaristique semblable, "Sept ans de réflexion" (1955).
L'intrigue de "L'invraisemblable vérité", le dernier film américain de Fritz LANG semble truffée d'invraisemblances et en partie cousue de fil blanc. Je dis bien "semble" car à la réflexion (et la réflexion avec un tel film est indispensable), cette impression est sans doute voulue pour susciter un maximum de confusion, le film n'étant qu'une gigantesque manipulation des personnages les uns envers les autres mais aussi de Fritz LANG vis à vis du spectateur. Au départ, l'histoire se présente comme un plaidoyer contre la peine de mort. A la manière de l'armée dans l'Affaire Dreyfus mais pour la "bonne cause", Austin Spencer (Sidney BLACKMER), le directeur d'un grand journal propose à son futur gendre, le romancier Tom Garrett (Dana ANDREWS) de fabriquer de faux indices pour se faire passer pour coupable dans une affaire de meurtre tout en fabriquant en même temps de vraies preuves le disculpant. L'idée est de faire juger et condamner Tom afin de prouver que la machine judiciaire peut envoyer un innocent à la mort. Mais il se pourrait que démêler le vrai du faux ne soit pas aussi simple. Aucun des deux hommes n'est animé d'intentions philanthropiques. Spencer souhaite se faire de la publicité pour augmenter ses ventes en se payant la tête du procureur Roy Thompson (Philip BOURNEUF) qui se montre impitoyable avec les accusés pour mieux servir son ambition de devenir gouverneur. Quant à Tom Garrett, personnage insondable, le spectateur se demande longtemps pourquoi celui-ci accepte aussi facilement de se mettre dans une situation inconfortable voire dangereuse. Il se demande aussi pourquoi il laisse toutes les preuves de son innocence dans les mains de Spencer. On se dit, et s'il lui arrivait quelque chose? Et si les preuves disparaissaient? Evidemment cela ne manque pas d'arriver et cela paraît bien gros aux yeux du spectateur qui se dit qu'il en aurait au moins gardé une sur lui comme "assurance-vie". Sauf que rien de ce que nous avons cru voir ne correspond à la vérité et qu'une fois celle-ci dévoilée lors d'un twist final à la "Usual suspects" (1995), ces "preuves" prennent un tout autre sens, proche de celui du précédent film de Fritz LANG, "La Cinquième victime" (1956) avec lequel "L'invraisemblable vérité" forme un diptyque particulièrement sombre et amer en forme de bilan sans appel sur la gangrène qui ronge la société américaine (et que Fritz LANG quittera bientôt comme il avait fui l'Allemagne au début des années 30). Ces preuves d'innocence pourraient bien être des indices de culpabilité, des sortes de selfies flattant le narcissisme morbide du criminel. Tom Garrett a beau avoir une apparence respectable et un flegme à toute épreuve, il ne cesse de commettre des actes manqués, comme celui de revenir sans cesse sur les lieux du crime. Ou de laisser tout ce qui pourrait l'innocenter entre les mains d'une seule et fragile vie humaine. Ou de lâcher au plus mauvais moment un prénom compromettant. Et le spectateur floué d'en arriver à souhaiter sa mort c'est à dire d'être excité dans ses bas instincts, mis dans la peau du lyncheur de base. Bref, un film peut-être un peu trop froid et intellectuel mais diaboliquement intelligent et qui demande un certain recul pour en apprécier toute la portée.
" La tonalité de ce film est peut-être un aperçu du film que je souhaite entreprendre maintenant, cette critique de notre vie contemporaine, où personne ne vit sa vie personnelle. Chacun est toujours soumis aux obligations de son travail qui sont très importantes pour lui. Après tout, l'argent c'est très important"
Cette citation de Fritz LANG extraite d'un entretien qu'il a accordé à propos de la "Cinquième victime" à Jean DOMARCHI et Jacques RIVETTE dans les Cahiers du cinéma donne effectivement le ton du premier volet de son ultime diptyque américain: ironique et sans pitié. "La cinquième victime" est une satire au vitriol d'un microcosme journalistique gangrené par l'arrivisme. A travers lui c'est l'obsession de la société américaine pour la réussite matérielle (c'est à dire l'argent et le pouvoir) qui est épinglée. Aucun personnage n'est épargné dans cette histoire, tous apparaissant comme des coquilles vides courant après des désirs mortifères:
- Le fils du patron Walter Kyle (Vincent PRICE) est un héritier aussi nul que dégénéré qui jouit de son pouvoir en inventant un petit jeu pervers: faire miroiter à trois de ses sous-chefs un poste pour lequel ils se boufferont le nez.
- Sa femme Dorothy (Rhonda FLEMING) le cocufie avec l'un des trois sous-chefs pour mieux assoir son propre petit pouvoir. Tout comme la chroniqueuse mondaine Mildred Donner (Ida LUPINO) elle est vénale et manipulatrice. Toutes deux ne se départissent jamais de leur masque à rictus sardonique tout au long du film. Mildred a seulement l'avantage sur Dorothy d'être très drôle avec un sens de la répartie qui rappelle la screwball comédie en milieu journalistique "La Dame du vendredi" (1940) de Howard HAWKS, tiré de la pièce de Ben HECHT, "The Front Page".
- Les trois chefs de service dévorés par l'ambition sont prêts à tout pour gagner la compétition. Chacun a sa technique pour l'emporter: sexe, argent, informations. Harry Kritzer (James CRAIG) espère arriver en se faisant recommander par Dorothy dont il est l'amant. Mark Loving (George SANDERS abonné aux rôles de salaud), séducteur/harceleur est prêt à lyncher sur la place publique un pauvre innocent qui était là au mauvais endroit au mauvais moment (thème langien par excellence) pour faire croire qu'il a résolu l'énigme du tueur au rouge à lèvres avant les autres. Seule la crainte d'être poursuivi en diffamation le fait reculer. Enfin Jon Griffith (Thomas MITCHELL) utilise la vedette du journal TV Edward Mobley (Dana ANDREWS) qui se sert de sa propre fiancée Nancy Liggett (Sally FORREST) comme appât pour attirer le tueur. Pas très joli-joli tout ça.
- Le tueur enfin (John BARRYMORE Jr.) est comme dans "M le Maudit" (1931) le symptôme de cette société malade. Avec une justesse visionnaire il est dépeint comme accro à la célébrité médiatique. Fritz LANG montre comment à chaque nouveau crime il prend de plus en plus de risques, laissant des indices permettant de le reconnaître. On pense notamment aux mises en scène sur les réseaux sociaux. Ironiquement, son "double" médiatique est Edward Mobley qui le provoque en direct à la TV et comprend tellement bien son fonctionnement qu'il ne peut être lui-même qu'une âme de serial killer en puissance. Car les médias sont dépeints comme des vampires assoiffés de sang, les tueurs leur fournissant le carburant dont ils ont besoin et vice versa.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.