Le XIV° siècle en 1968, il fallait y penser! Les points communs entre la guerre de 100 ans et le soulèvement de la jeunesse occidentale contre les institutions ne semblent pas évident au premier abord. Pourtant John HUSTON entremêle les deux événements historiques (le Moyen-Age du film, la révolution de 1968 contemporaine du tournage) avec bonheur. Aux antipodes de la reconstitution historique spectaculaire et héroïque, il choisit d'adapter l'oeuvre de Hans Koningsberger avec une certaine humilité. Il parvient à rendre ces événements lointains intemporels et donc proches de nous. Pour cela, il fait le double choix du réalisme (comme Bertrand TAVERNIER) et de l'épure (comme Ingmar BERGMAN), le film se déroulant pour l'essentiel dans des paysages naturels (forêt, dunes) ou dans des décors dépouillés de châteaux et d'abbaye. Et il se concentre sur un aspect méconnu de la guerre de 100 ans et beaucoup plus important et structurant dans l'histoire de la France que ceux qui sont mis en avant dans les films consacrés à cette période: la guerre civile qui oppose les nobles aux paysans révoltés. En réalité cette guerre de castes a commencé dès la mise en place de l'ordre féodal vers l'an mille et s'est poursuivie par intermittences jusqu'à la Révolution française huit siècles plus tard (et même un peu plus tard comme le raconte Eugène le Roy dans "Jacquou le Croquant" qui se déroule sous la Restauration). La guerre de 100 ans étant une période de chaos, elle a entraîné la résurgence des actes de jacquerie contre les châteaux, férocement réprimés par les nobles et condamnés par l'Eglise. John HUSTON qui fait une brève apparition dans le film joue un noble "Robin des bois" qui soutient la paysannerie et accable particulièrement le puritanisme religieux, faisant ainsi le lien avec mai 1968. C'est en effet dans ce contexte troublé que deux jeunes gens déracinés, Heron de Foix et Claudia de Saint-Jean errent à la recherche d'un lieu où ils seraient libres de s'aimer en paix. Mais la violence rattrape partout le couple "love and peace" au point que leur désir de s'échapper par la mer apparaît de plus en plus comme une chimère. Il y a une parenté très frappante entre la dramaturgie de ce film et celle de "The African Queen" (1951) à savoir un rapprochement amoureux entre deux êtres a priori éloignés jetés dans un "trip movie" sur l'eau ou sur les chemins en pleine nature et en pleine guerre et ce jusqu'au final à savoir un mariage improvisé dans une situation désespérée. Ce sont les premiers pas à l'écran de Anjelica HUSTON alors âgée de 16 ans et dont la beauté singulière m'a fait penser à celle de Alana HAIM, l'interprète de Alana Kane dans "Licorice Pizza" (2021). Amusant quand on sait que son partenaire à l'écran, Assaf Dayan est le fils d'un héros de guerre israélien qui a préféré comme son personnage choisir la vie de bohème. John HUSTON aura eu ainsi la particularité d'avoir dirigé au cours de sa carrière son père, Walter HUSTON et sa fille, Anjelica HUSTON.
