J'ai pris tout mon temps pour voir la suite des aventures de d'Artagnan par Martin BOURBOULON, anticipant le fait que la suite n'allait pas confirmer les promesses du premier volet. Je ne me suis pas trompée. Faire une suite qui fonctionne, ça ne s'improvise pas. Or c'est exactement l'impression que m'a donnée cette brouillonne et anémique deuxième partie. Exit la mise en scène combinant plusieurs arcs narratifs qui donnait du relief à la première partie. Exit également la qualité d'écriture. On se retrouve avec une intrigue pauvre et décousue qui finit par se résumer à une enfilade de scènes de bravoure: le siège de la Rochelle (transposé à Saint-Malo), le combat d'Artagnan/Milady dans les flammes etc. Tout cela est mené avec une facilité si déconcertante qu'elle enlève tout suspens: on s'infiltre dans la citadelle comme dans du beurre, d'Artagnan braque Richelieu puis s'en va comme si de rien n'était (ils sont passés où les gardes du cardinal?), il suffit à Milady de changer de vêtements pour quitter sa prison sans être inquiétée et à l'inverse, D'Artagnan et ses amis y entrent armés jusqu'aux dents comme dans un moulin (les gardes de Buckingham ne sont pas plus réactifs que ceux de Richelieu). Ce n'est pas le fait d'être invraisemblable qui est problématique mais la désinvolture avec laquelle toutes ces séquences, visiblement bâclées tant au niveau de la dramaturgie que de la chorégraphie sont traitées. Cela va de pair avec l'autre gros problème du film, la dénaturation des personnages créés par Alexandre Dumas. D'Artagnan qui court après Constance durant tout le film et s'offusque presque des avances de Milady (un comble par rapport au roman où c'est lui qui abuse d'elle par la ruse) est inintéressant, Portos et Aramis font de la figuration. Mais les deux personnages les plus transformés sont Athos et Milady. Contrairement à ce qui est annoncé dans le titre, l'intrigue ne repose pas sur Milady et pour cause. Celle-ci s'est tellement ramollie que le scénario revu et corrigé lui épargne de faire couler le sang. Au lieu de trucider Constance, elle la prend dans ses bras. Et comme si cela ne suffisait pas, elle devient même une mère. Mais où est donc passé le monstre assoiffé de vengeance de Dumas? Quant à Athos, il semble regretter ses agissements envers Milady ce qui est impensable chez un grand seigneur dont la ligne de conduite est dictée par le code d'honneur propre à son rang qui lui sert à rendre une justice expéditive. Le fait de leur inventer un fils n'explique pas à lui seul le ramollissement de Milady, après tout, l'enfant n'arrêtait nullement la vengeance de "La Mariée" dans "Kill Bill : Volume 2" (2004). On ne sait pas trop où ce scénario revu et corrigé pour le pire veut nous emmener, sinon vers une nouvelle suite totalement déconnectée des romans de Dumas. Pas sûre d'avoir envie de suivre cette voie-là. Je n'aime guère quand il y a tromperie sur la marchandise, encore moins quand après avoir soigné la première partie, on torche à ce point le travail. Ni Alexandre Dumas, ni les spectateurs ne méritent cela.
