"La Nuit nous appartient" est le premier film de James GRAY que je vois auquel j'adhère pleinement. Peut-être parce que la tragédie shakespearienne sied bien à sa vision du monde faite d'appartenances étanches les unes aux autres et auxquelles il est impossible d'échapper (alors que dans la vie quotidienne, cette vision fataliste de l'existence m'exaspère). D'ailleurs son dernier film "Armageddon Time" (2021) met en pièces le mythe du melting pot new-yorkais à travers notamment la ségrégation scolaire révélant des fractures sociales et ethnico-religieuses que l'on retrouve également dans le pays ayant inspiré aux USA une partie de ses valeurs: le nôtre.
L'ouverture de "La Nuit nous appartient" est magistrale car programmatique. Elle est en effet fondée sur un hiatus cinématographique (fixité contre mouvement, noir et blanc contre couleurs, travail contre fête etc.) présentant deux camps que tout oppose entre lesquels le héros va devoir choisir. Le titre est d'ailleurs en soi signifiant. En étant la devise cousue sur les uniformes des policiers de la brigade anti-criminelle de New-York alors que l'on sait parfaitement que la nuit est le royaume des hors-la-loi, celle-ci devient l'enjeu d'une guerre de territoire, "eux" contre "nous". Tout est dit en quelques images avec une efficacité imparable. Mais bien que l'histoire s'inscrive dans un contexte historique (la guerre contre la drogue), c'est son volet intime qui intéresse James GRAY. A savoir le parcours de Bobby (Joaquin PHOENIX) prétendu roi de la nuit mais en réalité roi du "passing". En sociologie, le passing désigne la capacité d'une personne à être considérée comme membre d'un groupe social autre que celui auquel elle appartient réellement. Bobby s'est désaffilié au point de prendre le nom de sa mère et de se choisir un père de substitution en la personne du patron de la boîte dont il est le gérant. Evidemment pour que l'imposture fonctionne, le secret doit être bien gardé. En dehors de sa petite amie, Amada (Eva MENDES), personne ne sait qu'il est issu d'une famille de policiers et lui-même ne veut pas savoir ce qui se trame derrière les paillettes de sa vie d'hédoniste immature (en cela, son personnage préfigure celui de "Two Lovers") (2007). Sauf que lorsque l'heure de vérité sonne, c'est à dire lorsque les liens du sang sont mis en péril, la vie de Bobby bascule en un clin d'oeil exactement comme celle de Michael dans "Le Parrain" (1972) (modèle évident du film de James GRAY). Comme dans le film de Francis Ford COPPOLA, une scène initiatique scelle le destin du héros qui mue de "fils rebelle" à "héritier" qui doit prendre la tête d'une famille dont le père (Robert DUVALL) a disparu et dont le frère (Mark WAHLBERG) a été mis hors-jeu par sa blessure. Une mue douloureuse et payée au prix fort puisque les pertes jalonnent son parcours de plus en plus tumultueux (le point de vue subjectif de la séquence de course-poursuite sous la pluie est un must) et qu'il se retrouve seul à l'arrivée, emprisonné dans un destin qu'il avait fui et qui l'a rattrapé. James GRAY redonne ainsi au mot "lien" tout son sens, remettant en cause la réalité du libre-arbitre du héros au profit de forces qui le dépassent (ce qui est le sens de la tragédie). Et si la mafia russe qui se cache derrière les paillettes des night-clubs est montrée sans aucune complaisance, la police apparaît comme un monde dévitalisé, normatif et intolérant (la façon dont ils renvoient sa petite amie à son origine en la surnommant "la portoricaine" fait comprendre d'emblée qu'elle n'aura pas sa place dans ce monde-là).
