"Le Village" est à l'image de M. Night SHYAMALAN, une sorte de melting-pot à la confluence du conte européen ("Le petit chaperon rouge", la comptine "Promenons-nous dans les bois"), de l'utopisme des pionniers américains et de l'épouvante asiatique.
"Le Village" est d'abord un film sur la peur. La peur primale de l'inconnu, du noir, du sauvage, de l'animal qui pousse les humains depuis les premiers temps de leur histoire à tracer une frontière entre leur monde (civilisé, domestiqué, organisé, pacifié) et celui de la nature incarné la plupart du temps par la forêt (interdite, comme dans "Harry Potter"). Une frontière fortifiée et surveillée. Ce qui est original dans le film de M. Night SHYAMALAN, c'est que l'on découvre à la fin du film qu'il y a en fait une double frontière qui représente dans un même espace deux époques différentes. Celle qui délimite le village du bois à l'aide de poteaux et de miradors en bois, ouvrages du passé et celle qui sépare la réserve naturelle du reste du monde à l'aide d'un mur d'enceinte en béton, ouvrage beaucoup plus récent de ce que l'écrivain François Terrasson appelle "l'Apartheid de la nature". Le monde des villes (au-delà de l'enceinte de béton) est en effet perçu par les habitants du village comme celui de la sauvagerie au même titre que celui des bois. Un rapprochement surprenant au premier abord mais logique au final car la ville est tentaculaire et ouverte, donc incontrôlable, au même titre que le bois. Les pulsions primitives peuvent donc s'y déployer sans entraves. D'où le leitmotiv du branchage qui à l'inverse du cercle ne peut pas être circonscrit (vous en coupez un, dix repoussent comme le montre l'exemple de l'hydre). C'est peut-être aussi l'une des explications du code couleur qui voit s'opposer le jaune et le rouge, le disque solaire protecteur et l'alerte rouge (et puis le sang est un fluide qui coule et s'infiltre).
Mais "Le Village" est aussi un film sur la manipulation de cette peur à des fins politiques. Car le conseil des Anciens a beau avoir fondé la communauté du village pour protéger l'innocence de ses membres, il ne l'est pas lui, innocent. D'abord parce que les membres fondateurs sont tous nés hors du village. Ils connaissent donc le monde tel qu'il est vraiment. De plus leur projet communautariste autarcique est né d'un traumatisme qui les a conduit à édifier autour d'eux une carapace protectrice à l'abri du monde. Le parallèle avec les pionniers américains partis d'Europe pour fonder une communauté idéale dans le nouveau monde est évident et on a beaucoup rapproché à juste titre "Le Village" des Mormons et des Amish. Le problème, c'est que ces Anciens qui connaissent la vérité sur le monde entretiennent les jeunes générations dans l'illusion du danger que représente le monde extérieur à coup de mensonges (avec mascarades et mises en scène autour des créatures maléfiques censées hanter les bois "ceux dont on ne parle pas" comme "Celui dont on ne doit pas prononcer le nom" dans Harry Potter). On pense beaucoup à Peter WEIR. Celui de "Witness" (1985) et celui de "The Truman Show" (1998). Sauf qu'il n'y a pas d'intrus dans "Le Village". Enfin si mais c'est un intrus "intérieur" qui invalide toute la stratégie du groupe et fait vaciller les certitudes de l'Ancien Edward Walker (William HURT). Et le pire, c'est que cet intrus est lui un authentique innocent qui aurait été déclaré irresponsable de ses crimes s'il avait été jugé par un tribunal moderne. Cet intrus c'est Noah Percy (Adrien BRODY), l'handicapé mental que sa possessivité pousse au meurtre. Et c'est lui qui suprême ironie endosse le costume des créatures maléfiques imaginaires que les Anciens avaient inventées pour terroriser les jeunes et les maintenir bien à l'intérieur du cercle. Comme les crimes de Noah visent la fille de Edward Walker, Ivy (Bryce Dallas HOWARD) et son fiancé Lucius (Joaquin PHOENIX), l'individualisme latent des immigrants américains se réveille et Edward décide sans consulter les autres de les sauver tous les deux en ouvrant une brèche dans le dispositif pour y faire entrer l'air, la lumière et la vérité. Enfin, très relativement étant donné que Lucius est dans le coma et Ivy est aveugle.
