Stanley KRAMER a réalisé "La Chaîne" dix ans avant le célèbre "Devine qui vient diner ?" (1967). Chacun de ces films a joué un rôle pionnier dans la représentation des noirs au sein du cinéma hollywoodien, à l'image de sa première star, Sidney POITIER. Si "Devine qui vient dîner?" montrait le premier baiser interracial, "La Chaîne" a été le premier film où Sidney POITIER a décroché le rôle principal, son nom étant affiché sur un pied d'égalité avec son partenaire, Tony CURTIS. Quant au fait qu'un blanc soit enchaîné à un noir dans le sud rural ségrégationniste comme ce n'était guère réaliste, le scénario le justifie par "le sens de l'humour très particulier" du directeur de la prison. Un moyen de désamorcer l'aspect subversif de la situation lorsque les deux détenus s'évadent.
"La Chaîne" est autant un film de cavale qu'un récit de survie, une odyssée initiatique et un buddy movie. Tony CURTIS n'était peut-être pas l'acteur le plus crédible dans le rôle d'un ancien bagnard mais il était en revanche doué pour traverser les barrières en duo (de race ou de genre dans "Certains l'aiment chaud") (1959) Quant à Sidney POITIER il s'avère impérial comme d'habitude. Leur fuite est prenante grâce à une mise en scène dépouillée mettant l'accent sur l'instinct de survie, un montage dynamique, l'absence d'effets superflus. Les deux fuyards vont d'épreuve en épreuve tout en étant traqués par les forces de l'ordre et en devant apprendre à se supporter puis à se connaître, leur enchaînement réciproque devenant au fur et à mesure que le film avance de plus en plus symbolique. L'humanité qui finit par circuler entre les deux hommes contraste violemment avec les bas instincts de leurs poursuivants que le shérif a bien du mal à contenir ou encore des lyncheurs du village, symptôme de la bestialité de l'Amérique profonde. Mais le personnage le plus étonnant est celui de la fermière qui les héberge, trop accueillante pour être honnête.
"Devine qui vient dîner" est une comédie qui en dépit d'une mise en scène "sitcom" (mais sans les rires enregistrés) reste très amusante à regarder aujourd'hui en plus de sa valeur historique et sociologique indéniable. "Devine qui vient dîner", c'est le "Philadelphia" (1993) des relations interraciales. Il s'agit du premier film hollywoodien qui aborde la question des mariages interraciaux et par ricochet, du métissage. 1967 est une année clé en ce domaine: l'arrêt "Loving v Virginia" aboutit à l'abolition des lois qui criminalisaient ces unions dans les Etats sudistes (un aspect d'ailleurs évoqué dans le film). "Devine qui vient dîner" est d'ailleurs construit comme un film de procès avec ses plaidoiries et son verdict final. C'est aussi le dernier film de l'irrésistible duo formé par Katharine HEPBURN et Spencer TRACY, très malade lors du tournage et dont ce fut le dernier rôle. Il est intéressant de voir comment Stanley KRAMER a su les utiliser. Bien que le personnage de Katharine HEPBURN soit d'abord sidéré par l'identité de son futur gendre (la tête de l'actrice est alors à hurler de rire), il s'avère aussi progressiste que la plupart des rôles interprétés par l'actrice. Spencer Tracy incarne quant à lui le bon sens terrien confronté à ses contradictions: démocrate aux idées libérales comme son épouse mais effrayé par la transgression des barrières raciales dans son propre foyer. Face à eux, Sidney POITIER compose un personnage à l'évidente résonance autobiographique. On a beaucoup ironisé sur la "perfection" du docteur Prentice bien sous tous rapports et doté d'un statut professionnel et social prestigieux ne correspondant pas à la réalité vécue à l'époque par l'immense majorité des afro-américains mais Sidney POITIER, premier noir à avoir reçu l'Oscar du meilleur acteur n'était-il pas lui-même l'exception qui confirmait la règle? Il est certain que c'est lui qui s'exprime à travers son personnage lorsqu'il dit à son père que la différence entre eux c'est que lui se définit comme un homme et non comme un homme noir. Et le passage où il évoque avec le père de sa fiancée la possibilité qu'un jour un noir accède à la Maison-Blanche fait évidemment écho aujourd'hui à la cérémonie de remise de la médaille de la liberté (équivalent de la légion d'honneur) que Sidney POITIER reçut de Barack Obama en 2009, ce dernier ayant en commun avec l'acteur d'être un pionnier ayant ses origines ailleurs qu'aux USA et n'ayant de ce fait pas intériorisé les siècles d'esclavage et de racisme subis par la majeure partie des afro-américains. De ce point de vue, on savourera particulièrement le personnage de Tillie, héritière d'une longue lignée de nounous noires dans le cinéma hollywoodien (dont l'exemple le plus célèbre est celle de "Autant en emporte le vent") (1938) et qui regarde d'un très mauvais oeil l'arrivée de cet "intrus" qui dérange un ordre social établi depuis des siècles. Dommage que la fiancée du docteur Prentice, jouée par la nièce de Katharine HEPBURN (d'où un air de famille certain) soit une jeune écervelée dont on se demande aujourd'hui ce que ledit docteur peut bien lui trouver.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.