Entre "The African Queen" (1951) (un récit d'aventure et d'amour entre deux contraires contraints de survivre en huis-clos dans la jungle tropicale et dans un contexte de guerre mondiale) et "La Nuit de l'iguane" (1964) (reptile qui comme la tortue dans "Dieu seul le sait" symbolise les désirs sexuels refoulés de personnages eux aussi très polarisés ou écartelés et dans lequel joue aussi Deborah KERR dans un rôle assez proche de soeur Angela), "Dieu seul le sait" est un film magnifique, une sorte de huis-clos insulaire d'une très grande intensité entre un Marine de la guerre du Pacifique sauvé des eaux comme Moïse et une bonne soeur, seule rescapée de sa congrégation qui sans lui, n'aurait pas survécu. L'affection immédiate qu'éprouvent l'un pour l'autre le caporal Allison et la soeur Angela (et qui reflétait l'amitié réelle qui unissait Robert MITCHUM et Deborah KERR) et qui a quelque chose d'ingénu et de profondément émouvant se transforme peu à peu en quelque chose de plus trouble lorsqu'ils sont forcés de se cacher dans une grotte lors de l'invasion de l'île par les japonais. Et la grotte n'est pas le seul élément (avec la tortue) symbolique du film. L'évolution des vêtements des deux protagonistes en est un autre. Sorte d'armure qui les enferme dans leurs sacerdoces respectifs, ils sont amenés à les quitter une première fois lorsque les japonais relâchent la pression en quittant temporairement l'île. Si cela n'a aucun effet sur Angela qui depuis les premières images baigne dans une blancheur immaculée complètement irréelle après des jours et des nuits passées dans la jungle et dans la grotte, le bain transforme le caporal hirsute et aux abois depuis les premières images en homme séduisant et détendu qui pour la première fois exprime ses sentiments à Angela qui lui oppose ses fiançailles avec Dieu. Arrive alors le deuxième moment de basculement lorsqu'après avoir tenté de noyer sa frustration dans l'alcool, le caporal qui a laissé échapper de nouveau son amour et son amertume provoque la fuite d'Angela sous la pluie dont l'apparence connaît alors une métamorphose spectaculaire: ses vêtements se mouillent et s'encrassent presque immédiatement et ne reviendront jamais à leur état initial ce qui est un indice qui se passe de mot sur l'évolution que connaît le personnage, en proie subitement à une forte fièvre et qui se retrouve comme Madeleine dans "Vertigo" (1958) nue sous des couvertures, sa chevelure flamboyante jusque là dissimulée apparaissant au moment même où le caporal lui donne sa veste, laissant alors apparaître toute son animalité. Ne reste plus à Angela, une fois rétablie à prendre soin à son tour du caporal lors d'une fin (qui est aussi celle de la délivrance américaine de l'île) ouverte à tous les possibles.
"Gens de Dublin" est le dernier film de John HUSTON. C'est une adaptation littéraire, celle de la nouvelle de James Joyce "The Dead" extraite du recueil "Les Gens de Dublin" à qui il est fidèle tout en en faisant son oeuvre testamentaire. C'est en effet le film d'un homme qui se savait condamné et dont la fin tombe comme un couperet. Car le film (très court, 1h15) est divisé en deux parties de longueur inégale. La première qui dure une heure relate une soirée dans une famille de la bonne société dublinoise au début du XX° siècle. Les couleurs sont chaudes, on chante, on danse, on rit et il faut être attentif aux légères dissonances de l'ensemble pour comprendre que derrière la façade joyeuse, il y a l'ombre de vies insatisfaites, inaccomplies, inachevées qui parfois se fait jour à travers un long regard mélancolique tourné le temps d'une vieille chanson irlandaise vers un ailleurs invisible, une voix hésitante célébrant des noces qui on le découvre à travers l'inventaire visuel des objets de sa chambre n'ont jamais eu lieu, l'excès d'alcool d'un homme sous l'emprise de sa mère, un poème d'amour rempli d'amertume ou un plan sur des marches d'escalier vides. Et puis arrive le moment où se produit le basculement vers la deuxième partie du film qui ne dure qu'un quart d'heure. Quart d'heure qui donne tout son sens au film. C'est dans le climat intimiste d'une chambre d'hôtel (on relèvera la contradiction qui elle aussi a du sens) que Gretta Conroy (Anjelica HUSTON, la propre fille du cinéaste qui d'une certaine manière devient son porte-parole) avoue le secret qui la tourmente c'est à dire la personne qui occupait ses pensées lorsqu'elle écoutait avec une profonde émotion la vieille chanson irlandaise avant de s'écrouler dans une posture troublante qui évoque davantage la mort que le sommeil. Et puis soudain, la neige et les couleurs froides de l'extérieur hivernal envahissent l'écran et la chambre d'hôtel cède la place à un cimetière alors que le film se termine sur un monologue, celui de son mari qui découvre qu'il est (et a toujours été) complètement seul.