Le "Fantôme de l'opéra" de Arthur LUBIN réalisé en 1943 est la réactualisation par les studios Universal de leur film de 1925 avec Lon CHANEY. L'intérêt de ce remake est donc avant tout technologique. Il s'agissait d'attirer le public avec une édition prestige très coûteuse mettant en avant la couleur avec l'utilisation du technicolor trichrome (déjà employé sur "Le Magicien d'Oz" (1939) ou "Autant en emporte le vent") (1939) et le son avec d'importantes séquences d'opéra filmées. Mais ces atouts comportent leurs revers. Si la couleur met bien en valeur les magnifiques décors de 1925 réemployés pour l'occasion, ils en chassent tout le mystère. L'architecture de l'opéra Garnier avec ses loges, ses alcôves, ses recoins et ses souterrains se prête naturellement à la rêverie et au fantastique à condition de rester dans la pénombre. Or ce qui prime ici, c'est au contraire la lumière, celle du spectacle. Peut-être que les événements extérieurs ont également joué, le contexte de guerre ne se prêtant pas à la production de films d'épouvante. Mais les séquences d'opéra filmées sont longuettes et ennuyeuses, surtout pour un spectateur d'aujourd'hui pour qui les nouveautés de l'époque sont devenues ringardes. Les touches d'humour avec les deux prétendants de Christine (Nelson EDDY qui joue Anatole le baryton et Edgar BARRIER qui joue Raoul le policier) se disputent ses faveurs contribuent encore plus à reléguer le pauvre fantôme à l'arrière-plan. Un fantôme qui n'a rien de bien effrayant comparé à celui de Lon CHANEY. Reste que Claude RAINS ("L'Homme invisible" (1933) et le pathétique méchant du film "Les Enchaînés (1946)" de Alfred HITCHCOCK) dégage une belle mélancolie douloureuse notamment quand il joue la berceuse provençale qui sert de leitmotiv au film. L'histoire du vol de son concerto (réelle ou supposée) est reprise dans "Phantom of the Paradise" (1974) la géniale version opéra-rock de Brian De PALMA. Dans un premier jet du scénario, Christine (Susanna FOSTER) devait être sa fille (cachée) ce qui aurait été plus crédible compte tenu de l'importante différence d'âge entre les deux acteurs et de l'aspect très humain du fantôme (Lon CHANEY était beaucoup plus monstrueux, un vrai squelette vivant).
Inspiré d'un roman de Curt Siodmak, "Donovan's Brain", "The Lady and the Monster" est un film Republic, studio spécialisé dans la production de séries B pour lequel Erich von Stroheim avait déjà joué 10 ans auparavant dans "Le Crime du docteur Crespi". Il enfile donc encore une fois ses habits de savant fou obsédé par les trépanations sauf que cette fois le professeur Mueller n'est qu'un second rôle rapidement dépassé par sa créature, le cerveau d'un milliardaire qu'il a extrait de sa boîte crânienne après son décès pour lui permettre de continuer à vivre dans un bocal de laboratoire. Le premier rôle est en effet tenu par son assistant, le Dr Patrick Cory (Richard Arlen) qui se fait posséder par le fameux cerveau au travers du lien télépathique qu'il a établi avec ce dernier. Manipulé par ce nouveau Dr Mabuse (l'atmosphère et le contexte rappellent le film de Fritz Lang de 1932), Patrick se met à contrefaire la signature du milliardaire pour lui soutirer ses billets de banque afin de faire rouvrir par des moyens peu avouables le procès d'un condamné à mort, M. Collins qu'il veut faire innocenter (on ne saura le comment du pourquoi qu'à la fin du film). Quant à ceux qui l'en empêcheraient, il est prêt à leur régler leur compte ^^. L'avantage de cette intrigue policière, c'est qu'elle permet au film de monter en puissance, les 10 dernières minutes faisant même l'objet d'un suspense insoutenable (le Dr Cory va-t-il tuer Janice, sa fiancée jouée par Vera Ralston avant qu'elle ne parvienne à le libérer de cette emprise maléfique?) Ainsi en dépit de ses moyens limités et de son âge, "The Lady and the Monster" est un film de genre très habilement construit et mené sans temps mort jusqu'aux toutes dernières secondes grâce à l'expérience de son metteur en scène George Sherman (qui faisait alors une entorse à son genre de prédilection, le western).