Les éléments qui font que je n'adhère pas au cinéma de James GRAY, je les ai retrouvés dans son dernier opus "Armageddon Time": une certaine tendance à surligner plutôt qu'à suggérer et un personnage principal qui en dépit de ses velléités de rébellion manque de caractère, qui semble subir les événements avec résignation ou s'en accommoder jusqu'à un certain point. On a beaucoup comparé Paul à Antoine Doinel mais ce dernier me fait plutôt penser à son ami Johnny beaucoup plus attachant, lui dont les rêves se brisent implacablement contre "un monde sans pitié" qui ne lui laisse aucune chance. Paul en dépit de son inadaptation (lent, rêveur, artiste) bénéficie d'une protection familiale que n'a pas son ami défavorisé sur tous les plans. Cette inégalité des chances condamne leur amitié dans un contexte de montée en flèche du libéralisme débridé (la victoire de Reagan, le film étant fortement autobiographique).
Ceci étant il serait dommage de s'en tenir là. Car en dépit de ces maladresses (récurrentes dans le cinéma de James Gray) le film à la tonalité douce-amère donne aussi beaucoup à réfléchir. Paul est un adolescent indécis qui doit se positionner par rapport aux valeurs véhiculées par sa famille qui ne sont pas les mêmes selon les générations. Le grand-père (formidable Anthony HOPKINS), très marqué par la violence antisémite et l'exil encourage son petit-fils à se réaliser dans ce qu'il aime et à affronter les injustices en "mensch" (c'est à dire avec honneur et intégrité, ce mot m'arrache toujours des larmes tant il me renvoie à "La Garçonnière" (1960) où déjà un sage d'origine juive encourageait Baxter en ce sens face aux compromissions du "rêve américain"). Les parents en revanche sont avant tout soucieux de s'intégrer (au point d'avoir américanisé leur nom de famille) et de faire réussir leur progéniture. Qui pourrait les en blâmer? D'autant que le père qui semble si dur envers son fils sait ce qu'est l'humiliation sociale et reconnaît sans peine la noblesse de son beau-père qui est le seul à lui avoir tendu la main. Il semble au fond impuissant et résigné à jouer le jeu cynique et individualiste que la société lui impose de peur de se faire écraser ("sauve ta peau"). Paul semble suivre ses traces mais le très beau final avec ses travellings arrière sur les lieux de son apprentissage vidés de leur substance laisse entendre que cela ne sera peut-être pas le cas.
"Two lovers" est le premier film de James GRAY que j'ai vu dès sa sortie au cinéma parce qu'on me l'avait recommandé et j'ai su tout de suite que ce réalisateur ne serait pas ma tasse de thé ce que les autres films que j'ai vu de lui depuis a confirmé (du moins jusqu'à présent). Pourquoi suis-je relativement hermétique à son univers? Si je me base sur "Two lovers" que je viens de revoir afin de mettre des mots sur mon ressenti, je dirais que je trouve le scénario et la mise en scène monocordes et prévisibles. Les enjeux sont surlignés à gros traits, par exemple les filles ont du mal à exister par elles-mêmes et servent surtout à illustrer le choix que doit faire Léonard entre endogamie et exogamie et on sait à peu près dès le début comment cela finira. Autre problème majeur à mes yeux, le manque de crédibilité des personnages. Je n'arrive pas à croire une seule seconde en ce Léonard trentenaire vivant toujours sous la coupe de ses parents et notamment d'une mère juive étouffante (jouée par Isabella ROSSELLINI). C'est moins l'âge du personnage en soi qui me pose problème que le fait que je sens trop le rôle de composition de Joaquin PHOENIX dans le rôle d'un vieux garçon déséquilibré et indécis qui se la joue ado attardé. Son comportement frise le ridicule. Mais ce qui me pose le plus gros problème, c'est le fait de taxer de romantique un comportement qui ne l'est pas du tout. On nous présente Léonard comme fragile, sensible et intègre alors que du début à la fin, il joue sur deux tableaux et qu'une fois son plan A (le plus excitant mais le moins sûr) définitivement à l'eau, il se rabat sans scrupules sur le plan B qui lui a été offert sur un plateau par ses parents et retombe ainsi sur ses pattes. Ce soi-disant malade mental réussit ainsi un triple coup digne des plus froids calculateurs: matrimonial, professionnel et social. Je l'avais déjà dit pour "The Immigrant" (2013) mais l'amour et l'exploitation sont incompatibles, vouloir nous faire croire qu'un personnage peut concilier l'un et l'autre autrement dit peut obtenir le beurre et l'argent du beurre est malhonnête (y compris vis à vis de soi-même).
