"La villa solitaire" est le plus ancien film conservé de D.W. GRIFFITH dans lequel apparaît Mary PICKFORD* (en réalité elle avait déjà tourné cette année là au moins une dizaine de fois pour lui et une cinquantaine de films pour la Biograph Company soit un par semaine dans des rôles très variés de premier comme de second plan). C'est aussi l'un de ceux dans lequel il expérimente le procédé du montage parallèle qu'il portera à la perfection dans ses longs-métrages quelques années plus tard. "The Lonely Villa" ressemble à un brouillon quelque peu confus de "Suspense" (1913), le film de Lois WEBER qui reprend la même intrigue de base (un malfaiteur qui s'introduit dans une maison où se trouve une femme pendant que le mari est à l'extérieur, le suspense procédant du fait que la femme l'avertit par téléphone et qu'il tente de revenir à temps pour la sauver) et le même procédé de montage faisant monter le suspense dans l'action avec en plus l'ajout du split screen, absent chez Griffith.
* Elle était alors âgée de 17 ans et allait épouser plus tard en premières noces Owen Moore qui joue l'un des malfaiteurs du film.
"True Heart Susie" est une œuvre méconnue (et mineure) de D.W. GRIFFITH dont la principale faiblesse réside dans un scénario mélodramatique usant de grosses ficelles et qui a en plus très mal vieilli. Grosso modo un homme un peu benêt il faut bien le dire épouse une citadine (forcément) frivole, en quête de plaisirs faciles, "poudrée et maquillée" alors qu'il a sous les yeux la perle rare en la personne de Susie, brave fille de la campagne qui a toutes les qualités de la parfaite épouse: elle est simple, dévouée, stoïque, discrète et fait en plus très bien la cuisine ^^. Son sens du sacrifice envers l'homme qu'elle aime est christique: elle dilapide son héritage pour lui permettre de faire des études (sans le lui dire) et s'efface lorsqu'il lui préfère la première pimbêche venue. Mieux encore, elle couvre les frasques de cette dernière. Bref, elle incarne la parfaite petite sainte nitouche alors que Bettina est la pécheresse punie pour ses méfaits. Une dichotomie issue des représentations patriarcales et machistes qui traverse toute la culture occidentale et qui est très prégnante dans le cinéma muet (c'est celle que l'on retrouve au début de "L'Aurore" (1927) sauf que celui-ci dépasse ce stade mortifère pour nous emmener jusqu'aux cimes de la félicité ^^).
Le film ne vaut donc que pour la mise en scène de D.W. GRIFFITH, la photographie et le jeu des acteurs. Lillian GISH à elle seule vaut le détour et on ne se lasse pas des mille et une nuances des expressions de son visage filmé en gros plan. Mais son partenaire de jeu, tragiquement disparu peu après Robert HARRON est également remarquable, notamment dans sa capacité à incarner de façon crédible un personnage à différents âges de sa vie.
"Bienvenue à Marwen" est un film clé de la filmographie de Robert ZEMECKIS, une œuvre-somme qui réunit ses principaux thèmes et figures de style: l'animation et la performance capture renvoient à "Qui veut la peau de Roger Rabbit ?" (1988) et à la trilogie "Le Pôle Express" (2004), "La Légende de Beowulf" (2007) et "Le Drôle de Noël de Scrooge" (2009), le monologue d'un homme solitaire avec un/des objets (des poupées à son effigie et celle de son entourage) qu'il dote d'une anima renvoie à "Seul au monde" (2001), les mutilations subies par les corps "cartoonisés" renvoient à Roger Rabbit mais aussi à "La Mort vous va si bien" (1992) l'entrée dans l'intrigue par la spectaculaire chute d'un avion renvoie à "Seul au monde" (2001) et à "Flight" (2012), la figure de l'innocent/handicapé mental/enfant dans un corps d'adulte renvoie à "Forrest Gump" (1994) enfin celle de l'artisan inadapté qui dialogue avec le monde par le truchement de ses créations/créatures renvoie à Doc Brown de la trilogie "Retour vers le futur" (1985), "Retour vers le futur II" (1989) et "Retour vers le futur III (1990). Robert ZEMECKIS rend d'ailleurs un hommage appuyé à la trilogie avec l'apparition de la maquette miniature d'une DeLorean bricolée pour voyager dans le temps (et qui laisse brièvement les mêmes traces de son passage une fois disparue) et fait également un clin d'oeil à son précédent film "Alliés" (2016).