Avant-dernier film tourné par Erich von Stroheim sur le territoire américain, "Le masque de Dijon" est une production fauchée du studio P.R.C (pléonasme ^^) tournée par un spécialiste de la série B, Lew Landers. Son film le plus connu est "Le Corbeau" (1935) avec Boris Karloff et Bela Lugosi (rien à voir avec Clouzot ^^) d'après une nouvelle de Edgar Allan Poe, inépuisable source d'inspiration de ce type de production. Pour mémoire, "Le Crime du docteur Crespi" tourné en 1935 par John H. Auer avec (déjà) Erich von Stroheim s'inspirait lui aussi d'une nouvelle de l'écrivain. "Le masque de Dijon" doit sa postérité à la présence d'Erich von Stroheim dans un rôle qui rappelle "The Great Gabbo" (1929), c'est à dire celui d'un d'illusionniste irascible et goujat qui utilise ses pouvoirs pour se venger du prétendu amant de sa femme dont il est extrêmement jaloux (ce qui ne l'empêche pas de la mettre plus bas que terre puis de la répudier). Ce personnage paranoïaque sombrant dans la folie meurtrière et aveuglé par son désir de toute-puissance est un cousin d'une autre figure familière à Erich von Stroheim: le savant fou. Autrement dit il est comme chez lui dans ce registre et la réalisation honnête avec une atmosphère de film noir et une fin cyclique assez maligne se laisse tout à fait voir.
"Le Crime du Docteur Crespi" est l'un des tout premiers films produit et distribué par la compagnie Republic Pictures, spécialisée dans les serials et les films de genre à petit budget. Le principe mis en œuvre par le producteur Herbert J. Yates était séduisant a priori: réunir sous sa bannière de petites entreprises indépendantes d'Hollywood (qualifiées de "Poverty Row") pour contrebalancer le poids des majors et avoir des budgets plus importants. Mais les résultats furent décevants non sur le plan quantitatif mais sur le plan qualitatif.
Librement adapté d'une nouvelle de Edgar Allan Poe "L'enterré vivant", le film qui dure un peu moins de une heure est une série B assez raté conçue et tournée à la va-vite (8 jours!). Il y a un manque global de rythme, le scénario apparaît totalement invraisemblable, les décors sont presque inexistants et les scènes dialoguées très statiques relèvent du théâtre filmé. La recherche esthétique expressionniste du réalisateur John H. Auer ne produit pleinement ses effets horrifiques qu'à la fin du film. Au final il vaut surtout pour la performance de Erich von Stroheim dans le rôle d'un savant fou hérité du muet (ses instruments de laboratoire relèvent davantage de l'alchimiste que du scientifique) prisonnier de sa jalousie et obsédé par sa vengeance. Tout en agissant avec un machiavélisme aussi cruel que suave, il injecte à son personnage une certaine vulnérabilité qui aura raison de lui. Erich von Stroheim avait sévèrement jugé le film, le désignant comme "Le Crime de la Républic" ^^. Il mérite néanmoins d'être vu, ne serait-ce que pour sa performance.
Comme Robert Louis Stevenson avec son "Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde", Oscar Wilde a transformé la dualité schizophrène de la société victorienne en œuvre fantastique avec "Le Portrait de Dorian Gray" et Albert LEWIN, cinéaste esthète quelque peu marginal dans le système hollywoodien a redoublé cette dualité avec un film tiraillé entre oeuvre de studio intellectuelle et sensibilité toute personnelle marquée par de brusques bouffées expressionnistes et psychanalytiques toute européennes. La mise en scène ciselée est entièrement construite sur le modèle pictural. Pas seulement parce qu’il y a des tableaux dans le film mais parce que le film est lui-même construit comme un enchâssement de tableaux. Pendant que Dorian Gray (Hurd HATFIELD) se fait tirer le portrait, Lord Henry Wotton (George SANDERS), son mauvais génie capture, tue et encadre un très beau papillon : façon de symboliser la transfusion de la vie à la mort qui s’opère dans la création du portrait qui fige pour l’éternité la jeunesse et la beauté de Dorian Gray en tuant la vie en lui. Or le Dorian Gray de chair et de sang scelle un pacte faustien avec son double pictural par lequel il lui vend son âme ce qui a pour effet d’intervertir des rôles. Alors que le vivant désormais emprisonné dans la toile se décompose lentement sous les effets du temps et du vice, l’image