"Chinatown" n'est pas seulement un film noir rétro réussi. Sinon, aussi bien fait soit-il, ce serait juste un exercice de style brillant mais un peu vain. Non, "Chinatown" emprunte tous ses codes à l'âge d'or du film noir hollywoodien des années quarante mais il s'agit d'un film des années soixante-dix. On le perçoit notamment à son pessimisme radical. Comme les films de Arthur PENN qui lui sont contemporains, le message de "Chinatown", est celui de la contestation sans espoir d'un ordre politique et social oppresseur, symbolisée par le corps supplicié du personnage interprété par Faye DUNAWAY. En dépit des apparences, Evelyn est beaucoup plus proche de Bonnie Parker que des femmes fatales des années quarante. Son train de vie bourgeois dissimule qu'il s'agit d'une victime du patriarcat sous sa forme la plus abjecte* qui cherche une issue mais qui contrairement à Bonnie n'ira pas plus loin que le coin de la rue comme si elle vivait dans une cage invisible**. Par ailleurs et de façon similaire à "Bonnie and Clyde" (1967), "Chinatown" offre le portrait d'un anti-héros. Certes, Jake Gittes (Jack NICHOLSON) n'est pas un hors la loi. Mais il est incontestablement une figure de loser dont l'impuissance se voit comme le nez au milieu de la figure ^^. Sa mutilation par la pègre est en effet un symbole de castration. C'est un cowboy solitaire dont la quête de vérité dans un monde corrompu jusqu'à la moëlle ne peut aboutir qu'à un échec au goût particulièrement amer. Enfin on ne peut parler de "Chinatown" sans évoquer la figure tutélaire de John HUSTON. Comme Faye DUNAWAY, sa présence fait sens car il est l'un des grands réalisateurs de l'âge d'or du film noir hollywoodien ("Le Faucon maltais" (1941) est le film qui a fait accéder Humphrey BOGART à la célébrité et a contribué à fixer l'archétype du détective privé au cinéma). Son rôle de parrain cinématographique est déplacé dans le film sur le terrain mafieux, son personnage au patronyme biblique évocateur (Noah Cross) se référant au fait qu'il contrôle l'eau et donc tient la ville et sa région en son pouvoir.
* Bien qu'elle ne soit pas physiquement cloîtrée, le fait est que Evelyn est prisonnière de son père qui a pris possession d'elle et de leur progéniture exactement à la manière de Joseph et Elisabeth Fritzl (affaire romancée par Regis Jauffret dans "Claustria" sorti en 2012). L'enfermement est une thématique récurrente des films de Roman POLANSKI et il est dans "Chinatown" particulièrement subtil puisque les murs de la prison qui retiennent Evelyn et sa fille Katherine relèvent de l'emprise mentale avant de se matérialiser physiquement.
** Le titre qui fait référence au quartier chinois de Los Angeles suggère le poids de la pègre qui gangrène la ville tout en faisant scintiller un exotisme illusoire aux yeux de personnages qui ne peuvent s'en échapper.
