"Voyage à Yoshino" m'a fait penser à un remake de "La Forêt de Mogari" (2007) avec Juliette BINOCHE qui s'était alors embarquée dans un trip avec les cinéastes japonais du festival de Cannes (encore que "La Vérité" (2019) de Hirokazu KORE-EDA se déroule à Paris). Il m'a également fait penser par son ésotérisme à "Still the Water" (2014) l'un des précédents films de la cinéaste.
Bilan: Les images sont sublimes mais la narration est confuse. Quant à histoire de deuil et de renaissance par le ressourcement dans la nature, elle est bien mieux traitée dans "La Forêt de Mogari" (2007). Pourquoi? Parce qu'il en émanait une fraîcheur et une simplicité dont celui-ci est dépourvu à force de surcharger la barque spatio-temporelle. Il n'y avait pas non plus une célèbre actrice occidentale dans le film qui semble plaquée artificiellement sans parler du fait que la manière dont elle est introduite est d'une insigne maladresse. Elle est présentée comme une touriste alors qu'elle est censé avoir tout un passé douloureux dans cette forêt et posséder des connaissances shintoïstes pointues. De plus elle est accompagnée par Hana, une jeune guide japonaise qui disparaît brutalement du récit sans que cela n'entrave en rien la communication entre elle et son hôte -et bientôt amant- Tomo (Masatoshi NAGASE). Mais ce qui vaut pour Hana, vaut en fait pour tous les personnages du film. Flottants à l'extrême, ils apparaissent et disparaissent du champ pour philosopher, se mettre en situation de transe chamanique (ou amoureuse) ou bien chasser et tuer ou encore mourir et renaître (tout est toujours cyclique chez Naomi KAWASE). Tout cela donne une impression éthérée qui finit par contredire la sensualité véhiculée par les images tant les personnages et leurs relations sont opaques et le dispositif autour, fumeux. Et finalement la montagne accouche d'une souris car cet écran de fumée lorsqu'il se dissipe enfin révèle un dénouement d'une platitude totale.
Comment vivre avec la perte? Ou comment revivre après la perte? C'est avec une infinie douceur que Naomi Kawase tente d'apporter des réponses à ces questions universelles mais profondément ancrées dans une culture si sensible à l'impermanence des choses. Ces réponses, elle les apporte par le biais d'une réflexion sur le pouvoir du cinéma. Le cinéma est justement un moyen d'arrêter le temps et d'embrasser l'univers. C'est aussi comme le dit l'un des personnage du film un moyen de se connecter à la vie d'autres personnes qui sauve et aide à vivre. Encore-faut-il pouvoir y accéder ce qui s'avère compliqué pour les handicapés sensoriels. C'est la délicate mission de l'héroïne de l'histoire Misako (Ayame Misaki): permettre à ceux qui ont perdu la vue de continuer à accéder au cinéma en leur restituant l'essence d'un film par son travail d'audio-descriptrice. Mais comment rendre compte par la parole de ce qui est montré à l'écran sans trahir les intentions du cinéaste ni diriger le spectateur? Parmi le panel de mal-voyants chargés de critiquer son travail, il y en a un qui a la dent particulièrement dure, c'est le photographe Masaya Makamori (Masatoshi Nagase qui avait déjà joué le rôle principal dans le précédent film de la cinéaste "Les Délices de Tokyo"). Sa dureté blessante provient de sa peur grandissante de perdre complètement la vue qui le fait s'accrocher à son appareil photo comme à une bouée de sauvetage. Elle ne correspond pas à son œuvre dont Misako voit un aperçu dans un recueil. Une photo attire particulièrement son attention, celle d'un coucher de soleil qui lui rappelle son enfance et son père décédé. Elle tente alors d'entrer en communication avec Makamori pour qu'il lui montre le lieu où il a fixé sur pellicule ce moment lumineux de sa vie (la photographie sert ici de substitut au cinéma). Puisque celui-ci est privé de la vue et que l'ouïe s'avère plutôt source de souffrance et de malentendu, c'est le toucher qui devient primordial comme vecteur de transmission des émotions entre les deux personnages. C'est de lui qu'émane la lumière qui donne son titre au film avant qu'elle ne se fixe sur l'écran pour y être conservée. Ainsi l'élan par lequel Makamori se sépare de son appareil photo devenu inutile -une chose morte- est immédiatement contrebalancé par le baiser de Misako qui apporte avec lui le souffle de la vie comme le symbolise la lumière qui devient éclatante et envahit l'écran tout entier. Et j'aime beaucoup la scène de fin où Makamori dit à Misako de ne pas bouger (c'est à dire de ne pas chercher à le diriger) mais de le laisser venir jusqu'à elle malgré son handicap. Il en va évidemment de même dans l'accès au contenu d'un film: laisser l'imagination du spectateur travailler plutôt que d'imposer sa grille d'interprétation. C'est à cet endroit précis que les différents niveaux du récit (celui sur l'art, celui sur le handicap, celui sur l'amour, celui sur le deuil et la mort) se rejoignent dans une même ode à la liberté de l'esprit humain.