Je n'accroche pas plus que ça aux films de James GRAY, quel que soit le genre auquel il s'adonne (thriller, drame historique, épopée spatiale, récit d'aventures). C'est sans doute trop distancié à mon goût et pas toujours juste humainement. Mais ici, cette distance sert le film qui est une critique plutôt pertinente de la civilisation occidentale colonialiste, ses fétiches (titres, breloques dorées), ses chimères (gloire, toute-puissance), sa soif non de véritables découvertes mais de conquête, de pouvoir et d'appropriation, ses tendances destructrices et autodestructrices incarnées par la première guerre mondiale. Le tout s'incarne dans le personnage du bien nommé Percival Fawcett (Charlie HUNNAM), un explorateur britannique ayant réellement existé, obsédé durant toute sa vie par la recherche d'une cité perdue au coeur de l'Amazonie sans laquelle il pense ne jamais pouvoir atteindre la plénitude. Hanté par l'idée de laver l'honneur de son nom entaché par les défaillances de son père qui a fait de lui un paria dans la haute société, il en oublie son épouse (Sienna MILLER) qu'en parfait homme de son temps, il ne revoit que le temps de lui faire un nouveau gosse entre deux expéditions*, gosses qui grandissent avec une image de père héros mais surtout absent. Avec toujours la même conséquence au bout du compte: un fils aîné (Tom HOLLAND) qui après une période de rébellion adolescente bien naturelle finit par devenir un parfait clone de son père, n'ayant trouvé que ce moyen pour le rejoindre.
Mais en dépit de tout ce que le personnage peut avoir de rétrograde aux yeux d'un homme du XXI° siècle, Fawcett est montré comme atypique, notamment dans sa relation avec les indiens dans laquelle il pratique un "lâcher-prise" aux antipodes du comportement d'un Murray aux allures de saboteur (Angus MacFADYEN). Indiens avec lesquels il cherche à communiquer, dont il cherche à comprendre les us et coutumes (notamment le cannibalisme) sans les juger et dont il apprécie les compétences, par exemple en matière d'agriculture. On se dit en le voyant faire qu'il aurait pu être un excellent anthropologue, une sorte de Marcel Mauss britannique. Au lieu de cela, sa recherche jusqu'au-boutiste de la chimérique cité de Z aura considérablement influencé les artistes occidentaux, du "Monde Perdu" de Sir Conan Doyle aux aventures d'Indiana Jones en passant par celles de Tintin et de Bob Morane.
* La rhétorique bien conservatrice du bonhomme lorsque sa femme lui propose de l'accompagner dans ses expéditions souligne le carcan mental dans lequel il a été élevé "depuis la nuit des temps, les hommes et les femmes se sont dévolus chacun à leur rôle" comme si celui-ci procédait d'un ordre naturel et immuable alors qu'il s'égit bien évidemment d'une construction sociale.
"The Immigrant" a beaucoup de qualités (mise en scène, photo, une partie de l'interprétation) mais il ne m'a cependant pas complètement convaincue. Cela tient au fait d'avoir à mon avis hésité (et au final mélangé) deux histoires qui sont incompatibles entre elles: le réalisme documentaire et la fable romantique et mystique. D'une part James GRAY a voulu réaliser un film historique très documenté sur le triste sort des jeunes immigrées célibataires venues aux USA dans l'espoir d'un avenir meilleur. Des proies idéales pour les besoins inavouables d'une société mercantile et puritaine hypocrite. Le film décrit très bien l'envers de "l'American dream" qui va de la corruption qui gangrène Ellis Island aux cabarets servant de couverture à la débauche en pleine Prohibition. Il y a d'ailleurs dans le film une critique fort pertinente du machisme et du patriarcat puisque avant d'avoir fait quoi que ce soit, Ewa (Marion COTILLARD) est taxée dès la douane de "femme de petite vertu" juste parce qu'elle n'est cornaquée par aucun homme et n'a pas soi-disant de point de chute valable (un aspect du film que j'ai trouvé confus, le traitement d'un bout à l'autre de l'oncle et de tante d'Ewa ne m'a pas paru crédible). L'ennui, c'est que James GRAY n'est pas le Federico