"Key Largo" est un film insulaire. Il ne se déroule que dans des lieux clos et coupés du monde. L’hôtel de l’île de Key Largo frappé par la tempête est le principal théâtre de l’action (mot qui se justifie d’autant plus que le film est l’adaptation d’une pièce de théâtre) mais il ne faut pas oublier le dernier quart d’heure sur un bateau entre Key Largo et Cuba. Ce contexte de huis-clos dans des espaces de plus en plus exigus créé une atmosphère particulière, confinée, étouffante et oppressante et donc propice aux tensions exacerbées (les émissions de téléréalité reposent sur le même principe repris as nauseam). Bien qu’une dizaine de personnages se retrouvent enfermés dans l’hôtel et une demi-douzaine sur le bateau, le film est en réalité un duel entre deux hommes qui sortent de mondes révolus ravagés par la violence mais dont les choix vont s’avérer être aux antipodes. D’un côté le commandant Frank McCloud (Humphrey BOGART), vétéran de la seconde guerre mondiale désabusé et sans attaches, de l’autre le gangster Johnny Rocco (Edward G. ROBINSON) tout droit sorti des années de Prohibition qui rêve de devenir le nouveau Al Capone. Parce que Frank a trop fait l’expérience de la violence, il refuse de s’y laisser entraîner de nouveau, quitte à passer pour un lâche. Néanmoins sa relative indifférence cède progressivement le pas à de la compassion pour les victimes du gang dont il partage le sort que ce soit James Temple, le propriétaire infirme (Lionel BARRYMORE), Gaye Dawn la compagne alcoolique de Johnny (Claire TREVOR) ou un groupe d’indiens dont deux sont recherchés par la police. La belle-fille de Temple, Nora, objet de la convoitise de Johnny Rocco, représente évidemment l’espoir d’une renaissance ce que souligne sans ambiguïté l’un des derniers plans du film (Humphrey BOGART et Lauren BACALL rejouent ainsi devant John HUSTON leur rencontre quatre ans auparavant dans le « Le Port de l'angoisse (1944) » où la deuxième réussissait à ferrer un poisson particulièrement glissant). A l’inverse, Johnny Rocco qui est fermé à tout sentiment d’humanité apparaît au final comme un faible qui ne sait pas contrôler ses nerfs que ce soit sous l’effet de l’insulte ou des coups de boutoir de la nature contre laquelle il est impuissant en dépit de son flingue.
Le premier film de John HUSTON est aussi l'un des premiers grands classiques du film noir, il a d'ailleurs contribué à fixer les règles du genre (le privé, la femme fatale, l'intrigue tortueuse, l'esthétique expressionniste etc.) et fait de Humphrey BOGART une star. Néanmoins en dépit de sa remarquable interprétation et de la qualité de la mise en scène, le film manque d'épaisseur et de subtilité. Sur le thème de la course à l'étoffe "dont sont faits les rêves", John HUSTON est allé beaucoup plus loin humainement avec ses films suivants tels que "Le Trésor de la Sierra Madre" (1948) ou "Quand la ville dort" (1950). Non seulement "Le Faucon maltais" est sec, squelettique mais son apologie du virilisme est tellement grossière qu'elle me fait rire (ce qui pour un film noir est tout de même gênant). Sam Spade (Humphrey BOGART) a bien raison de dire qu'il ne "connaît rien aux femmes" ou plutôt au monde féminin. Plutôt qu'un "redresseur de torts" il s'agit surtout d'un beau mufle. D'abord, comme tout macho qui se respecte, il remet à sa place quelques garces coupables d'avoir le feu aux fesses. Admirons la subtilité de la scène où Brigid O'Shaughnessy (Mary ASTOR), cette menteuse congénitale diablement attirante remue les tisons dans la cheminée pour mieux l'allumer peu après que notre ami qui a deux fers au feu soit pris en flagrant délit de fricotage avec Iva, la veuve de feu son associé (Gladys GEORGE). Toutes deux après être tombées aux pieds de l'irrésistible privé subissent le châtiment qu'elles méritent, l'une en voyant son amant filer dans les bras de celle qui a tué son mari, l'autre en étant envoyée en prison par mister justicier Spade qui lui envoie une punchline d'anthologie "si tu prends vingt