Deuxième film de Michel BLANC réalisé dix ans après "Marche a l'ombre" (1984), "Grosse fatigue" est le miroir d'un acteur qui a cassé son image après "Tenue de soiree" (1986) qui lui a valu le prix d'interprétation masculine au festival de Cannes. Exit les avatars de Jean-Claude Dusse? Pas tout à fait. Car dans "Grosse fatigue", le Michel BLANC devenu respectable aux yeux de l'intelligentsia s'invente un sosie de loser obsédé (bref une version sombre de Jean-Claude Dusse) bien décidé à tout faire pour prendre sa place. Comme si cette place, il n'y avait pas droit. Même si "Grosse fatigue" reste une comédie où on rit beaucoup des quiproquos liés à la confusion entre Michel et Patrick, ce dédoublement ouvre de vertigineux questionnements existentiels liés au syndrome de l'imposteur en plus d'être une mise en abyme du cinéma français (qui traversait une mauvaise passe). Celui de Michel BLANC mais aussi celui de Bertrand BLIER qui lui a suggéré l'idée du film (qui s'inspire par ailleurs d'une mésaventure authentique arrivée à Gerard JUGNOT) et imprime sa marque dessus. Quoi de plus normal pour le réalisateur à l'origine de la mue de Michel BLANC, symbolisée par la disparition de sa moustache à la fin de "Tenue de soiree" (1986)? Pas étonnant que la bande du Splendid, convoquée au complet ne parvienne pas à le reconnaître dans "Grosse fatigue" (1994). Et que sa partenaire dans le film soit Carole BOUQUET. Car sur "Grosse fatigue" plane l'ombre de "Trop belle pour toi" (1989). Qu'est-ce que j'ai de moins que Josiane BALASKO finit-elle par dire en substance, comme si le questionnement du film de Bertrand BLIER se prolongeait dans celui de Michel BLANC. Michel et Carole y sont en effet poursuivis par leur image, celle du "casse-couille" et celle de la femme "froide". Une froideur déconstruite par Michel BLANC qu'elle couve avec des accents qui rappellent de manière troublante Therese LIOTARD dans "Viens chez moi, j'habite chez une copine". (1980) A moins que Michel ne soit Patrick qui préfère les femmes avec un T-shirt Mickey à celles en tailleur Chanel?
Charlotte GAINSBOURG s'est souvenue que sa mère, Jane BIRKIN avait fait l'objet d'un documentaire de Agnes VARDA en forme de portrait-miroir, "Jane B. par Agnes V." (1985). De toutes façons, comment aurait-elle pu l'oublier puisqu'elle y apparaissait, alors adolescente, tout comme dans le film suivant de la réalisatrice scénarisé par sa mère "Kung-Fu Master" (1987). Pourtant lorsque Jane BIRKIN évoque le souvenir de la réalisatrice disparue en 2019 devant la caméra de sa fille, c'est pour souligner ce qui était un pilier du cinéma de Agnes VARDA: "Capturer l'instant". C'est pourquoi le film de la réalisatrice auquel on pense le plus en regardant "Jane by Charlotte" est "Jacquot de Nantes" (1991). Car faut-il le rappeler, celui-ci contient une partie documentaire dédiée aux derniers mois de vie de Jacques DEMY, mort en 1990 avant la sortie du film. Les derniers plans tout particulièrement y font penser avec le bord de mer et l'enlacement final de la mère et de la fille "avant que la mort nous sépare". Dans "Jacquot de Nantes" (1991), c'était une peinture de Jacques DEMY que Agnes VARDA filmait longuement: celle d'un couple nu, entrelacé et étendu sur la plage, un couple sur le point d'être séparé à jamais. "Jane by Charlotte" est donc un film testamentaire et quelque peu crépusculaire réalisé deux ans avant le décès de la chanteuse et actrice britannique. Les fantômes y rôdent du début à la fin: celui de Serge GAINSBOURG à travers la visite de la maison de la rue de Verneuil sur le point d'ouvrir au public mais aussi celui de Kate BARRY, la fille aînée de Jane défenestrée en 2013 et dont l'image réapparaît sous les traits d'une petite fille pleine de vie "capturée" en super-8. Et la fragilité de Jane BIRKIN est pudiquement abordée à travers l'évocation d'une maladie que l'on devine être la rechute d'une leucémie qui l'a rendue vulnérable au covid (qu'elle a attrapé six fois!). Peu après le tournage du film, elle était victime de son premier AVC. La vieillesse mais aussi les addictions (aux somnifères, à l'alcool) surgissent au tournant d'une conversation entre mère et fille, la deuxième voulant faire le portrait de sa mère tout en se préparant à l'inéluctable. Un trait de caractère commun à Jane et à Charlotte apparaît d'ailleurs en filigrane, la difficulté à accepter le passage du temps. Dans le documentaire de Agnes VARDA, on repérait une obsession morbide de Jane BIRKIN pour la taxidermie (comme dans "Psychose") (1960) et pour les vases remplis de fleurs en décomposition avancée. Dans "Jane by Charlotte", ce sont les boîtes de conserve laissées rue de Verneuil après la mort de Serge GAINSBOURG qui ont été laissé en l'état. Et Charlotte de s'étonner qu'au bout d'un certain nombre d'années, celles-ci explosent. Faut-il alors s'étonner que la maison de la rue de Verneuil soit devenue un musée?