Ma première expérience avec le cinéma de Xavier DOLAN il y a douze ans avec "Laurence Anyways" (2011) avait été assez négative. Je n'avais vu que les "tics" de mise en scène du cinéaste. Depuis j'ai eu le temps de réviser mon jugement tout en découvrant sa filmographie (que je connais mal). J'ai choisi de regarder "Les amours imaginaires" en raison du fait qu'il est cité très souvent dans les numéros de l'émission d'Arte Blow Up qui est l'une de mes sources d'inspiration cinéphile. Soit en raison de sa symphonie chromatique (rouge, vert, bleu), soit en raison de sa musique, omniprésente avec des morceaux récurrents (la suite pour violoncelle de Bach, le "Bang, Bang" en version italienne chanté par Dalida). Le film s'abreuve à de multiples influences issues des autres arts, musique mais aussi peinture, sculpture, dessin, littérature et bien évidemment cinéma. Si Francis ne renvoie qu'à son interprète, Xavier DOLAN himself, les deux autres pôles de son triangle amoureux sont des fantasmes de cinéma sur pattes. Nicolas (Niels SCHNEIDER) est un éphèbe blond et bouclé, sosie de l'Orphée de Jean COCTEAU (cité) et du David de Michel-Ange (cité aussi). Marie (Monia CHOKRI, magnétique) est un mélange de Audrey HEPBURN (star qu'admire Nicolas) et de Maggie CHEUNG (les nombreux ralentis, les costumes et chignons vintage renvoient autant à Givenchy qu'à "In the Mood for Love") (2000). C'est peut-être une manière de signifier que Francis et Marie qui ont flashé en même temps sur Nicolas se font un film dans lequel ils sont eux-mêmes des stars de cinéma. Leur marivaudage et une partie de l'esthétique du film doit beaucoup à la Nouvelle vague française et à Jean-Luc GODARD en particulier (y compris le canotier qu'il porte dans le court-métrage de Agnes VARDA, "Les Fiances du pont Mac Donald") (1961). On pense aussi à "Jules et Jim" (1962) sauf que comme son titre l'indique, il n'y a pas d'amour dans le film de Xavier DOLAN*. Le seul sentiment authentique est l'amitié qui réunit Francis et Marie mais qui est menacée par leur rivalité pour obtenir les faveurs de Nicolas. Une rivalité attisée par ce dernier qui derrière son visage d'ange se révèle être plutôt maléfique, aimant attirer des proies pour s'amuser avant de les rejeter une fois lassé d'elles. Le bref aperçu de la relation entre Nicolas et sa mère séductrice (Anne DORVAL) laisse entendre que c'est là que se niche l'origine du rapport vicié qu'il entretient avec les autres. Toujours est-il que pour son deuxième film, Xavier DOLAN fait montre d'une grande maîtrise des possibilités offertes par l'outil cinématographique et dissèque avec une grande justesse les souffrances générées par l'illusion amoureuse ainsi que la perversité de leur bourreau, captant la moindre des expressions de leur visage en gros plan, y compris dans l'intimité qu'ils partagent avec quelqu'un qui n'est pas leur objet de désir.
* En cela il est plus lucide que le film de Christophe HONORE, "Les Chansons d'amour" (2007), cité lui aussi à travers le cameo de Louis GARREL.
Comment captiver un large auditoire tout en proposant un spectacle de qualité? En élargissant son horizon pardi! C'est le pari gagné de Louis GARREL qui en sortant de son étroite zone de confort nous régale d'un film vraiment réjouissant dont le scénario ciselé a été fort justement récompensé aux César de même que la prestation énergique de Noémie MERLANT elle aussi trop souvent cantonnée à un cinéma de niche. "L'Innocent" est une comédie policière qui réussit à mêler une histoire familiale intimiste (et partiellement autobiographique) à une intrigue de braquage ultra-référencée, celle du dernier coup qui ne se passe pas comme prévu. Si l'ex-taulard Michel (Roschdy ZEM) se prends les pieds dans ses mensonges et met en péril son couple en revanche pour son beau-fils, Abel (Louis GARREL), sa présence est le coup de fouet qui lui manquait pour reprendre sa vie en mains. Plein de méfiance vis à vis de ce beau-père dont s'est amourachée sa mère Sylvie lors des cours de théâtre qu'elle donne en prison (Anouk GRINBERG qu'on se réjouit de voir enfin au premier plan), Abel qui est aussi réservé et inquiet que Sylvie est exubérante et confiante décide d'enquêter sur Michel. Bien qu'il ne soit pas très doué, il finit par découvrir au cours d'une scène digne d'un film d'espionnage (et en split-screen!) que celui-ci prépare bien un braquage. Mais Michel finit par lui jurer que c'est pour le bonheur de sa mère et qu'il n'y a aucun risque. Et comme Abel ne veut pas briser le coeur de sa mère, il se décide à aider son beau-père, moins secondé que supplanté par son explosive amie Clémence (Noémie MERLANT). Et c'est ainsi que se met en place le bouquet final qui voit se dérouler dans le dos du chauffeur l'équivalent de "L'Ultime razzia" (1956) pendant que Abel et Clémence jouent pour distraire le chauffeur une variante de "Quand Harry rencontre Sally" (1989). Jean-Paul (Jean-Claude PAUTOT), le collègue braqueur de Michel n'a-t-il pas dit que ce que le public recherchait, c'était "du cul et de la violence"? Mais la réalité va très vite dépasser la fiction, pour le plus grand plaisir du spectateur, le vrai, celui qui est derrière l'écran. Il y a en effet beaucoup de mises en abyme dans le film et la scène dans laquelle Abel et Clémence répètent leurs rôles semble jouer avec l'image que l'on se fait des acteurs, de Louis GARREL en particulier qui manifeste une certaine autodérision bienvenue. Un virage vers l'élargissement de sa palette et de son auditoire confirmé en 2023 avec sa prestation dans l'excellent "Les Trois Mousquetaires - D'Artagnan" (2022).