Au-delà de ces références immédiates, évidentes, il y en a d'autres, plus subtiles et plus douloureuses qui font de ce "Bienvenue à Marwen" (2018) pourtant tiré de l'histoire vraie d'une autre personne une œuvre à forte résonance autobiographique. L'exclusion et l'annihilation de la différence par le nazisme et le capitalisme n'a jamais été aussi clairement exprimée que dans ce film. Elle l'était déjà dans les autres, mais de manière plus subliminale que ce soit l'enfermement à l'asile psychiatrique de Doc Brown dans l'Amérique néo-trumpienne ("Retour vers le futur II") (1989) ou le génocide des toons par un toon niant ses origines dans "Qui veut la peau de Roger Rabbit ?" (1988). L'ombre de la seconde guerre mondiale, recréée à l'échelle d'un village miniature par Mark plane sur de nombreuses créations de Robert ZEMECKIS qui ainsi peut raconter en jouant ou plutôt en rejouant l'histoire des propres traumatismes familiaux, lui dont les origines paternelles se situent dans ce qui a été l'un des épicentres de la Shoah, la Lituanie. C'est ainsi par exemple que dans "Retour vers le futur III" (1990), Doc et Clara héritent d'une partie de l'autobiographie de Wernher von Braun, célèbre ingénieur allemand que sa fascination pour Jules Verne a poussé à créer des machines volantes capables d'aller dans l'espace. Sauf que contrairement aux héros de Robert ZEMECKIS qui préfèrent la marginalité à la compromission, il a vendu son âme d'abord aux nazis (en étant à l'origine des premiers missiles V2 sans parler de son rang de SS) puis après avoir émigré aux USA dans le cadre de l'opération Paperclip, en participant au programme Apollo au sein de la Nasa. Il a d'ailleurs inspiré le "Docteur Folamour" (1963) de Stanley KUBRICK. Dans "Forrest Gump" (1994) dont les racines se situent dans le sud profond, le péché paternel originel qu'expie son fils tout au long de sa vie est celui de "Naissance d'une Nation" (1915) qui est explicitement cité (D.W. GRIFFITH devait d'ailleurs apparaître dans une première mouture du scénario de "Retour vers le futur III") (1990).
Bien entendu, cette différence a quelque chose à voir avec le féminisme. Robert ZEMECKIS a pour caractéristique de pouvoir s'exprimer aussi bien à travers un héros qu'à travers une héroïne, elle aussi différente et décalée, elle aussi la tête dans les étoiles et luttant pour pouvoir créer dans un monde qui n'est pas fait pour elle. C'est l'autrice/écrivaine/auteure de "À la poursuite du Diamant vert" (1984) et l'astrophysicienne exploratrice de "Contact" (1997) qui est l'extension de Clara dans "Retour vers le futur III" (1990). Mark est la synthèse parfaite du héros et de l'héroïne de Robert ZEMECKIS, homme lunaire et vulnérable qui se fantasme en guerrier viril entouré de bombes sexuelles ultra puissantes mais dont le talon d'Achille ^^ le renvoie en réalité à une féminité qui l'interroge sur son identité et sa place dans le monde.
Si je connais si bien l'œuvre de Robert ZEMECKIS c'est parce que j'avais un projet de livre à son sujet qui avait pour but de démontrer à quel point il s'agit d'un grand cinéaste dont l'œuvre, sous-estimée, est loin d'avoir livré tous ses secrets. Mais les critiques de son dernier film montrent que c'est en train de changer. Tant mieux. C'est d'ailleurs l'échec de ce projet qui m'a conduit à écrire sur Notre Cinéma en 2016. C'est pourquoi j'ai parsemé les sites où j'écris d'allusions à "Retour vers le futur III" (1990) de la lune à mon ancien avatar, "Lady in Violet".