Pour contrebalancer l'atmosphère parfois lourde de son film, Charlotte GAINSBOURG filme le plus souvent possible sa plus jeune fille, Joe, alors âgée d'une dizaine d'années qui apporte évidemment de la joie et de la lumière ainsi que Dolly, le bouledogue "so british" de Jane BIRKIN et ses bébés.
"L'Effrontée" est l'un des films importants de ma propre adolescence et que je n'avais jamais revu à l'âge adulte. Entretemps j'ai découvert les autres films de Claude MILLER et notamment celui qui est devenu mon préféré, "La Meilleure façon de marcher" (1976). Néanmoins, "L'Effrontée" tient encore aujourd'hui remarquablement la route, notamment grâce à la prestation à fleur de peau de la toute jeune (alors) Charlotte GAINSBOURG. Je n'ai pas vu souvent au cinéma une adolescente mal dans sa peau aussi criante de vérité, que ce soit dans ses postures corporelles pleine de gaucherie ou dans ses comportements oscillant entre inhibition et rébellion. Depuis que les témoignages de femmes ont afflué (Vanessa Springora, Flavie Flament, Jennifer Fox, Judith Godrèche etc.) on a réalisé combien les filles de 13 et 14 ans, âge particulièrement délicat sont des proies faciles pour les prédateurs et le film de Claude MILLER n'élude pas la question. Le personnage de Charlotte est écrit avec beaucoup de finesse, que ce soit les difficultés relationnelles avec son entourage (son père, son frère, sa nounou, la petite Lulu), son sentiment de vide existentiel (symbolisé par la scène de la piscine) ou sa quête d'identité qui lui fait rejeter son milieu modeste au profit de celui de Clara Bauman, la petite pianiste prodige au mode de vie clinquant qui la fait rêver. Quête illusoire qui la fait prendre des risques inconsidérés puisque c'est pour approcher Clara qu'elle se met à fréquenter Jean (Jean-Philippe ECOFFEY), un ouvrier plus âgé qu'elle et dont le comportement ne laisse guère de doutes sur ce qu'il recherche. L'inexpérimentée Charlotte n'est pas insensible à son intérêt pour elle mais elle ne voit évidemment pas venir le danger, contrairement au spectateur adulte. Le personnage n'est pas sans rappeler celui de Patrick BOUCHITEY dans "La Meilleure facon de marcher" (1976): quête identitaire (et sexuelle), manque de confiance en soi, attraction pour un double envié en apparence plus sûr de lui et jusqu'au costume de scène enfilé par l'un et par l'autre, une robe rouge. Outre Charlotte, deux autres personnages sont assez inoubliables: la collante mais adorable Lulu (est-ce une coïncidence si elle porte un surnom aussi important pour la famille Gainsbourg?) et Leone qui m'a fait découvrir Bernadette LAFONT. Pour moi elle est à jamais associée à ce rôle et à ce film.