FELLINI de "La Strada (1954)" et que sa fable sur la grâce, la damnation et la rédemption a beaucoup moins de force. Car "The Immigrant" fait penser au chef d'oeuvre du réalisateur italien avec Ewa dans le rôle de Gelsomina, Bruno dans celui de Zampano et Orlando dans celui du Fou. Mais sans la magie et la poésie. Ewa n'est pas une innocente comme Gelsomina, le personnage d'Orlando est particulièrement fade et celui de Bruno, bien qu'interprété avec beaucoup d'intensité par Joaquin PHOENIX accrédite le mensonge selon lequel on peut aimer et humilier alors que le respect est indissociable de l'amour. Nombre de parents maltraitants mentent ainsi à leurs enfants (c'est le sujet du livre de Alice Miller "C'est pour ton bien") qui, une fois devenus adultes, confondent ainsi amour et attachement toxique. Or l'erreur dans l'écriture du personnage de Bruno consiste à penser qu'amour et exploitation peuvent être compatibles. Encore un problème de choix non résolu et c'est cela qui détruit la cohérence du personnage qui exploite mais qui en même temps est jaloux et possessif et finit par se sacrifier. La scène du confessionnal (la plus belle du film avec le plan des destins inversés des personnages montré dans le même cadre) où Joaquin PHOENIX est bouleversant aurait été touchée par la grâce si elle avait été précédée d'un comportement crapuleux clair et net alors que dès le début, le personnage est ambigu. Or il n'y a pas d'ambiguïté possible dans ce domaine et lorsqu'on se hait, désolé mais on hait les autres.
Même si ce n'est jamais dit explicitement dans le film, le personnage joué par Brad PITT est atteint de troubles du spectre de l'autisme, plus exactement il est asperger. Cette particularité "colore" toute son expérience et par conséquent la notre puisque le spectateur chemine en compagnie du héros et voit à travers ses yeux. Cette expérience, c'est celle de la solitude, de l'isolement et de l'étrangeté. L'espace est l'un des "éléments naturels" de l'autiste, Roy dit d'ailleurs qu'il y est beaucoup plus à l'aise que chez ses prétendus "semblables" qui pour lui sont des aliens. Bien que la stratégie soit dans la réalité plus fréquente chez les femmes asperger que chez leurs congénères masculins, Roy a choisi de camoufler sa différence sous un masque de normalité qui lui coûte un maximum d'énergie, d'ailleurs il ne rêve que d'une chose, trouver la sortie des pièces où se tient une assistance nombreuse. Il déteste également être touché. Pas étonnant que ce qui lui plaise, c'est de passer son temps bien emmitouflé dans une combinaison spatiale avec un casque vissé sur la tête à bonne distance d'autrui, ne communiquant que par le biais des machines et/ou à travers des vitres. Il n'y avait d'ailleurs pas besoin d'ajouter le personnage de son ex-femme qui surligne beaucoup de choses que l'on comprend très bien sans elle. En revanche ce qui est très réussi dans le film, c'est d'une part l'aspect robotique du personnage, très calme, très détaché comme s'il était absent à lui même ce qui lui permet paradoxalement d'agir avec efficacité même dans les situations les plus désespérées alors que les autres sont paralysés de terreur (la scène où il rétablit la position de la fusée au moment de l'atterrissage m'a fait penser au début de "Flight (2012) de Robert ZEMECKIS où le pilote pourtant ivre fait preuve d'un sang-froid hors-normes). Et surtout, sa solitude absolue est remarquablement illustrée par le fait qu'à chaque étape de son périlleux voyage qui l'entraîne toujours plus loin de la terre il réussit à survivre dans un monde qui lui est fondamentalement hostile alors que tous ceux qui s'approchent de lui (avec de bonnes ou de mauvaises intentions) meurent. Tout cela pour retrouver un père dont le comportement semble calqué sur le sien avec sa phobie de la terre, de l'humain, du contact tactile et son obsession de rencontrer une autre forme d'intelligence alors que cette autre forme d'intelligence est en lui mais il ne sait pas la reconnaître.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.