La propagande moderne est née avec la première guerre mondiale et le cinéma en est un de ses principaux vecteurs. En 1916, après avoir réalisé son monumental "Intolérance" (1916), D.W. GRIFFITH fait une tournée de promotion au Royaume-Uni. Il rencontre le premier ministre britannique Lloyd George qui le convainc de réaliser un film de guerre pour convaincre l'opinion publique américaine alors réticente de s'engager dans le conflit (comme le fera Frank CAPRA au début de la seconde guerre mondiale avec la série des "Pourquoi nous combattons : Prélude à la guerre" (1942)). Mais lorsque les USA entrèrent finalement en guerre, D.W. GRIFFITH n'avait pas encore eu le temps de tourner la moindre image ce qui réorienta la film vers une dimension plus romanesque et épique.
Le premier intérêt de "Cœurs du monde" est donc d'avoir été tourné au cœur des événements. Même si une partie d'entre eux ont été reconstitués, D.W. GRIFFITH ayant tourné près des lignes de front en France mais aussi en Angleterre et aux USA, il fait preuve d'un réalisme assez cru dans sa description de la violence sur le front mais aussi à l'arrière (certaines images chocs peuvent faire penser au début de "Il faut sauver le soldat Ryan" (1998)). Si un spectateur de 1918 voyait tout de suite la différence entre le documentaire et la fiction, celui d'aujourd'hui ne les distingue plus l'un de l'autre. En revanche les orientations propagandistes du film le feront sourire. "Cœurs du monde" est en effet germanophobe, les allemands étant présentés comme des brutes épaisses martyrisant la France symbolisée par le personnage de Marie jouée par la muse de D.W. GRIFFITH, Lillian GISH. Il est intéressant de souligner que, comme dans l'entre deux guerres, la personnification de l'Allemagne échoit à Erich von STROHEIM. Celui-ci est à la fois co-réalisateur, conseiller technique et acteur de figuration dans le film (on le voit passer plusieurs fois au fond du champ) et il donne son nom à l'espion allemand Von Strohm (George SIEGMANN), l'un des protagonistes principaux. A l'inverse, le patriotisme américain est exalté jusqu'au ridicule, Douglas le jeune premier (Robert HARRON) s'engage ainsi dans l'armée pour défendre la France alors qu'il est américain et la fin célèbre avec force flonflons le triomphe de l'armée des USA alors même que la guerre n'était pas encore terminée au moment de la sortie du film en mars 1918!
Le deuxième intérêt de "Cœurs du monde" provient du génie propre à D.W. GRIFFITH pour mêler, outre la fiction et le documentaire la grande et la petite histoire comme il l'avait fait dans ses films précédents. Ainsi les décisions des Etats-majors ont des répercussions directes sur un petit village paisible dont le seul tort est d'être situé près de la ligne de front. D.W. GRIFFITH se focalise sur deux familles américaines vivant l'une à côté de l'autre dans une maison double dans la très symbolique rue de la paix, celle de Douglas et celle de Marie qui sont bien entendus destinés l'un à l'autre mais que la guerre sépare. Pour pimenter l'intrigue, il introduit également un personnage d'intruse joué par la propre sœur de Lillian GISH, Dorothy GISH aussi photogénique que sa sœur mais au tempérament beaucoup plus exubérant. Avec son amoureux, mister Cuckoo (Robert ANDERSON) ils offrent un contrepoint plus léger au couple principal dans la veine des comédies shakespeariennes. Ce jeu d'échelles se répercute sur la grammaire cinématographique, D.W. GRIFFITH alternant les plans en 4/3 pour les scènes de village et les plans en cinémascope pour le champ de bataille.
Au final "Cœurs du monde", moins connu que les grandes fresques de "Naissance d une Nation" (1915) et "Intolérance" (1916) mérite d'être redécouvert tant pour le génie de la mise en scène de D.W. GRIFFITH qui parvient à faire d'un patchwork un tout cohérent et à impliquer le spectateur par son montage trépidant que pour sa vision de la guerre, orientée certes mais qui ne se borne pas au front et met l'accent sur ses dégâts collatéraux. C'est aussi par sa contradiction que le film est intéressant, dénonçant les horreurs de la guerre d'un côté, exaltant le nationalisme guerrier (xénophobie incluse) de l'autre.