"Lemming" a beaucoup de points communs avec "Harry un ami qui vous veut du bien" (2000), le film qui révéla Dominik MOLL qui est l'un des rares cinéastes français à s'aventurer avec bonheur dans le genre du thriller psychologique aux frontières du fantastique. Outre la présence de Laurent LUCAS dans le rôle principal d'Alain Getty, un "mari modèle" subissant le violent retour du refoulé de son inconscient, il brasse en effet quasiment les mêmes références: une grosse pincée de Alfred HITCHCOCK (une attaque de lemmings qui fait penser à celle de "Les Oiseaux" (1962) , un oeil-caméra voyeur qui fait un clin d'oeil à Harry et à Norman Bates), un nuage de David LYNCH (l'extérieur de la maison* de "Lost Highway" (1996), le conduit de "Blue Velvet" (1986) reliant la surface et les profondeurs), un soupçon de Stanley KUBRICK (l'odyssée de Alain Getty en eaux troubles s'apparente à celle du personnage de Tom CRUISE dans "Eyes wide shut" (1999), les toilettes et la salle de bains nid de fantasmes à "Shining") (1980)). Et pour remplacer la "bête de sexe" semeuse de mort Sergi LÓPEZ, Dominik MOLL nous sert une Charlotte RAMPLING grandiose dans le rôle de la croqueuse d'hommes à face de spectre venant jeter le trouble dans la vie bien rangée du couple formé par Alain et Bénédicte. Un prénom qui sent la religiosité confite à plein nez alors que leur libido refoulée s'appelle comme par hasard Alice qui commence par envoyer à la figure de son mari (André DUSSOLLIER) un verre de "Saint-Joseph" (^^) à la figure lors d'un dîner d'anthologie à la Claude CHABROL avant de s'offrir à Alain en lui susurrant qu'il peut "tout lui faire". La métaphore du petit rongeur venu du froid bouchant la tuyauterie prend tout son sens.
Hélas, "Lemming" contrairement à "Harry un ami qui vous veut du bien" (2000) ne parvient pas à remplir toutes ses promesses. Après un début en fanfare, le film s'avère moins convaincant dans sa deuxième partie. En effet Alice disparaît trop tôt physiquement et Charlotte GAINSBOURG qui incarne Bénédicte ne parvient pas tout à fait à nous faire croire qu'elle est "possédée" par son fantôme, même s'il s'agit vraisemblablement des hallucinations et fantasmes de son mari. Il en va de même pour André DUSSOLLIER dont le personnage est dépourvu de ce grain de folie qui donne tout son sel à celui de son épouse. On ressent alors un flottement allant croissant, la scène de fin parachevant cette déception en donnant une explication rationnelle à tout ce que l'on vient de voir alors que le mot d'ordre est "retour à la normale".
* Etant originaire de Toulouse, j'ai deviné que la maison se situe dans un quartier de la ville et non en banlieue, plus précisément sur les hauteurs de la colline de Pech David qui offre une vue imprenable sur le reste de la ville et que l'on peut survoler aujourd'hui en Téléo (téléphérique faisant partie de l'offre de transport en commun de Toulouse).
Mikhaël Hers aime les parcs et les panoramas depuis des points de vue en hauteur (colline, balcon). Il aime Paris de façon paradoxale. Ses films sont à la fois très ancrés géographiquement et en même temps très éthérés car rétrospectifs. Il aime en effet les variations de lumière, les atmosphères ouatées et les filtres nostalgiques et oniriques: la voix off, le journal, les confessions radiophoniques au milieu de la nuit, les images d'archive au format carré et au grain délavé. Enfin il aime Eric Rohmer et lui rend un hommage particulièrement appuyé dans cet opus qui se situe temporellement entre les deux élections de François Mitterrand (1981 à 1988). Il y a d'abord la présence discrète mais significative de Didier Sandre (dont c'est la troisième collaboration avec Mikhaël Hers) dans le rôle du grand-père, manière de s'inscrire délicatement dans la filiation du cinéaste (Didier Sandre avait joué dans "Conte d'Automne"). Et surtout il y a l'extrait de "Les Nuits de la pleine lune" que les enfants d'Elisabeth (Charlotte Gainsbourg) regardent à la sauvette en compagnie de Talulah (Noée Abita), une jeune SDF recueillie par leur mère. Plus tard un autre extrait de film avec Pascale Ogier et sa mère Bulle dans "Le Pont du Nord" de Jacques Rivette établit une parenté implicite entre cette dernière et Talulah qui a quasiment le même âge et est toxicomane. Eric Rohmer s'intéressait dans les années 80 à l'architecture des villes nouvelles. Mikhaël Hers ancre son film dans le quartier Beaugrenelle du quinzième arrondissement, ses hautes tours, son front de seine et sa grande bibliothèque en parvenant à donner à ces lieux (que personnellement pour les avoir visités je trouve dystopiques même s'ils sont prisés de la bourgeoisie) un caractère poétique. Un caractère intimiste aussi: on se sent dans un cocon dans l'appartement de Charlotte Gainsbourg situé en haut d'une tour avec ses vastes baies vitrées. Il est également très agréable d'écouter sa voix à la radio en tant que suppléante de Vanda, la productrice et présentatrice de l'émission (Emmanuelle Béart) à une époque où ce média s'émancipait (comme Elisabeth, ex-femme au foyer que son divorce oblige à se réinventer) et je trouve d'ailleurs dommage que cet aspect "C'est beau une ville la nuit" au féminin n'ait pas davantage été développé tant il est hypnotique.