qui a remplacé le corps de Dorian Gray reste intacte. Seulement elle est totalement inexpressive, comme une page blanche « à noircir de rêves » (Greta GARBO aurait été effectivement parfaite dans le rôle si la censure hollywoodienne ne s’était pas offusquée de la transgression de genre que cela impliquait) ce qui fait de Dorian Gray un support de fantasmes pour tous ceux qui l’approchent, chacun ayant sa propre vision du personnage. C’est d’autant plus facile que Dorian Gray semble être aussi vide en apparence qu’intérieurement ce qui le met à la merci de toutes les influences et fait de lui une girouette. Basil Hallward le peintre humaniste (Lowell GILMORE) d’un côté et Lord Henry Wotton le dandy cynique de l’autre se disputent son âme (à défaut du reste qui reste indicible, code de censure oblige). Albert LEWIN a d’ailleurs dirigé Hurd HATFIELD (à qui le rôle va comme un gant avec sa beauté androgyne à la limite de l’irréel) de façon à ce qu’il soit le plus neutre possible, ne le filmant plus après 16h pour éviter l’apparition de marques de fatigue sur son visage. Le résultat est aussi fascinant qu’effrayant avec quelque chose de cadavérique, de spectral qui le rend inquiétant. D’une certaine façon, on pressent la décomposition qui se cache derrière ce masque lisse et diaphane qui n’est autre que celui de l’aristocratie victorienne, elle-même biface : d’un côté la mascarade sociale de la respectabilité avec sa morale rigide et étouffante, de l’autre le déchaînement de la débauche dans les bas-fonds. C’est pourquoi la plupart des personnages, et tout particulièrement ceux de la haute société sont filmés dans des encadrements ou déjà à l’état de portraits encadrés tout comme Dorian Gray. En censurant toute représentation frontale du vice et en muselant les désirs, le code Hays, redoublant le puritanisme victorien donne encore plus de relief à cet incroyable portrait. L’idée géniale de le filmer en technicolor alors que tout le reste du film baigne dans le noir et blanc suggère la réalité de l’âme enfermée dans l’objet alors que tout le reste n’est que simulacre. Et l’oeuvre du peintre américain Ivan Le Lorraine Albright qui s’est spécialisé dans la représentation du vieillissement et de la mort prend aux tripes suscitant autant de fascination que de dégoût.
"Dr.Jekyll et Mr. Hyde" de Victor FLEMING est le remake du film de Rouben MAMOULIAN de 1931. Il en reprend en effet l’intrigue et de nombreuses scènes quasi à l’identique tout en gommant la plupart de ses aspérités. Le code Hays est passé par là encore que Victor FLEMING ne s’en tire pas si mal en représentant le désir manifeste que Jekyll (Spencer TRACY) a pour sa fiancée Beatrix (Lana TURNER) et qui indispose son père (Donald CRISP) ainsi que quelques visions oniriques assez réussies notamment celle des femmes-chevaux dévêtues fouettées par Jekyll transformé en cocher. Mais Ivy (Ingrid BERGMAN) ne peut plus s’offrir nue à Jekyll puisque la prostitution ne peut pas être représentée frontalement, elle devient donc pudiquement une simple « serveuse » et ce changement rend bancal son personnage jusqu’à la fin (la manière dont elle retrouve Jekyll est particulièrement peu crédible). De ce point de vue on peut considérer cette version comme une rencontre entre deux formes de puritanismes : le victorien et l’américain qui se renforcent l’un l’autre. Le film est par ailleurs une œuvre de prestige très soignée tant au niveau des costumes que des éclairages (la photographie du visage des actrices est superbe) et de l’atmosphère en général (réaliste pour Jekyll et expressionniste pour Hyde) mais la mise en scène est paresseuse par rapport à la version précédente. Autre gros problème, Spencer TRACY n’est pas crédible dans le rôle. Il est trop vieux pour jouer le jeune premier et le choix de créer un Hyde qui n’est qu’une version grimaçante et hirsute de lui-même rend invraisemblable le fait qu’il ne soit pas immédiatement reconnu par son entourage. De plus il est assez insipide en Jekyll là où Fredric MARCH était beaucoup plus tourmenté, laissant transparaître son démon intérieur sous son visage d’ange. Ingrid BERGMAN tire en revanche son épingle du jeu en jouant une Ivy sous l'emprise d'un tyran domestique proche de son futur rôle dans "Hantise" (1944) de George CUKOR.
