N'ayant jamais vu auparavant "Sur les quais" j'ai découvert d'où venait l'idée de Jim JARMUSCH de faire élever des pigeons sur les toits à son personnage de "Ghost Dog, la Voie du Samouraï" (1999). Terry Malloy (Marlon BRANDO dans un registre totalement différent de "Un tramway nommé désir") (1951) tente ainsi de s'échapper de sa condition minable de docker homme de main d'un syndicat mafieux qui a tout pouvoir sur les travailleurs des ports. Plus tard dans le film, il se rend sur les toits pour esquiver les choix douloureux qu'il est amené à faire. Mais les grillages présents dans la plupart des cadres montrent que cet échappatoire n'est qu'une illusion. La réalité montre au contraire un monde précarisé (les dockers travaillent à la journée et comme ils sont trop nombreux, le syndicat peut choisir les plus dociles), rançonnés et éliminés physiquement s'ils osent se plaindre d'où une ligne de conduite générale "S et M" c'est à dire "sourd et muet" alias la bonne vieille omerta qui accompagne tous les crimes, organisés ou non. La description néoréaliste que Elia KAZAN fait de ce milieu, au plus près du documentaire nous happe, de même que l'intrigue de film noir de l'émancipation du personnage de Terry Malloy du gang qui le manipule (et de son grand frère qui en est l'avocat). L'interprétation magistrale de Marlon Brando, bien mise en valeur par la mise en scène n'y est pas pour rien. Tout au plus peut-on regretter le message christique très appuyé porté par le frère Barry (Karl MALDEN) secondé par Edie (Eva Marie SAINT dans son premier rôle) dont il est précisé qu'elle sort du couvent. En les réunissant sans cesse dans les plans, il en fait le "camp moral" contre le camp véreux du syndicat et des dockers réduits au silence ce qui est très manichéen. Encore que la fin soit plus ambigüe qu'on ne le pense. Le rideau de fer qui s'abat sur le "nouveau" guide et son troupeau laisse entendre que de l'autre côté, ce n'est peut-être pas mieux. Allusion aussi au contexte de réalisation du film qu'on ne peut évacuer, celui de la guerre froide et du maccarthysme qui déchirait alors le milieu du cinéma, certains étant blacklistés et d'autres, au contraire délateurs comme Elia KAZAN à qui le film sert, sinon de justification, du moins d'exutoire.
Revoir "Un Tramway nommé désir" (titre en soi mythique!) fait paraître à côté bien pâle la relecture de Woody ALLEN dans "Blue Jasmine" (2013). Cette différence tient en partie au climat poisseux de la Nouvelle-Orléans (porté à ébullition par les bains brûlants que ne cesse de prendre Blanche) conjugué à la promiscuité du minable appartement des Kowalski. Mais il est surtout dû à la manière viscérale dont les acteurs habitent leurs personnages. Ce que dégagent Marlon BRANDO et Vivien LEIGH est monstrueux, à tous les sens du terme. Le magnétisme animal du premier et la folie intérieure de la seconde qui souffrait réellement de troubles bipolaires crèvent l'écran. Ils explorent chacun à leur façon les limites de l'humain. Inutile de préciser qu'avec de telles prestations, tout jugement manichéen vole en éclats. Oui, Stanley est un effroyable macho qui domine les femmes par un savant mélange de séduction et de terreur. Il suffit de voir le visage satisfait de Stella (Kim HUNTER) après qu'il l'ait tabassée puis honorée ("battue et contente") pour comprendre jusqu'où cet homme peut exercer son emprise. Le marcel blanc moulant et dégoulinant de sueur voire déchiré aide beaucoup ceci dit ^^^^. Mais il permet au moins à la spectatrice de se rincer l'oeil car une telle érotisation du corps masculin était rare à l'époque. Son ami si politiquement correct (en apparence) Mitch (Karl MALDEN) vaut-il finalement mieux que lui lorsqu'il repousse Blanche parce que je cite "elle n'est pas assez pure pour vivre aux côtés de sa mère"? Il y a du Norman Bates c'est à dire du monstre chez Mitch ("toutes des salopes, sauf ma mère") qui s'interdit de désirer une femme hautement désirable (pourquoi est-il encore célibataire à son âge?) et quand le désir est frustré, la pulsion de meurtre n'est pas loin comme le soulignait si bien Alfred HITCHCOCK. Quant à Blanche, l'aristocrate déchue, mythomane et nymphomane qui éprouve une attraction-répulsion pour le prolo brut de décoffrage qu'est Stanley Kowalski, elle suscite aujourd'hui moins d'agacement ou de rejet que de pitié. Ses grands airs et ses mensonges lui servent de paravent dérisoire pour camoufler sa déchéance bien réelle et des besoins sexuels dévorants sur lesquels elle n'a aucun contrôle. Mais la société patriarcale le lui fait tellement chèrement payer par sa culture du viol, de l'exclusion et de l'enfermement "rééducatif" qu'on lui pardonne.