La deuxième saison de la série "En Thérapie" qui avait créé l'événement l'année dernière et que je viens de terminer en seulement cinq jours est une éclatante réussite. Elle est même supérieure à la première saison qui était déjà d'un niveau remarquable mais qui présentait quelques défauts qui ont disparu de cette nouvelle saison. Je pense en particulier à l'intérêt très inégal des différents patients que recevait le docteur Dayan. Le succès de la première saison a sans doute libéré le champ des possibilités d'enquête intérieure (car qu'est ce que l'analyse sinon une enquête sur soi afin que l'éclairage des zones d'ombre de sa personnalité et de son histoire vienne apaiser les souffrances, rendre compréhensible ses actes et son cheminement et ainsi permette de vivre plus en harmonie avec soi, les siens et le monde) car les scénaristes du tandem Philippe TOLEDANO et Olivier NAKACHE osent aller beaucoup plus loin et affronter le tabou de la mort ainsi que s'approcher au plus près de la véracité d'un travail analytique (actes et paroles manquées, interprétation des rêves etc.). L'intervention du psychiatre et psychanalyste Serge Hefez dans l'écriture du scénario se ressent. Exit donc les affaires de coeur et autres dissensions de couple qui polluaient la première saison à la manière d'une rengaine sentimentale un peu éculée. Le penchant du docteur Dayan (Frédéric PIERROT, extraordinaire dans sa capacité à exprimer par le moindre de ses regards, de ses expressions, par les postures de son corps tous les états d'âme de son personnage) à sortir de son rôle pour jouer les sauveurs et sa profonde culpabilité liée au fait de ne pas y parvenir sont ici profondément questionnés:
- Au travers des fantômes de la saison 1 (dont les événements sont situés cinq ans avant la saison 2 qui s'ouvre au sortir du premier confinement de l'ère covid) qui reviennent le hanter, la mort de Adel Chibane (Reda KATEB) s'étant muée en procédure judiciaire aboutissant sur un procès dans lequel intervient Esther (Carole BOUQUET), l'ancienne superviseuse de Philippe.
- Au travers de sa propre enfance et adolescence qu'il affronte avec l'aide d'une nouvelle superviseuse qui devient au fil du temps une égale et presque un miroir de lui-même, forte et fragile à la fois, remarquablement interprétée par Charlotte GAINSBOURG (qui avait déjà joué sous la direction de Philippe TOLEDANO et Olivier NAKACHE dans "Samba") (2014). Le titre de son livre est programmatique du sens de la série comme de ce qu'elle apporte à Dayan: "la psychanalyse réenchantée".
- Au travers de ses nouveaux patients qui sont tous à un titre ou à un autre en danger de mort (physique, symbolique, filiale ou sociale): l'avortement, le suicide, le cancer, le cyberharcèlement, la dénutrition poussent le docteur Dayan dans ses retranchements tandis que les acteurs qui les interprètent, tous brillants, offrent des compositions subtiles et complexes. On mesure une fois de plus le talent de Eric TOLEDANO et Olivier NAKACHE à faire travailler harmonieusement des gens d'horizons très différents voire opposés et à sortir le meilleur d'eux-mêmes que ce soit au niveau des différents réalisateurs des épisodes (Agnès JAOUI qui a également un petit rôle dans la série, Arnaud DESPLECHIN dont je me suis rappelé qu'il avait déjà abordé la psychanalyse dans "Jimmy P. (Psychothérapie d un Indien des Plaines)" (2013), Emmanuelle BERCOT, Emmanuel FINKIEL) ou bien au niveau des acteurs (Eye HAÏDARA qu'ils avaient d'ailleurs révélé dans "Le Sens de la fête" (2016), le jeune Aliocha Delmotte dont le rôle est autrement plus intéressant et touchant que celui de ses parents dans la saison 1, Suzanne LINDON, fille de qui affirme une présence forte bien à elle et enfin le grand Jacques WEBER que l'on est plus habitué à voir au théâtre et dont l'intensité des échanges, non-verbaux surtout avec Frédéric PIERROT atteint des sommets).