En France, la critique de cinéma (Télérama, les Inrockuptibles, Libération, le Monde etc.) est complètement passée à côté du film. Elle a buté sur ce qu'elle a cru voir et qu'elle rejette a priori, un aspect mélodramatique, romantique, une prétendue affectation, que ne sais-je encore sans s'interroger sur sa justesse de ton, sans reconnaître la profondeur et la richesse de sa réflexion, ses qualités de construction et d'interprétation manifestant à cause de ses préjugés et de sa grille de lecture prédéterminée un aveuglement bien plus profond que la cécité de Makamori. Elle ferait bien de méditer l'une de ses paroles "j'ai parfois été heurté par des choses que je ne voulais pas voir".
"La forêt de Mogari" est le premier film de Naomi KAWASE que j'ai vu et il m'a durablement marqué de par sa beauté, sa simplicité, son dépouillement, son caractère contemplatif et en même temps sa grande richesse. Il peut cependant rebuter et ennuyer si l'on est hermétique à la culture japonaise d'autant que le rythme est extrêmement lent et qu'il y a peu de paroles et d'actions.
L'histoire est centrée sur deux personnages très dissemblables: une jeune aide soignante qui travaille dans une maison de retraite (Machiko ONO) et l'un de ses patients, un homme étrange qui ressemble davantage à un jeune homme vieilli qu'à un vieil homme (Shigeki UDA). Tous deux ont cependant un point commun: ils sont minés par la mort d'un être cher dont ils ne parviennent pas à faire le deuil. Pour Machiko il s'agit de son fils mort dans un accident dont elle est en partie responsable. Pour Shigeki, il s'agit de sa femme Mako, morte 33 ans auparavant. La maison de retraite agit comme une prison qui les coupe d'eux-mêmes. Machiko écrasée par la culpabilité passe son temps à s'excuser. Shigeki sombre doucement dans la sénilité. Machiko est attirée vers lui mais a bien du mal à entrer en communication, Shigeki se montrant agressif lorsqu'elle tente de toucher à son intimité. Elle a alors au bout d'une demi-heure (de film) l'idée de l'arracher à sa prison pour l'emmener en promenade. Une promenade qui dérive en périple au cœur d'une forêt. Pas n'importe quelle forêt, celle de Mogari qui signifie "la fin du deuil". Car c'est en renouant le contact avec la nature sauvage c'est à dire avec leurs émotions profondes que Machiko et Shigeki vont pouvoir accomplir leur travail de deuil. Machiko en explosant de chagrin au bord d'une rivière en crue et Shigeki en creusant une tombe pour sa femme et en y déposant les lettres qu'il lui a écrite pendant 33 ans. Parallèlement, tous deux vont redécouvrir le goût de la vie au travers de sensations comme la dégustation d'une pastèque fraîche sous la canicule, la pluie qui trempe, la chaleur bienfaisante du feu de bois ou d'un corps que l'on serre contre soi pour se réchauffer. Car seule l'acceptation de la mort permet de vivre pleinement.
Dans les films culinaires il y a à boire et à manger, autrement dit le suprême y côtoie le navet. Avec "Les Délices de Tokyo" on est plus proche du premier que du second, même s'il subsiste quelques scories. Car non seulement Naomi KAWASE élève le film jusqu'à la dimension cosmique ce qui est sa signature tout comme son goût pour le documentaire mais elle n'oublie pas au passage la dimension humaine et sociale de son histoire qui y gagne en simplicité et en puissance par rapport à son film précédent "Still the Water" (2014).