Parmi les très nombreux courts-métrages tournés par D.W. GRIFFITH avant 1915, "A Country Cupid" apparaît assez anecdotique. Son atmosphère fait penser à celle de "La petite maison dans la prairie" avec son école du Midwest à classe unique accueillant des enfants d'âge et de classe sociale différents (on le remarque surtout à la présence ou non de chaussures aux pieds des enfants. Pour mémoire, Mary et Laura Ingalls se rendaient à l'école pieds-nus mais avec une coiffe sur la tête, tout comme une partie des fillettes du film). La mise en scène transcende ce que l'histoire (une dispute puis une réconciliation entre la maîtresse et son fiancé) peu avoir de banal. Comme toujours chez D.W. GRIFFITH, l'intrigue est très lisible et les personnages, relativement nombreux pour un court-métrage ont tous une bonne raison d'être. On remarquera en particulier l'ingéniosité de l'utilisation du petit Billy (en réalité joué par une petite fille) et la fin en montage alterné typique du cinéaste pour faire monter le suspense (Jack joué par Edwin AUGUST arrivera-t-il à temps pour sauver sa fiancée?) Enfin, un aspect moins réjouissant du film mais tout aussi caractéristique de l'œuvre de D.W. GRIFFITH est la stigmatisation des minorités. Le croquemitaine amateur de chair fraîche bien blanche (l'actrice qui joue la maîtresse se nomme d'ailleurs Blanche SWEET!) est à rechercher du côté des noirs-américains ou pire des métis ("Naissance d une Nation") (1915), des gitans ("Ce que disent les fleurs") (1910) ou ici des handicapés mentaux, le "half-wit" s'avérant être l'intrus que la communauté doit éliminer pour vivre en parfaite harmonie.
"The Mothering Heart", l'un des courts-métrages tardifs de D.W. GRIFFITH, est aussi l'un de ceux qu'il a tourné avec Lillian GISH qu'il avait découvert un an auparavant. Le scénario de "L'Amour maternel" présente une vision de la famille et de la femme que l'on qualifierait aujourd'hui d'ultra-conservatrice. Cela commence par une scène de séduction classique où Madame se refuse dans un premier temps avant de craquer devant le numéro de Caliméro de son prétendant ("Vois comme je souffre"). Cela se poursuit par une "scène de ménage" où monsieur sort pour gagner des sous pendant que madame reste à la maison pour faire le ménage et accomplir quelques menus travaux qui permettent d'arrondir les fins de mois. Dépendre financièrement, ne serait-ce qu'un peu de sa femme ne satisfaisant pas l'ego du mari, il se met soudain à gagner des fortunes et à délaisser son foyer pour les music-halls et une belle vamp plus sexy et fun que sa femme. Celle-ci le quitte pour retourner chez sa mère accoucher et la vamp finit par lui préférer un homme plus riche. Le pauvre homme est ainsi présenté comme une victime des femmes, lesquelles se divisent en deux camps, celle des saintes qui sacrifient tout à leur devoir maternel et celle des salopes qui sacrifient tout à l'argent. Pour finir en beauté ce travail d'édification des moeurs, le couple se réconcilie autour de la mort de leur enfant (punition divine de leurs péchés?) Fort heureusement, D.W. GRIFFITH utilise son talent de conteur et de monteur pour dynamiser l'histoire et il met en valeur le talent de Lillian GISH à faire passer toutes sortes d'émotions. Mais un tel film permet de méditer sur le décalage entre l'image et la réalité puisque Lillian GISH présentée dans nombre de films -dont celui-ci- à travers le prisme des fantasmes masculins (petite chose fragile nécessitant d'être protégée, épouse modèle et mère au foyer ou bien fille-mère abusée) était en réalité une grande professionnelle qui a tout sacrifié à son travail, y compris le mariage et la maternité.