ans je t'attendrai, si tu prends perpétuité je garderai un beau souvenir de toi". Mais comme se valoriser auprès du "sexe faible" ne suffit pas à son ego surdimensionné, il faut encore qu'il écrase de sa supériorité les autres hommes. Son associé Miles Archer (Jerome COWAN) qu'il supplante auprès de la gent féminine et les bandits, des "lopettes" qu'il prend plaisir à tabasser et humilier. Cela commence avec Joël Cairo (Peter LORRE) dont le mouchoir parfumé au gardénia et les manières précieuses nous indiquent sans ambiguïté les tendances homosexuelles. Avec une jouissance non feinte, Sam Spade lui donne à deux reprises la raclée qu'il mérite et lui vole son flingue (histoire de rappeler que le seul homme dans la pièce, c'est lui!). Spade inflige un traitement pire encore à l'homme de main, Wilmer Cook (Elisha COOK Jr.), le ridiculisant, le désarmant lui aussi avec une facilité déconcertante et après l'avoir poussé à bout, lui donnant la raclée qu'il mérite (il est trop fort ce Sam Spade). Lui aussi a droit à sa punchline assassine adressée à son patron Kasper Gutman (Sydney GREENSTREET) qui au vu de ses manières est vraisemblablement aussi de la jaquette "Ne le laissez pas se balader avec ça [un flingue], il peut se blesser. Je les ai pris à un cul de jatte qui les lui avait chipés". J'avoue avoir éclaté de rire, surtout que Elisha COOK Jr. a remis le couvert dans le rôle du souffre-douleur avec "L'Ultime razzia" (1956) de Stanley KUBRICK. Bref, le "Faucon maltais" a beau se présenter comme un film "moral" à l'image de son héros "moins pourri qu'il n'en a l'air", il n'en reste pas moins qu'il véhicule des valeurs aussi discutables que celles qu'il est censé combattre.
"L'homme qui voulut être roi", nouvelle de Rudyard Kipling de 1888 retravaillée magistralement par John HUSTON en 1975 n'est rien de moins que l'histoire d'une illusion et d'une désillusion, l'origine et la dissipation du malentendu qui accompagna la colonisation du monde par les européens à travers l'exemple du Kafiristan (région afghane connue aujourd'hui sous le nom de Nouristan) conquise brièvement par deux aventuriers et anciens sergents de l'armée britannique, Daniel Dravot (Sean CONNERY) et Peachy Carnehan (Michael CAINE) à la fin du XIX° siècle.
Lorsqu'au XVI° siècle les indigènes d'Amérique rencontrèrent les conquistadors espagnols, ils les prirent pour des dieux en raison de leurs chevaux, animal alors inconnu outre atlantique et de leurs fusils qui crachaient "un feu surnaturel". Dans "L'homme qui voulut être roi", la grande illusion commence quand Dravot reçoit une flèche en pleine poitrine qui en se fichant dans sa cartouchière ne le blesse pas. Mais le gilet pare-flèche improvisé étant caché sous sa veste, les indigènes croient alors qu'ils sont en présence d'un être immortel. Cette croyance facilite leur soumission.
Du côté des colonisateurs, on croit dur comme fer en la supériorité de la civilisation occidentale et l'impérieuse nécessité de la répandre dans le monde entier. En 1899, Rudyard Kipling, fervent partisan de la colonisation (au point que Orwell le traitera de prophète de l'impérialisme britannique) écrit "Le fardeau de l'homme blanc". Dans ce poème, il évoque le devoir des occidentaux de civiliser, de subvenir aux besoins et d'administrer les peuples indigènes jugés inférieurs. La mission civilisatrice qui n'est pas propre à Kipling (Jules Ferry en France lui aussi fervent partisan de la colonisation dit à peu près la même chose au même moment) se retrouve bien évidemment dans le film quand Dravot et Carnehan pacifient la région (bien évidemment il faut prouver qu'avant l'arrivée des occidentaux, c'était le chaos) puis quand Dravot devenu roi rend la justice et promulgue des lois. Là encore, il y a du travail. Carnehan est révulsé par les mœurs archaïques et barbares qu'il découvre au Kâfiristân telles que le jeu de polo avec une tête humaine ou l'offre qui lui est faite de se servir parmi les 27 filles et 22 fils du chef de tribu Ootah (Doghmi Larbi).