« Caïn se retira de devant l'Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l'est d'Éden. » Genèse (4;16). Cette citation de la Bible donne son titre au film, adapté d'une partie du livre éponyme de John Steinbeck. L'histoire se focalise sur une famille de propriétaires terriens dysfonctionnelle et plus précisément sur les deux fils jumeaux, privés de mère et élevés sans amour par un père rigoriste, Aaron et Caleb (allusion transparente à Abel et Caïn). Alors qu'en atteignant l'âge adulte, Aaron est devenu en tous points la copie conforme de son père qui de ce fait éprouve de la fierté pour lui, Caleb est au contraire rejeté parce qu'il ne parvient pas à entrer dans les cases, à s'adapter. Il n'y parvient tellement pas d'ailleurs que les cadrages adoptent son point de vue et se font obliques, soulignant qu'il y a quelque chose qui va de travers dans cette famille. Caleb comme n'importe quel enfant à la fois endoctriné par le manichéisme de la morale religieuse et carencé affectivement rejette la faute sur lui et se croit mauvais. Sauf que plus le film avance et plus on découvre que ce qui va de travers, ce n'est pas lui mais bien ceux qui l'entourent, à commencer par son père. L'évolution psychologique de la petite amie de Aaron, Abra (Julie HARRIS) qui au contact de Caleb libère sa propre souffrance en est un des marqueurs les plus évidents. Aaron l'idéalise en tant que future mère alors qu'ils ne savent ni l'un ni l'autre de quoi il s'agit, ayant été tous deux eu la même carence de base. Mais il est impossible de discuter avec Aaron qui est aussi rigide que son père. C'est un sursaut de vitalité qui la fait se rapprocher de Caleb (qui pourtant lui fait peur) avec qui elle peut parler. Un autre élément important qui permet à Caleb de sortir de son isolement est la rencontre avec sa mère, une femme indépendante et "indigne" (au sens où elle a abandonné mari et enfants pour devenir la tenancière d'une maison close) en tous points opposée au père et à ce qu'il représente (le patriarcat). Néanmoins il est frappant de constater que le seul mode d'échange possible avec elle comme avec le père est de l'ordre de la transaction financière. La différence étant qu'elle accepte franchement (et cyniquement) d'exploiter son semblable pour s'enrichir alors que le père réagit hypocritement lorsque Caleb veut lui prouver son amour par l'argent qu'il a gagné en faisant du profit sur la guerre (l'histoire se déroule en 1917). Il le rejette alors que lui-même vit pourtant également des rouages mortifères du conflit.
Evidemment, la puissance de ce récit aux accents lyriques* n'aurait pas été la même sans ce qui a projeté le jeune prodige de l'Actors studio, James DEAN à qui le film reste à jamais associé. C'était son premier grand rôle au cinéma et il bouffe d'emblée l'écran. A l'image de son personnage, il se démarque complètement des autres acteurs par sa manière de se tenir, d'occuper l'espace, d'exprimer les émotions. Caleb et lui ne font qu'un, pas seulement parce que c'était l'esprit de la méthode co-fondée par le réalisateur Elia KAZAN mais tout simplement parce que James DEAN avait connu la même configuration familiale et souffrait donc des mêmes tourments que Caleb. Cela lui était naturel. C'est ce qui fait entrer James DEAN dans l'éternité comme toute personne qui parvient à projeter son âme dans une oeuvre d'art. John Steinbeck et Elia KAZAN ont également projeté leur propre relation conflictuelle vis à vis de leur père dans leur oeuvre, renforçant son aspect autobiographique (on reconnaît aussi la marque de Kazan à travers les allusions aux persécutions subies par l'émigré allemand, Kazan étant lui-même un émigré).
* L'usage de la couleur et du Cinémascope magnifient particulièrement les paysages champêtres dans lesquels évoluent les personnages, exaltant ainsi leurs sentiments.
Kansas, 1928. Deux amoureux, Bud (Warren Beatty) et Deanie (Natalie Wood) s'embrassent dans une voiture sur fond de chutes d'eau. On les reverra souvent, ces chutes d'eau car ce qu'elles symbolisent, c'est le désir, libre, animal, indomptable. Mais même au beau milieu de cette nature sauvage, la morale conservatrice de l'Amérique profonde a si bien infusé dans leurs esprits qu'elle coupe tous leurs élans. Ce sont les ravages de ce puritanisme que filme Elia Kazan, la façon dont il embrigade des cerveaux, réprime la sexualité et au final, brise l'individu (comme n'importe quelle tradition patriarcale transmise de génération en génération: mariages arrangés, excision etc.). Les parents de Bud et Deanie sont de purs produits du système. Compensant leurs frustrations par un attachement névrotique à la réussite sociale et à l'argent (placés dans des actions dont la flambée nous le savons est due à une bulle spéculative qui s'achèvera un jeudi noir où les ruinés se défenestreront massivement), ils sont porteur d'un discours patriarcal bien rodé. Le père de Bud est un tyran domestique qui nourrit de grandes ambitions pour son fils à qui il ne donne pas le droit d'avoir des désirs propres. La mère de Deanie, obsédée par la conservation de la virginité de sa fille, lui soutient qu'une femme n'a de rapports qu'après le mariage pour avoir des enfants et satisfaire son mari car elle n'a pas de désirs et de besoins propres. Niés dans ce qu'ils ont de plus intime, le crâne bourré de cette idéologie nauséabonde on comprend pourquoi Bud et Deanie "tournent mal", tout comme Ginny (Barbara Loden), la sœur de Bud avant eux. La fin, douce-amère, apporte un apaisement certain sans pour autant dissimuler les dégâts que cette éducation a produit dans leur vie.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.