Alexandre Dumas est sans doute l'auteur dont les oeuvres ont été les plus adaptées pour le cinéma et la télévision et "Les Trois mousquetaires", la plus populaire d'entre elles est celle qui a connu le plus grand nombre d'adaptations, tous formats confondus. Plusieurs articles essayent d'ailleurs d'en dresser une rétrospective qui n'est absolument pas exhaustive (la version décalée de Max LINDER au temps du muet passe souvent à la trappe, en animation, le version canine a fait oublier la libre mais heureuse adaptation nippone en 52 épisodes "Sous le signe des mousquetaires" etc.) Chaque époque a sa version et sa vision du roman de Alexandre Dumas, flamboyante et "capoeriste" comme chez George SIDNEY ou libertaire et burlesque comme chez Richard LESTER pour celles que j'ai vu récemment. La version de Martin BOURBOULON que j'ai trouvée très réussie (en tout cas cette première partie, j'attends de voir la suite pour juger de l'ensemble) tire quant à elle davantage du côté du western (comme les affiches le laisse deviner) et du film politique. Avec trois qualités principales:
- Une mise en scène tendue à l'extrême, combinant plusieurs arcs narratifs tournant autour de la lutte de pouvoir entre catholiques et protestants et pas seulement l'intrigue des ferrets de la reine que tout le monde connaît par coeur étant donné qu'elle est centrale dans le roman de Dumas.
- Des qualités d'écriture avec des dialogues incisifs, par exemple "il essaye de noyer ses démons dans l'alcool mais ceux-ci ont finir par apprendre à nager" (pour Athos) ou "Le matin il pense à l'armée, le soir à l'évêché mais dans les deux cas les femmes mariées restent possibles" (pour Aramis). Normal, les scénaristes sont Mathieu DELAPORTE et Alexandre de la PATELLIÈRE co-auteurs de "Le Prénom" (2011) et qui préparent une nouvelle adaptation de "Le Comte de Monte-Cristo", l'autre oeuvre-phare de Alexandre Dumas (on verra si elle sera à la hauteur, je n'ai jamais été pleinement satisfaite jusque-là).
- Une interprétation plutôt vivifiante des personnages par des acteurs dont je ne suis pourtant pas fan à la base. La relation entre d'Artagnan (François CIVIL) et Constance (Lyna KHOUDRI) est par exemple joyeuse et spontanée et plus largement, le courant passe assez bien entre les acteurs principaux. Athos (Vincent CASSEL) est beaucoup plus mis en valeur que ses comparses en ayant droit à un arc narratif à lui tout seul mais il est aussi le mousquetaire qui offre le personnage le plus profond. En revanche le cardinal de Richelieu (Éric RUF) est trop en retrait et se fait voler la vedette par le roi Louis XIII (Louis GARREL) qui semble pourtant gouverner sous l'emprise de ses émotions plus que de sa raison.
Tout cela compense des aspects plus faibles comme la photographie, le découpage, les chorégraphies ou la musique. Prometteur en attendant la suite qui on s'en doute va raconter la vengeance de Milady (Eva GREEN fidèle à elle-même).
J'ai eu plaisir à renouer le fil des rendez-vous cinéphiles avec Woody ALLEN. Après "Un Jour de pluie à New York" (2017) et une carrière américaine interrompue par les scandales, j'avais entendu dire qu'il tournait un nouveau film en Espagne avec Sergi LÓPEZ et que celui-ci ne serait pas aussi facilement distribué. Mais finalement, après un peu d'attente, le nouveau Woody Allen est bien présent sur les écrans français.