"La Bataille" est le dernier des sept courts-métrages que D.W. GRIFFITH a consacré à la guerre de Sécession entre 1910 et 1911, quelques années avant son célèbre long-métrage "Naissance d'une Nation" (1915). Il s'agit d'un récit édifiant dont le patriotisme convaincu pourrait tout à fait faire office de document de propagande militariste. Comme toujours en pareil cas, c'est la lâcheté qui est montrée du doigt avec un soldat qui panique dès le premier accrochage et part se cacher chez sa fiancée. Bien évidemment celle-ci lui rit au nez et lui demande de se comporter en homme. Transcendé par ce remontage de bretelles en bonne et due forme, le soldat devient soudainement un héros qui risque sa vie pour ramener à son camp en panne sèche de munitions un chariot de poudre (conduit par Lionel BARRYMORE!). Stanley KUBRICK qui était profondément antimilitariste a brillamment démontré dans "Les Sentiers de la gloire" (1957) comment la lâcheté et le courage étaient habilement exploités par les généraux pour manipuler leurs soldats. Il n'y a bien évidemment pas ce recul chez D.W. GRIFFITH qui reste béat d'admiration devant les uniformes rutilants tels que celui qu'avait porté son papa (colonel de l'armée des confédérés pendant la "Civil war" comme l'appellent les américains et qui avait eu un comportement héroïque en menant une charge victorieuse alors qu'il était blessé). A défaut de tuer le père, D.W. GRIFFITH livre néanmoins un film déjà très ambitieux pour son époque et son format avec des reconstitutions de bataille spectaculaires et un grand nombre de figurants.
On peut ne pas aimer D.W. GRIFFITH, trouver ses films soporifiques, trop longs, passéistes, mélodramatiques ou mal fagotés mais ceux qui affirment qu'il doit tout à Lillian GISH et à quelques beaux extérieurs sont des quiches en cinéma ou des snobs. D'abord parce que D.W. GRIFFITH s'il a moins inventé que perfectionné la grammaire cinématographique est l'un de ceux qui ont le plus contribué à construire cet art. Ensuite parce que c'est un formidable conteur dans la lignée des feuilletonnistes du XIX°. Dans "A travers l'orage" comme dans ses autres films, il entremêle les fils de son intrigue de façon à toujours maintenir en haleine le public. Enfin parce qu'il sait mettre en scène des climax d'une grande intensité qui frappent l'imagination du spectateur. Dans "A travers l'orage", le morceau de bravoure de la débâcle finale est entrée dans les annales pour son caractère spectaculaire et kamikaze (qui aujourd'hui risquerait sa vie ou du moins son intégrité physique pour faire du cinéma? A l'époque l'engagement de l'équipe était total et on a mal pour Lillian GISH dont les cheveux et la main trempent réellement dans l'eau glacée) ainsi que l'utilisation particulièrement efficace du montage alterné.
D'autre part si la trame de base de "A travers l'orage" est celle d'un mélodrame, D.W. GRIFFITH transcende ce matériau pour en faire quelque chose de beaucoup plus nuancé et moderne. Il n'oppose la ville et la campagne que pour mieux les englober toutes deux dans sa critique des mœurs et de la société américaine. Si la ville est montrée comme un lieu de perdition, la campagne est remplie de puritains psychorigides, d'hypocrites mielleux et de commères médisantes et jalouses. D'ailleurs le personnage vil de l'histoire, Lennox Sanderson (Lowell SHERMAN) a un pied (à terre) dans chaque milieu, étant accueilli à bras ouverts dans l'un comme dans l'autre. A l'inverse c'est bien parce que le personnage d'Anna Moore (Lillian GISH extraordinaire et bien servie par la caméra de D.W. GRIFFITH) ne trouve sa place nulle part qu'elle se réfugie dans la nature sauvage qui menace de l'engloutir. Du moins jusqu'à ce que David (Richard BARTHELMESS) en loup solitaire ne se dresse contre cet ordre fatal des choses. Car la critique sous-jacente du film va même au-delà de la stigmatisation des filles-mère dans la lignée des "Misérables" de Victor Hugo jusqu'aux films de Jacques Demy un siècle plus tard. Il s'attaque aux racines patriarcales des inégalités hommes-femmes. Le personnage d'Anna ne reste pas cantonné à celui de la "pauvre fille perdue", il évolue et s'affirme au point d'être capable de tenir tête à son abuseur qui veut l'effacer du paysage. Certaines répliques semblent même avoir été écrites l'année dernière, lors