La version de Rouben MAMOULIAN réalisée au début du parlant allie excellence de l'interprétation et mise en scène inspirée pour ce qui est sans doute la meilleure adaptation de la nouvelle de Robert Louis Stevenson à ce jour. La scène d'introduction suggère d'une manière admirable les troubles de la personnalité du docteur Jekyll (Fredric MARCH). Tout d'abord elle est tournée en caméra subjective, tout comme un peu plus tard sa première métamorphose. De ce fait, nous ne voyons pas tout de suite Jekyll. Ce que nous voyons d'abord, c'est d'abord l'ombre de sa tête projetée sur une partition musicale et ensuite son reflet dans le miroir, une façon d'opposer son image sociale respectable et l'envers masqué de cette image, son intériorité inavouable et donc cachée (et en anglais, cacher se dit hide). Dans une société qui accepterait l'être humain tel qu'il est, celui-ci n'éprouverait pas le besoin de se diviser. Mais la société victorienne marquée par une morale extrêmement puritaine est fondée sur la dissociation entre ce qui est considéré comme pur chez l'être humain et qui est célébré et ce qui est considéré comme impur -en premier lieu la sexualité- et doit être rejeté. Par conséquent le puritanisme fabrique une société duale avec d'un côté une façade conforme aux principes moraux qu'elle prône et de l'autre une arrière-cour fétide remplie de ce qu'elle rejette et qui parfois remonte à la surface, à l'image dans le film de la casserole pleine de liquide bouillant qui déborde et fait sauter le couvercle.
Ce dualisme est donc au cœur du film. Il est à l'origine du dédoublement de personnalité de Jekyll qui est qualifié "d'ange" et c'est bien parce que ceux qui font les anges font aussi les bêtes que son ombre prend la forme d'une bête simiesque. Il est frappant également de constater combien le point nodal de la dissociation est lié à la répression sexuelle. Jekyll qui sent la pulsion monter en lui espère la canaliser "honorablement" dans le mariage avec Muriel (Rose HOBART). Sauf que le père retarde l'échéance alors que la frustration devient insupportable, selon le credo bien connu qui prête à l'homme des désirs sexuels incontrôlables alors que la femme n'aurait, elle, pas de désir. C'est la rencontre avec Ivy (Miriam HOPKINS) qui précipite le drame. Car tout comme l'homme, la femme est dissociée. D'un côté il y a les filles de bonne famille, vierges jusqu'au mariage et ensuite dépourvues de libido par une prison psychique inculquée dès l'enfance les privant de corps sauf pour la reproduction. Et de l'autre, les prostituées, des "égouts" sur pattes servant à satisfaire les pulsions sexuelles jugées irrépressibles des mâles qui sinon perturberaient l'ordre social. Et pour encore mieux souligner cette dualité, Rouben MAMOULIAN divise l'écran à plusieurs reprises ce qui en fait un pionnier du split screen.
Sauf que Ivy ne devient pas seulement la maîtresse de Hyde, elle devient également sans le savoir le réceptacle de la haine que Jekyll a de lui-même (c'est à dire de son corps, de ses désirs, de ses besoins). Il la terrorise, la martyrise et en définitive, la tue, poussant jusqu'à son extrême aboutissement la logique de domination patriarcale sur le corps des femmes et la haine des puritains vis à vis de l'amour, de la beauté, du plaisir, bref tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue. Poussé ainsi à l'extrême, le système victorien si bien huilé déraille. Car Jekyll le subvertit avec sa science. En séparant radicalement deux parties de son être, il créé un monstre incontrôlable qui le détruit mais menace également d'éclater à la figure de toute la bonne société: c'est la casserole qui déborde, autrement dit le "Docteur Jekyll et Mister Hyde" (1931)" de Rouben MAMOULIAN n'est pas que l'étude d'un symptôme, c'est la radiographie d'un scandale.