Bien qu'il ne soit pas complètement réussi, "Jacky et le royaume des filles" est un film original, un conte philosophique subversif qui interroge les stéréotypes et inégalités de genre ainsi que le poids de l'institution familiale dans les dictatures phallocrates en renversant les rôles pour en faire une dictature gynocratique tout aussi abjecte et ainsi faire réfléchir. C'est comme si "1984" de George Orwell (référence avouée et novlangue incluse féminisant les mots liés au pouvoir qu'ils soit économiques comme "argenterie" ou idéologiques comme "blasphèmerie" ou "voilerie" et masculinisant au contraire les mots dévalorisants tels que "culottin" ou "merdin") rencontrait le conte de "Cendrillon" des frères Grimm et la femme-soldat de "Lady Oscar" de Jacques Demy (son pendant masculin étant l'homme enceint de "L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune"). On peut également citer "Les résultats du féminisme" de Alice Guy avec des femmes dans les rôles sociaux masculins (incluant l'initiative dans la séduction et la domination dans les rapports sexuels) et les hommes dans ceux attribués au féminin du début du XX° (ménage, garde d'enfants, couture etc.) ainsi que "Le Dictateur" de Charles Chaplin (la parenté visuelle saute aux yeux bien que la dystopie de "Jacky au royaume des filles" s'inspire aussi à la fois du stalinisme et de l'islamisme) et même "Tout ce que vous avez voulu savoir sur le sexe sans jamais avoir osé le demander" de Woody Allen (aux femmes réduites à des ventres ou des objets de plaisir dans les films au discours misogyne succède ici l'image de milliers de prétendants enveloppés de blanc de la tête aux pieds ce qui les fait ressembler à des spermatozoïdes avec en plus un "laisson" autour du cou en guise de collier/bague de fiançailles.) J'y ajouterais un zeste de "Soleil Vert" avec le monopole de la production d'une nourriture infâme/informe par l'Etat à l'aide d'une centrifugeuse géante aux allures de tour centrale de "Metropolis" qui permet aux élites de contrôler les "gueusards" (les exécutions à la TV tenant lieu de jeux du cirque et le culte au poney, pardon au "chevalin", de religion). Avec une telle cohérence dans la conception de cette "République démocratique et populaire" qui emprunte aussi un peu de sa culture à l'Inde (les animaux sacrés, la médaille creuse pour les célibataires et pleine pour les hommes mariés voire la voilerie qui mélange le tchador et la draperie des moines bouddhistes), beaucoup de bonnes idées notamment dans le domaine visuel et un excellent casting (à commencer par Anémone dans le rôle de la générale impitoyable et de Charlotte Gainsbourg dans le rôle de son héritière qui fait office de prince charmant), il est dommage que la mise en scène du film soit si classique et le ton, si bon enfant comme si tout cela n'était finalement qu'un grand carnaval. Il faut dire que le renversement des rôles produit un résultats troublant voire dérangeant. De la ressemblance des femmes avec leurs homologues masculins lorsqu'elles disparaissent sous l'uniforme et les armes pour détruire autrui jusqu'à la culture du viol dans lequel cet autrui est utilisé comme un objet de plaisir, cette dictature-là apparaît terriblement crédible et montre crûment l'humain dans ce qu'il a de plus laid lorsqu'il devient un prédateur et ce quel que soit son sexe. Peut-être ne fallait-il pas creuser plus loin pour que le miroir ne devienne pas tout bonnement insupportable...