de la polémique "Metoo" et "Balancetonporc": "Supposons qu'ils découvrent votre passé, vous n'auriez plus qu'à partir". "Et vous, supposons qu'ils découvrent votre passé?", "C'est différent pour un homme, tout le monde trouvera normal qu'il ait des aventures amoureuses". En une phrase, D.W. GRIFFITH résume l'ignominie d'une société qui en soutenant les plus forts contre les plus faibles camoufle sa barbarie derrière une façade respectable. C'est pourquoi quand le père de famille ultra-puritain (Burr McINTOSH) décide de chasser Anna de la maison sans chercher à connaître le fond de l'histoire, elle dénonce son abuseur devant toute la communauté réunie sans oublier d'égratigner la "sainte famille" au passage "Pourquoi ne cherchez-vous pas à découvrir toute la vérité? Cet homme, un honorable invité à votre table, pourquoi ne cherchez-vous pas à connaître sa véritable vie?" Peu importe au final que D.W. GRIFFITH glorifie la monogamie et ne condamne la stigmatisation sociale que vis à vis des jeunes filles chastes victimes d'abus (et non vis à vis des femmes libérées, D.W. GRIFFITH n'est pas Frank BORZAGE et son sublime "La Femme au corbeau" (1928) en dépit du déchaînement naturel commun aux deux films), il y a aujourd'hui suffisamment d'abus sexuels liés aux rapports de domination devant lesquels la société se montre sourde et aveugle pour rendre son propos pertinent encore de nos jours.
"Epées et cœurs" est le sixième des sept courts-métrages sur la guerre de Sécession que D.W. GRIFFITH a réalisé entre 1910 et 1911. L'importance de cet événement dans la filmographie du cinéaste s'explique par sa biographie personnelle (son père a pris part au conflit du côté des confédérés et s'est brillamment illustré en tant que colonel) autant que par la place de la "Civil war" dans l'histoire des USA. En effet, bien plus que la guerre d'Indépendance, c'est la guerre de Sécession qui est considérée par les américains comme l'événement fondateur de leur nation comme le montre l'abondante filmographie qui lui est consacrée.
"Epées et cœurs" comme son titre l'indique est une romance contrariée par la guerre mais aussi par les différences sociales. L'intrigue qui se déroule en Virginie, l'un des Etats sudistes qui a fait sécession se focalise sur un triangle amoureux: le fils d'un riche planteur de tabac, Hugues Frazier (Wilfred LUCAS), sa voisine du même rang que lui qu'il courtise Irène Lambert (Claire McDOWELL) et enfin Jenny Baker (Dorothy WEST) la fille d'un "petit blanc". Le film est à la fois une romance, un récit de guerre épique et une fable dans le sens où la guerre déchire le voile des apparences et révèle la véritable identité de chacun. Sous ses airs de jeune fille de bonne famille, Irène s'avère être une opportuniste qui se laisse courtiser par Hugues mais aussi par un soldat de l'Union histoire de pencher du bon côté le moment venu. Lorsque Hugues perd tout (la guerre mais aussi la propriété familiale qui est attaquée, pillée et incendiée) il perd également Irène mais il gagne Jenny. Cette dernière sous ses airs de pauvresse cache un tempérament intrépide et déterminé qui a l'occasion de s'exprimer lorsqu'elle protège Hugues des soldats de l'Union venus l'arrêter en faisant diversion. Dorothy WEST montre à cette occasion son talent dans les scènes d'action en tant que cavalière et tireuse, bien mise en valeur par la mise en scène de D.W. GRIFFITH, l'utilisation de la profondeur de champ dans la course-poursuite notamment. Son personnage, en rupture par rapport à la tradition prend sa vie en main et sauve celui qu'elle aime au lieu d'être sauvé par lui. Enfin, le quatrième personnage important du film est Old Ben, l'esclave majordome de la famille Frazier qui sauve Hugues de la ruine en enterrant le coffre de la maison pour qu'il ne tombe pas aux mains des pillards. Si le film de D.W. GRIFFITH a un côté féministe et progressiste socialement, il est imprégné de racisme, comme "Naissance d une Nation (1915)". Old Ben est joué comme il était d'usage à l'époque par un acteur blanc grimé, il est entièrement dévoué à la famille Frazier et ne pense pas un instant à profiter de la guerre et du désordre pour s'enfuir et encore moins pour s'enrichir au détriment de ses anciens maîtres qu'il continue à servir fidèlement comme s'il n'y avait pas d'autre horizon possible.