Mais ce qui est à l'origine du principal malentendu entre les colonisateurs et les indigènes, ce sont les valeurs humanistes et progressistes défendues par la franc-maçonnerie, association à laquelle Dravot, Carnehan mais aussi Kipling (qui dans le film devient un personnage, "frère" et témoin de leur aventure, joué par Christopher PLUMMER) appartiennent. Peu de films mettent ainsi en valeur cette organisation ésotérique et secrète au jargon particulier (dans le film ils se désignent comme les "fils de la veuve" ou les "frères trois points"). En effet c'est le symbole maçonnique que Dravot porte autour du cou (offert par Kipling) qui fait de lui un roi ou plutôt selon le jargon maçonnique le "grand architecte de l'univers", les indigènes le reconnaissant comme le fils d'Alexandre le Grand (le dernier conquérant du Kafiristan qui lui aussi possédait ce symbole).
Seulement voilà, Kipling écrivait dans un contexte colonial, John Huston réalise dans un contexte post-colonial si bien que l'histoire s'intègre parfaitement dans son oeuvre. En effet dans nombre de ses films, l'entreprise d'un homme ou d'un groupe qui semblait sur le point de réussir échoue à cause de l'hubris humaine. La mégalomanie de Dravot le trahit auprès des indigènes qui découvrent qu'il n'est qu'un humain comme eux. Ironiquement, ce n'est pas aux cieux qu'il finira mais au fond d'un précipice. Quant à Carnehan, il est crucifié selon la vision christique que Kipling avait de la colonisation, le fardeau n'étant finalement selon lui qu'un chemin de croix face à l'ingratitude des indigènes. Mais John HUSTON ouvre son film par une brillante exploration de toutes les contradictions du personnage et à travers lui de la colonisation: il vole la montre de Rudyard Kipling (cupidité) mais découvre dessus le symbole de la franc-maçonnerie qui lui indique qu'on ne vole pas un frère (valeurs humanistes). Il se fait donc un devoir de lui rendre sa montre mais pour y parvenir il utilise un indigène comme bouc-émissaire (et il faut bien observer sa moue de dégoût quand celui-ci crache par terre avant qu'il ne le jette du train).
Immense film que ce "Trésor de la Sierra Madre" qui voit trois hommes en marge de la société s'improviser chercheurs d'or dans l'espoir de faire fortune... mais inconsciemment dans l'espoir de trouver un sens à leur vie et une place dans le monde. Face à cet or qui s'avère être un mirage, chacun va trouver sa vérité, douce pour certains, cruelle pour d'autres dans cette "Sierra Madre" qui est un sas entre la vie et la mort. C'est toute la noblesse, toute la profondeur, tout l'humanisme du cinéma de John Huston qui s'exprime dans cette œuvre admirable.
Les personnages sont si criants de vérité que l'on ne parvient pas à les détester, même quand ils commettent des actes haïssables. C'est le cas de Fred C. Dobbs (campé par un géant du cinéma, Humphrey Bogart qui plus est dans un de ses meilleurs rôles) que la soif maladive de l'or plonge dans une terrible paranoïa autodestructrice. L'ombre qui le recouvre, la barbe qui mange son visage et les ruines qui l'environnent expriment son effondrement intérieur et annoncent son destin tragique.