Cependant, force est de constater que si le film est agréable à regarder, il manque de dynamisme et n'apporte rien de nouveau à la filmographie du réalisateur. On est clairement dans du réchauffé ou plutôt du recyclage: celui de la carte postale touristique des années 2010 quand Woody Allen délocalisait les marivaudages sentimentaux de ses couples de bourgeois intellos new-yorkais aux quatre coins de l'Europe de l'ouest avant que le climat de cette région du monde ne tourne à l'étuve estivale. Plus précisément, c'est à une version light de "Vicky Cristina Barcelona" (2007) que l'on a affaire au travers de la romance de Mort, l'anti-héros joué par un second couteau récurrent du cinéma de Woody Allen, Wallace SHAWN avec une médecin espagnole (Elena ANAYA) formant un ménage explosif avec un peintre volage (alias Sergi LÓPEZ). Mais celui-ci qui n'a que quelques minutes d'écran ne peut rivaliser avec Javier BARDEM pas plus que Elena Anaya avec Penélope CRUZ. L'autre intrigue sentimentale concerne l'épouse de Mort, Sue (Gina GERSHON) avec Philippe, un jeune cinéaste imbu de sa personne (Louis GARREL qui peut ainsi compléter la liste des acteurs et actrices français "fils et filles de" ayant joué dans un Woody Allen). Là encore, on retrouve un leitmotiv des films du cinéaste au travers d'un humour cynique à la Groucho MARX lorsque Mort descend en flammes les réalisations de son rival quoique lui-même soit un écrivain raté. Bien que tournant au procédé systématique manquant un peu de rythme (et lui aussi guère neuf, on pense par exemple au voyage temporel du héros de "Minuit à Paris") (2011), les scènes pastichant les films préférés de Woody Allen dans lesquelles Mort projette son imaginaire sont finalement ce qui s'avère être le plus sympathique dans le film. Federico FELLINI, Ingmar BERGMAN mais aussi Orson WELLES, Luis BUÑUEL ou encore la nouvelle vague française se rappellent à notre bon souvenir et Christoph WALTZ se paye même le luxe de reprendre le rôle de la Mort dans une version revue et corrigée de "Le Septième sceau" (1957).
En regardant "Le Redoutable", j'ai réalisé queMichel HAZANAVICIUS aimait prendre pour héros des personnages détestables, reflétant souvent leur époque, époque sur le point de connaître un basculement. C'est George Valentin, star du muet foudroyé par l'arrivée du parlant ou OSS 117, coincé dans la France de René Coty et dépassé par les mutations politiques, économiques et sociales des 30 Glorieuses (décolonisation, émancipation des femmes, mouvement hippie etc.) "Le Redoutable" qui d'ailleurs fait allusion au premier sous-marin nucléaire français (pièce indispensable du puzzle de la grandeur de la France voulue par De Gaulle) n'échappe pas à ce prisme. On y voit un des réalisateurs majeurs de la nouvelle vague (que l'on aime ou pas Jean-Luc GODARD, on ne peut lui enlever son génie créatif et tout ce qu'il a apporté au cinéma hexagonal et mondial) chercher à surfer en 1967-1968 sur une vague contestataire qu'il finit par se prendre de plein fouet ("le plus con des suisses pro-chinois"). Si l'homme a été avant-gardiste dans le domaine du cinéma, le temps l'a rattrapé et il s'est pris les pieds dans d'insurmontables contradictions concernant la politique et les rapports avec ses semblables. Bien sûr, il faut bien avoir en tête que le portrait du cinéaste qui nous est offert est tout sauf objectif puisqu'il est le fruit de l'adaptation du roman de son ex-femme, la comédienne Anne WIAZEMSKY "Un an après". Celle-ci semble régler son compte à un homme décrit comme péremptoire (il s'exprime à coup de slogans), donneur de leçons, méprisant, condescendant, rabat-joie, jaloux et misogyne. Mais le film de Michel HAZANAVICIUS et l'interprétation convaincante de Louis GARREL apportent des nuances. Sans édulcorer ce que l'homme pouvait avoir d'odieux, Godard apparaît aussi comme un personnage burlesque (le running gag des lunettes) ce qui souligne son inadaptation croissante au monde qui l'entoure. Un homme tourmenté, insatisfait, qui ne supporte pas de se voir vieillir (et de ne plus être donc à l'avant-garde) et préfère pratiquer la politique de la terre brûlée plutôt que de devenir "un con de bourgeois has-been". Michel Hazanavicius ne se contente pas de reconstituer l'époque et l'esthétique des films de Godard avec le savoir-faire pasticheur qu'on lui connaît*, il met sa mise en scène au service de ce récit de disparition programmée. Ainsi l'une des premières scènes du film montre Godard, sa femme Anne (jouée par Stacy MARTIN que j'ai trouvé un peu monolithique) et un couple d'amis manger joyeusement dans un restaurant chinois dont le nom est "au pays du sourire". Plus tard dans le film, Anne et Godard croisent ce même couple avec lequel Godard s'est fâché (comme il s'applique à le faire avec tous ses amis) devant ce même restaurant. Après quelques mots de convenance teintés de compassion pour Anne, ils se séparent et c'est seulement alors que la caméra filme la devanture du restaurant et nous fait mesurer le gâchis humain qu'a provoqué l'attitude de Godard.