Le moteur du récit réside en effet dans la relation filiale et fraternelle que vont nouer deux personnages a priori très différents. A priori seulement car en réalité, ils ont beaucoup de points communs. Le premier est Sentaro, un homme d'une quarantaine d'années joué par un acteur aussi charismatique que sensible, Masatoshi NAGASE. Il est le gérant d'une petite boutique de dorayakis, des pâtisseries japonaises traditionnelles composées de deux pancakes que l'on fourre avec de la pâte de haricot rouge sucrée. C'est un homme solitaire, triste et replié sur lui-même qui s'est enfermé dans une vie qui ne lui convient pas. La dette qu'il a contractée et qui l'oblige à travailler dans la boutique est symboliquement liée à son passé d'ancien taulard qu'il traîne avec lui comme un boulet. Jusqu'au jour où une charmante vieille dame, Tokue (Kirin KIKI) se présente sur la foi de sa petite annonce pour être embauchée à ses côtés. Dans un premier temps, il la repousse comme une gêneuse avant de goûter la succulente pâte de haricots rouges qu'elle lui a préparé. C'est un moment très important du film dont on ne comprend la portée qu'à la fin lorsqu'on apprend l'histoire de Tokue. En effet par ce simple don (de soi), Tokue redonne goût à la vie à Sentaro, elle le remet au monde, elle le libère comme le montre la dernière scène du film. Et pourtant Tokue aurait eu de quoi rejeter la vie tant celle-ci s'est montrée dure à son égard. Tokue est en effet elle aussi une paria de la société. En tant qu'ancienne lépreuse, elle a été enfermée avec les autres malades dans un quartier de Tokyo dont elle n'a pu sortir qu'à partir de 1996. On découvre également d'autres discriminations comme le fait qu'elle a été contrainte d'avorter (Sentaro devient alors le fils qu'elle n'a pas pu mettre au monde) et que les lépreux n'ont pas le droit d'avoir de tombe (c'est un arbre qui la remplace). Le rejet social dont elle est victime est tellement puissant qu'elle ne pourra pas longtemps travailler aux côtés de Sentaro. Mais elle a le temps de lui transmettre sa sagesse, la nécessité d'être en harmonie avec soi-même et de dépasser l'amertume que peut générer la petitesse de l'homme en s'appuyant sur la générosité infinie de la nature. En cela, elle m'a fait penser à une ancienne déportée, Simone Lagrange qui dans son livre autobiographique "Coupable d'être née" décrit comment elle parvenait à survivre à l'enfer d'Auschwitz en regardant les étoiles.
La relation belle, émouvante et pleine de délicatesse de Sentaro et de Tokue dont la douceur contraste avec la dureté de leur condition se suffisait à elle-même. Il est dommage que la réalisatrice ait rajouté quelques personnages supplémentaires comme la lycéenne Wakana (Kyara UCHIDA), la propriétaire du magasin et son neveu. Non seulement ils sont inutiles, mais ils alourdissent le propos.
"Ce qui importe, c'est de rester humble devant la nature. Cela ne sert à rien de lui résister". Occidental arrogant, toi qui pense que tu peux dominer la nature et triompher de la mort, prends-toi cette phrase dans les dents et tout le film de Naomi KAWASE avec. Un film inégal certes mais d'une intensité et parfois d'une grandeur indéniable. Un film qui aide à repenser sa place dans le monde et à accepter la mort avec sérénité.
"Still the water" puise sa force dans les croyances et rites des habitants des îles du Japon ainsi que dans la beauté des plans filmés par la réalisatrice, particulièrement ceux de la mer dans tous ses états. L'histoire se déroule pour l'essentiel dans l'archipel d'Anami même s'il fait aussi une incursion à Tokyo car la philosophie du film consiste à montrer que tout est relié et que tout est cyclique. Le principe de ces croyances est en effet celui d'une grande circulation qui efface les frontières entre la vie et la mort, la ville et la campagne, les jeunes et les vieux, la nature et l'humanité, le spirituel et le temporel. Avec pour courroies de transmission les manifestations de la nature et le chamanisme. C'est en communion avec elle que deux adolescents, Kaito (Nijirô Murakami) et Kyoko (Jun Yoshinaga) s'éveillent au sentiment amoureux et à la sexualité alors même que Kaito découvre le cadavre d'un homme sur la plage qu'il croit être l'un des amants de sa mère et que la mère de Kyoko (Miyuki MATSUDA) s'éteint en contemplant depuis sa fenêtre un grand banian, arbre sacré qui par sa configuration rappelle la grande circulation entre le visible et l'invisible. La mort de celle-ci est sans doute le climax du film. Elle n'est pas filmée comme un moment sinistre mais comme une célébration spirituelle du passage vers un autre monde avec de la musique traditionnelle, des chants et des danses. Un moment pleinement vécu et dénué d'aspect tragique car Kyoko peut continuer à communiquer avec sa mère dans l'au-delà à travers le chant.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.