Avant la version de John S. ROBERTSON, il y a eu plusieurs films muets consacrés au héros à deux visages du roman de Robert Louis Stevenson publié en 1886 mais c’est celui qui a fixé les canons repris ensuite par les versions parlantes ultérieures. Parmi eux le choix de situer l’intrigue dans l’époque victorienne qui par sa rigidité morale est propice au dédoublement entre le « surmoi » de Jekyll et le « ça » de Hyde (« Hide »). Le film narre donc la fabrication d’un monstre de par la séparation de l’être en deux entités distinctes de façon manichéenne. Une opération permise par la science qui connaît des avancées très importantes au XIX° mais suscite des craintes liées au pouvoir sans limite qu’elle donne à l’homme et qui sans conscience peut aboutir aux pires catastrophes. Cependant le film montre surtout comment la science moderne reprend à son compte la vision chrétienne de la dualité corps/esprit à travers l’interprétation puissante de John BARRYMORE (petit frère de Lionel BARRYMORE et de Ethel BARRYMORE). Même avant de boire la potion, Jekyll est présenté comme une figure christique, un saint qui accomplit des miracles auprès des plus déshérités et qui se désintéresse de la vie terrestre. Lord Carew (Brandon HURST), le père de sa fiancée Millicent (Martha MANSFIELD) représente Charon, celui qui l’introduit aux enfers en l’initiant aux plaisirs charnels comme cela se pratiquait beaucoup au XIX° dans les milieux bourgeois (la fiancée virginale versus la prostituée qui servait d’égout aux pulsions de ces messieurs). Ayant goûté au fruit défendu, Jekyll ne peut plus s’en passer mais pour ne pas souiller son âme immaculée, il a l’idée de transférer ses bas instincts sur une créature qu’il invente de toutes pièces. Le fantastique traduit ainsi un mécanisme psychologique bien connu, celui de la projection sur un bouc-émissaire de ce que l’on rejette de soi. Hyde avec ses longs doigts crochus, son crâne protubérant, ses yeux exorbités et son rictus est plus proche de la bête que de l’homme. Il rappelle aussi ce que le cinéma des origines doit au « freak show » des fêtes foraines : la métamorphose du saint en démon est le clou du film à la fois par le jeu habité de John BARRYMORE, les trucages en surimpression et l’apparence hideuse de Hyde. Comme dans « Frankenstein », la créature échappe rapidement au contrôle de son créateur. Elle s’empare de lui et le dévore après avoir au passage détruit Lord Carew, le tentateur.
Il ne suffit pas d'accumuler, détourner ou parodier des références pour faire un bon film mais quand le cocktail est réussi comme dans le flamboyant et baroque "Phantom of the Paradise", il envoie du lourd. Le film est autant un énorme chaudron-hommage à toute une série d'œuvres d'art l'ayant précédée qu'une distanciation ironique et désespérée analysant l'impossibilité de créer en dehors du système: celui-ci vous broie ou vous récupère ou plutôt vous récupère ET vous broie. Brian De PALMA parlait alors en connaissance de cause car le studio qui l'employait avait pris le contrôle de son film précédent "Get to know your rabbit" (1970). Il a donc eu l'idée d'accommoder à la sauce opéra-rock le thème du pacte avec le diable, le prix à payer pour la perte de son intégrité artistique s'incarnant dans le personnage du compositeur Winston Leach (William FINLEY) qui se situe à mi-chemin entre " Le Fantôme de l'Opéra" (1925) de Rupert JULIAN d'après Gaston Leroux et "Faust" (1926) de Friedrich Wilhelm MURNAU d'après Goethe. Quant au producteur qui symbolise son âme damnée (Paul WILLIAMS), il n'est pas en reste questions références puisque lui aussi a fait un pacte maudit à la Dorian Gray pour rester éternellement jeune sauf que l'image qui vieillit à sa place est sur pellicule et non dans un tableau. Son allure de dandy et son nom proustien, Swan illustre par ailleurs son obsession d'arrêter le temps tout comme celui de la muse interprète à qui il veut voler sa voix, Phoenix (Jessica HARPER).
Le style glam-rock grand-guignolesque du film typique des seventies se marie ainsi avec une atmosphère fantastique qui suggère admirablement le vampirisme à l'œuvre derrière le strass et les paillettes. Les décors expressionnistes rappellent ceux du "Le Cabinet du docteur Caligari" (1919) et la mise en scène du spectacle final, "Frankenstein" (1931). Le vampirisme est d'ailleurs autant le fait du manipulateur de l'ombre qu'est le producteur que celui du public attiré par ces nouveaux "jeux du cirque" où l'on s'enflamme en direct. Brian De PALMA reprend ainsi de façon remarquable la séquence inaugurale de la "La Soif du mal" (1958) de Orson WELLES pour en faire un show à retardement avec une vraie bombe planquée dans une voiture au beau milieu de la scène. Il s'amuse aussi avec son cinéaste favori, Alfred HITCHCOCK en nous offrant une version parodique délectable de la scène de la douche de "Psychose (1960) et de la scène du tireur embusqué en plein concert de "L Homme qui en savait trop" (1956).
Enfin on peut noter que ce film bourré de références a généré son propre mythe au point d'être devenu à son tour matriciel pour toute une nouvelle génération d'artistes de Bertrand BONELLO (M. Swan de "Saint Laurent") (2014) aux Daft PUNK masqués par un casque comme le fantôme et qui se sont associés le temps d'une chanson avec Paul WILLIAMS, l'acteur jouant le personnage de Swan et compositeur de la BO du film.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.