* Sa reconstitution de mai 68 est d'ailleurs bien meilleure que celle, figée et superficielle de Wes ANDERSON dans "The French Dispatch" (2020).
La dernière version (en date) du célèbre roman de Louisa May Alcott, déjà portée de multiples fois à l'écran est aussi l'une des plus réussies. Rien de révolutionnaire, la réalisatrice reste fidèle au roman d'origine y compris dans certaines de ses valeurs surannées dont on pourrait maintenant je pense se passer (les oeuvres de charité dévolues aux femmes par exemple, le sens du sacrifice utilisé comme moyen d'édification et la mort doloriste de Beth qui en résulte comme si cette pauvre fille n'avait de place qu'au cimetière. Mais c'est normal puisqu'elle incarne la sainteté qui n'est pas humaine). Néanmoins, il y a une belle vivacité dans le jeu des acteurs et des actrices qui secoue un peu l'aspect corseté de la société dans laquelle les personnages vivent. Le scénario qui fonctionne par flashbacks réagence intelligemment le roman de façon à éviter les redondances ou à créer un système d'échos entre le premier (l'adolescence) et le second volume du roman original ("le docteur March marie ses filles" alias trois mariages et un enterrement). Mais l'aspect que j'ai trouvé le plus intéressant c'est la mise en abyme du travail d'écrivain de Jo comme étant celui de l'auteure du roman qui n'a jamais caché que son héroïne était un double d'elle-même (et celle-ci devient également une projection de Greta GERWIG). Lorsque Jo est amenée à raconter sa véritable histoire plutôt que de s'évader dans des intrigues fantaisistes, elle se décrit comme une indécrottable célibataire qui refuse les propositions de mariage et souhaite rester vieille fille (ce qu'a été Louisa May Alcott). Mais son éditeur l'oblige à modifier la fin pour que le roman soit "bankable". Et Jo (et à travers elle Louisa et Greta) de souligner alors combien le mariage n'est qu'une opération financière et d'exiger logiquement en échange de cette concession l'intégralité des droits d'auteur (négociation qui a réellement eu lieu entre Louisa May Alcott et son éditeur). Jo reste donc célibataire comme l'aurait voulu son auteure et est même montrée comme légèrement queer avec ses faux airs de Virginia Woolf. Un petit coup de griffe bien senti, tout comme celui d'Amy à propos de ceux (et non de celles) qui jugent la qualité des oeuvres d'art et en écartent presque systématiquement celles qui sont réalisées par des femmes.
Un homme seul en proie à l'hostilité générale pendant les 3/4 du film. Une ambiance de plus en plus pesante au fur et à mesure que la distorsion entre la vérité des faits et le mensonge d'Etat (ou plus exactement le mensonge de l'armée couvert par l'Etat) devient plus manifeste. Des plans anxiogènes sur des rues ou des places désertes filmées en diagonale où l'on craint ce qui peut surgir depuis le fond du cadre. Des autodafés de livres, des vitres de magasins juifs brisées. L'enfermement, encore et toujours quand les fenêtres refusent obstinément de s'ouvrir et quand des policiers en civil guettent au pied de l'immeuble l'homme traqué qui se terre derrière elles. L'espace qui se réduit, le piège qui se referme. Bref, la signature de Roman POLANSKI est partout dans ce film remarquable qui est moins une reconstitution historique qu'un thriller d'espionnage centré sur un personnage clé mais méconnu de l'affaire Dreyfus: le lieutenant-colonel Picquart (Jean DUJARDIN qui habite à merveille le rôle ce qui ne m'a guère surpris). Le film raconte comment alors qu'il avait été promu chef du service de contre-espionnage son enquête impartiale et minutieuse lui permit de découvrir rapidement l'identité du vrai coupable. Mais elle conduisit fatalement à arracher le masque des cadres de l'armée qui sous une surface honorable se comportaient en mafiosi prêts à tout pour étouffer la vérité. Parce qu'il refusa de jouer leur jeu ou plutôt comme il le dit dans l'un des rares moments où il se laissa aller au rire grinçant, leur énorme farce, il dérangea et devint donc l'homme à abattre. Il finit d'ailleurs par partager le sort d'Alfred Dreyfus (Louis GARREL) lorsqu'il fut arrêté et incarcéré