Le vieux briscard qui l'accompagne, Howard (campé par le propre père de John Huston, Walter qui n'a pas volé son Oscar) pose un regard plein de compréhension sur lui, exprimant sans détour qu'il est une version déchue de lui-même. Extraordinaire personnage que cet Howard, plein d'expérience, de sagesse et de ressources cachées. Il est l'âme du film, celui qui sait justement le mal que l'or peut faire à l'âme. Il sait également que l'activité de prospecteur est maudite. Et pourtant, la tentation est trop forte, il ne peut s'empêcher de recommencer à chercher cet or, sans doute parce qu'il n'a jamais réussi à s'accomplir et qu'il saisit ce qu'il considère comme une dernière chance de le faire. Y renoncer sera par conséquent une vraie épreuve pour lui mais il y gagnera ce qu'il a en réalité toujours cherché: sa place au soleil. La scène où il ranime un enfant symbolise sa renaissance. Sa guérison est complète quand il lâche prise en riant aux éclats de la perte de son "or".
Il y a enfin Curtin (Tim Holt) qui au début de l'histoire partage la misère et le désoeuvrement de Dobbs. Leur rencontre le sort de son marasme, ils font équipe ce qui les rend plus forts (c'est le sens de la scène où ils obligent leur employeur à les payer). Mais plus le film avance, plus Curtin s'avère être l'antithèse de Dobbs et le fils d'élection de Howard avec lequel il partage ce fantastique éclat de rire libérateur qui clôt le film. Contrairement à Dobbs que son vide intérieur rend progressivement fou, Curtin rêve d'utiliser son or pour se construire un foyer où il pourrait s'enraciner. De plus il se comporte de façon loyale et honnête. Son vœu sera exaucé mais pas tout à fait de la façon dont il l'imaginait.
John Huston est un cinéaste qui aime les gens. Son cinéma se situe à leur hauteur. Il capte en gros plan les moindres expressions de leurs visages ce qui donne un relief saisissant aux personnages et aux acteurs qui les interprètent. Ce préambule pour souligner le fait que si "Quand la ville dort" est un tel chef d'œuvre "copié mais jamais égalé" (expression discutable d'ailleurs, les polars de J.P Melville peuvent en témoigner) c'est parce qu'il dépasse son sujet. S'il ne l'avait pas dépassé il serait resté dans l'histoire du cinéma comme le premier film de casse montrant avec une grande maîtrise cinématographique toutes les étapes d'un cambriolage. Mais le titre en VO du film est "The Asphalt Jungle". L'aventurier adepte des contrées exotiques qu'est Huston braque sa caméra sur la faune urbaine nocturne qui peuple les villes américaines au temps de la grande Dépression et nous en extrait quelques saisissants portraits:
- L'avocat véreux Emmerich (Louis Calhern) qui s'enfonce dans le crime par goût du luxe (et de la luxure, sa très jeune maîtresse Angela n'étant autre que Marilyn Monroe alors âgée de 24 ans). Criblé de dettes, il est aux abois ce qui le rend peu fiable. Avec Ditrich le flic (Barry Kelley), il symbolise la corruption qui gangrène la ville et ses institutions les plus respectables. Mais Louis Calhern donne une interprétation nuancée de son personnage qui apparaît faible et désemparé face à une situation dans laquelle il s'est enfermé et qui le dépasse.
-Le petit bookmaker Cobby (Marc Lawrence) qui avec Emmerich est le financier du casse. C'est un homme nerveux, angoissé, peureux qu'il est facile de faire craquer.
- Le cerveau du casse Doc Riedenschneider (Sam Jaffe) véritable "gentleman cambrioleur" dont l'intelligence, la distinction et le sang-froid imposent le respect. Tout juste sorti de prison, il rêve de prendre sa revanche sur la vie. Huston nous montre d'autant mieux sa vulnérabilité: il joue de malchance ("Que peut-on contre la fatalité?") et son penchant pour les jeunes filles le perd.