"Le Lys brisé" a tout juste un siècle. Et pourtant en dépit de son pathos quelque peu obsolète, il est encore bien d'actualité. S'y pose en effet la question de la représentation des minorités ethniques au cinéma ainsi que celle de la maltraitance infantile.
Le fait de choisir des acteurs occidentaux pour jouer les personnages noirs et asiatiques remonte aux origines d'Hollywood et se perpétue de nos jours sous des formes plus ou moins hypocrites (par exemples des personnages décrits comme noirs, indiens, asiatiques ou métis dans les romans, comics ou mangas sont incarnés par des blancs à l'écran). C'est ce que l'on appelle le "whitewashing" ou le "racebending". Dans "Naissance d une Nation" (1915), les noirs sont joués par des blancs grimés et il en va de même des chinois dans "Le Lys brisé". Richard BARTHELMESS est certes excellent mais là n'est pas le problème. Le problème est celui de l'invisibilité de ces minorités ainsi "blanchies" et caricaturées par cette forme de censure déguisée. De plus cela signifie que pour que le public américain adhère au discours lénifiant de D.W. GRIFFITH sur la grandeur d'âme de "l'homme jaune" il ne suffit pas que l'homme blanc, Battling Buttler (Donald CRISP) soit très méchant, il faut que l'homme jaune n'en soit pas vraiment un. Quant au métissage que l'Amérique profonde a en horreur, il est tout aussi prohibé dans "Le Lys brisé" qu'il ne l'était dans "Naissance d une Nation" (1915). Cheng n'a le choix qu'entre la chasteté, le viol ou le suicide, le geste d'auto-défense de Lucy montrant qu'elle ne se laissera jamais approcher par un non-blanc et que rien n'a évolué depuis "Naissance d une Nation" (1915). C'est pourquoi quand je lis encore aujourd'hui des critiques qui affirment que "Le Lys brisé" est un film anti-raciste j'ai envie de rire...jaune.
La maltraitance des enfants par leurs parents qui est au cœur du film n'a pas du tout disparu. Rien qu'en France, un enfant meurt tous les cinq jours sous les coups de ses parents. Un problème beaucoup moins médiatisé que celui des femmes car celles-ci en tant qu'adultes autonomes ont aujourd'hui les moyens de se faire entendre contrairement aux enfants qui restent sans voix dans un monde qui n'est pas fait pour eux. Le martyre de Lucy met donc en lumière le triste sort des enfants non désirés (que certains s'acharnent cependant toujours à vouloir faire venir au monde à tout prix) avec toute la force de frappe de l'expressivité du muet, de la maîtrise cinématographique de D.W. GRIFFITH et de la bouleversante interprétation de Lillian GISH. Comme Emil JANNINGS dans "Le Dernier des hommes (1924)" son frêle corps est ployé par le poids de sa souffrance et son visage crispé et terrifié devant son père semble prématurément vieilli comme celui des enfants-cobayes de "Akira" (1988). Cela ne rend que plus effrayant encore ses sourires forcés qu'elle se compose avec les doigts. De toute manière chaque face à face avec son père est un moment de tension brute qui flirte avec le film d'épouvante. La scène du cagibi dont la porte est défoncée à coups de hache par le père a d'ailleurs servi de modèle à Stanley KUBRICK pour "Shining" (1980). Cette scène est plus parlante que celles du même genre qui ont pu être tournées par la suite avec le son. L'intensité des cris de Lillian GISH était telle pendant le tournage que ceux qui les entendaient avaient bien du mal à ne pas courir à son secours. Et lorsque l'on voit ce visage déformé par la terreur la plus brute, on a pas besoin d'entendre les cris pour comprendre pourquoi.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.