pour avoir fabriqué soi-disant une fausse preuve contre Esterhazy (qui était authentique) alors que le lieutenant-colonel Henry (Grégory GADEBOIS) en fabriquait lui une de toutes pièces pour accabler Dreyfus*. L'ironie suprême de l'histoire, c'est que le lieutenant-colonel Picquart, en homme de son temps croyait aux valeurs de l'armée et partageait donc leur antisémitisme lequel infusait d'ailleurs dans toute la société française et la majorité des médias. En revanche, il ne partageait pas leurs penchants pour les compromissions et c'est ce qui finit par le faire tomber dans le camp des dreyfusards, lesquels n'apparaissent que dans la dernière partie du film avec à leur tête Georges Clémenceau (alors directeur du journal "l'Aurore" dans lequel paraît la tribune "J'accuse") et Emile Zola, écrivain si assoiffé de justice et de vérité qu'il en fera les titres de deux de ses quatre évangiles ("Vérité" raconte d'ailleurs l'affaire Dreyfus de façon à peine voilée). Roman POLANSKI souligne particulièrement l'injustice faite à ces hommes avec les condamnations de Dreyfus, Picquart puis Zola, il montre également le lien entre le mensonge institutionnel et en toile de fond la pression populaire et médiatique même si c'est la solitude de l'homme présumé coupable qui domine le film.
* La distribution convoque pas moins de huit sociétaires de la Comédie française! Par ailleurs l'histoire de la vraie preuve que l'on fait passer pour fausse et des faux documents fabriqués pour être présentés comme de vraies preuves renvoient à la réflexion de George Orwell dans "1984", aux négationnistes, faussaires de l'histoire et aujourd'hui aux fake news et autres "faits alternatifs".
J'ai vu les 2 films consacrés à Saint-Laurent à leur sortie au cinéma et je les ai trouvés complémentaires. Le point fort du film de Bonello est assurément dans sa forme, éblouissante. C'est un véritable film d'esthète, délicat et raffiné comme l'était Saint-Laurent. L'art sous toutes ses formes est omniprésent des figures d'identification comme Marcel Proust et Maria Calas aux peintres qui l'inspirèrent d'une manière ou d'une autre (Warhol, Mondrian, Matisse...) sans oublier le cinéma de "Madame De..." aux "Damnés" de Visconti dont l'un des principaux acteurs, Helmut Berger joue YSL vieux. Bonello fait preuve d'inventivité dans sa mise en scène pour relier la culture de Saint Laurent à sa création. L'exemple le plus évident est le défilé des ballets russes de 1976 où l'écran est découpé comme une toile de Mondrian, rappelant ainsi la collection qui lança sa carrière dans les années 60.
Le film de Bonello insiste également beaucoup sur le comportement autodestructeur de Saint-Laurent, son addiction à la drogue, à l'alcool et aux pratiques sexuelles à risque. Il met particulièrement bien en lumière le sulfureux personnage de dandy décadent Jacques de Bascher (joué par Louis Garrel) qui comme Klaus Nomi et tant d'autres fut balayé par l'épidémie de sida. Néanmoins comme le dit YSL âgé, chaque fois qu'il est tombé dans les escaliers, il a réussi à se relever. C'est la force d'YSL qui est une sorte de phénix qui renaît toujours de ses cendres. Sa fragilité et son incapacité à s'adapter au monde réel sont équilibrées par sa créativité et sa capacité à rebondir.
Le film de Bonello n'est cependant pas exempt de défauts. Il est très long et décousu ce qui est un comble pour un biopic consacré à un grand couturier. Il est parfois répétitif et trop clipesque. Il est plein comme un œuf de détails et de personnages survolés (la mère par exemple jouée par Valérie Donzelli puis Dominique SANDA ne fait que passer, les égéries sont peu mises en valeur sans parler des employés de sa maison de couture qui sont interchangeables). Le plus gros raté provient de l'incapacité de Bonello à traiter la relation avec Bergé alors que c'était le point fort du film de Lespert. De façon plus générale, le film manque d'incarnation humaine et se rapproche de l'art pour l'art avec une fascination complaisante pour le vice et la décadence (une obsession de ce réalisateur) ce qui met trop à distance le spectateur.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.