- L'homme de main Dix Handley (Sterling Hayden) dont la famille a été chassée de sa ferme par la crise et qui rêve de retrouver ses racines rurales. C'est avec Doc le personnage le plus approfondi de l'histoire et sans doute le plus tragique. Son apparence rustre et ses actes criminels sont contrebalancés par son sens de l'honneur et de l'amitié (avec Gus le bossu et son formidable interprète James Withmore qui en fait un homme écorché à la fois capable d'une grande tendresse et d'explosions de violence). Cependant c'est son penchant autodestructeur qui l'emporte. Il perd systématiquement tout ce qu'il gagne et ironiquement, ne s'arrache de l'asphalte que pour venir agoniser dans la prairie sous les yeux impuissants de la femme qui l'aime, Doll (Jean Hagen dans un rôle aux antipodes de celui qu'elle jouera deux ans plus tard dans "Chantons sous la pluie").
Grand film sur le crépuscule des idoles et des mythes fondateurs de l'Amérique, le film de John Huston constate la mort de l'âge d'or hollywoodien et du cinéma qu'il incarne. C'est pourquoi les fêlures des personnages principaux se confondent avec les acteurs qui les interprètent dans une mise en abyme saisissante. Clark Gable, qui fut le roi des séducteurs à l'écran dans les années 30 a perdu de sa superbe en vieillissant, à l'image du cow-boy désabusé et alcoolique qu'il interprète. Déjà malade au moment du tournage (on voit nettement ses mains trembler sur certaines images), il jette ses dernières forces dans le tournage du film en exigeant de réaliser lui-même ses cascades. De même, son personnage revit brièvement et intensément au contact de Roslyn, le personnage interprété par Marylin Monroe. Un personnage paradoxal, à l'image de l'actrice qui à 35 ans était déjà au bout du rouleau, usée par les médicaments et l'alcool. Roslyn est Marilyn, Huston ne laisse aucun doute à ce sujet par le truchement de célèbres photos de l'actrice qui apparaissent collées à l'intérieur d'un placard. Celle-ci, présente dans presque tous les plans, reste à l'écran cette déesse d'une beauté magnétique, incandescente, lumineuse et angélique. Elle met tant d'intensité dans ses gestes et ses paroles qu'elle irradie de son énergie vitale les hommes brisés qu'elle croise sur son chemin et qui la croient douées pour la vie. Seul Gay (Gable) voit l'envers de la médaille en lui disant qu'elle est la personne la plus triste qu'il connaisse. On la sent terriblement fragile, au bord du gouffre, prête à craquer à chaque instant. Enfin Montgomery Clift qui fut l'un des acteurs les plus prisés à la fin des années 40 et au début des années 50 est lui aussi en proie de multiples dépendances qui ont ruiné sa santé. L'accident de voiture qui a ravagé son visage a achevé de faire de lui un fantôme. Il joue le rôle de Perce, un cow-boy au comportement masochiste, voire suicidaire. Comment ne pas s'émouvoir quand Roslyn le supplie d'arrêter de se blesser?
De tels éclopés donnent vie à un film qui se situe à la frontière du western crépusculaire et du road movie. Les codes du western sont subvertis par la déchéance des héros dont l'identité et les repères sont mis à mal par le changement de société qui n'est plus celle des pionniers mais celle de l'American way of life. Tels les mustangs du film, il s'agit de perdants magnifiques condamnés à brève échéance. Aucun n'arrive à trouver sa place dans le nouveau monde, aucun n'a de foyer. Roslyn divorce au début du film, Gay est seul et n'arrive pas à renouer le contact avec ses deux enfants, Perce est orphelin de père et sa mère remariée ne lui laisse aucune place. Tous sont perdus et errent dans le désert. Gay et Roslyn essayent de fonder un foyer dans la maison inachevée de Guido (Eli Wallach) pour qui le temps s'est arrêté avec la guerre et la mort de sa femme. Mais peut-on faire pousser la vie dans un lieu aussi lourdement mortifère au milieu du désert? La chasse aux mustangs, magnifique, hatelante et terrible séquence de 30 minutes magnifiée par la photographie de Russell Metty et la mise en scène de John Huston apporte la réponse.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.