Je n'ai vu à ce jour que deux films de Lars von TRIER ("Breaking the Waves" (1996) et "Mélancholia") et j'ai été frappée par leur trame similaire. Les deux films sont centrés sur une jeune femme que sa rupture sociale reconnecte à la nature. Elle devient alors surpuissante, provoquant miracles ou cataclysmes tout en s'autodétruisant. D'une certaine manière, Lars von TRIER fait revivre la figure tant redoutée de la sorcière, cette femme dont le savoir empirique fut éradiqué par la rationalité triomphante et si masculine de l'Humanisme du XVI° siècle (car contrairement aux idées reçues, les sorcières furent brûlées à la Renaissance et non au Moyen-Age). Cependant, la rationalité scientifique incarnée par John (Kiefer SUTHERLAND) ne peut rien contre la sombre dépression de Justine (Kirsten DUNST) qui semble attirer Melancholia comme un aimant. De même que toute sa fortune échoue lamentablement à réussir le mariage de celle-ci ou à la rendre heureuse. Le film qui comporte deux parties (comme il comporte deux planètes et deux soeurs) montre dans un premier temps l'échec de John en tant que patriarche à prendre le contrôle des femmes de sa belle-famille au travers du naufrage d'une cérémonie de mariage pourrie de l'intérieur. Puis la deuxième partie narre son échec en tant que scientifique à prendre le contrôle de la trajectoire de la planète Melancholia. Avec sa disparition, c'est tout un ordre du monde qui s'écroule. Ne restent plus que des femmes, des jouets d'enfant, une cabane faite de quelques branches, outils qui face à l'inéluctable apocalypse sont ramenés au même niveau que le télescope sophistiqué et l'immense et luxueux domaine tiré à quatre épingles de John et Claire (Charlotte GAINSBOURG) qui fait un peu penser par sa géométrie aux jardins du château de "L Année dernière à Marienbad" (1961). Le génie propre de Lars von TRIER réside dans ce travail mettant en relation les échelles macro et micro cosmiques, la société humaine et ce qui la dépasse (mais dont elle dépend). Dans "Melancholia" à défaut de créer l'éco-anxiété, il a créé la "cosmo-anxiété" au travers du personnage de Claire qui contrairement à Justine souhaite continuer à vivre notamment pour son fils. Enfin "Melancholia" se caractéristique par sa majestueuse beauté. Construit comme un opéra avec une introduction résumant le film et deux parties, il est baigné par la musique de "Tristan et Isolde" de Wagner et des images oniriques très picturales dont celle de son affiche qui représente Justine qui telle Ophélie flotte dans une rivière-tombeau baignée de fleurs ou bien tente en vain de s'arracher à des branches griffues qui l'empêchent d'avancer. Sous la surface de la pelouse et des arbres bien taillés grouille un psychisme humain insaisissable et potentiellement terrifiant.
"I'm Not There" est un bel objet arty ultra sophistiqué pensé par et pour les happy few qui se gargariseront avec les multiples références parsemées tout au long du film. Les autres soit l'immense majorité risqueront de rester à quai pour reprendre l'une des métaphores du film qui voit deux des avatars de Bob Dylan sauter à bord d'un wagon de marchandises. Par peur sans doute de tomber dans la soupe des innombrables biopics académiques reconstituant la vie et l'œuvre d'un artiste, Todd Haynes a choisi une démarche inverse radicale, celle d'éclater le récit en plusieurs fragments façon puzzle, chacun étant interprété par un interprète différent dans un style différent. Pour corser le tout et perdre un peu plus le néophyte, les séquences s'enchaînent sans lien entre elles comme on saute du coq à l'âne et aucun personnage ne se nomme Bob Dylan, son nom ne sera d'ailleurs jamais prononcé durant le film. Le problème est que le titre qui fait référence au caractère insaisissable de l'artiste aux multiples vies et identités EST une réalité. Il n'est tout simplement pas là, faute d'incarnation. Ce que l'on voit, ce sont des images au sens de représentations totémiques qui ne sont jamais ramenées à une simple dimension humaine. Poésie et intellectualisme ne font pas bon ménage. La première suscite l'émotion, le second tient à distance. Un peu plus de modestie aurait été de rigueur d'autant que Bob Dylan n'est pas le seul artiste génial sur terre. Quant à ses engagements, ils sont réduits à quelques images-signes en toile de fond qui contrastent cruellement avec l'univers showbiz-paillettes qui est lui surdéveloppé, de même que ses histoires de cœur tout aussi "poseuses" dont on a que faire: le segment avec Charlotte Gainsbourg mélangé à des images de guerre du Vietnam est particulièrement ridicule et c'est bien dommage car le talent de Heath Ledger tourne à vide. Celui avec Cate Blanchett qui offre la prestation la plus mimétique est cependant un monument de vanité narcissique et singe de façon fatigante le "Huit et demi" (1963) de Federico Fellini. Les autres segments sont parfaitement inutiles, notamment celui avec Ben Whishaw dont les propos abscons ne sont là que pour surligner lourdement le symbole rimbaldien du "je est un autre". Reste le plaisir d'entendre les chansons et les textes de Bob Dylan mais cela peut se faire aisément dans un autre cadre que celui-ci d'autant que en dehors du réseau des initiés, il est plus du genre à provoquer ennui voire rejet du bonhomme, assimilé à un personnage détestable infatué de lui-même.
Eric TOLEDANO et Olivier NAKACHE aiment mettre des coups de projecteur sur les passerelles qui font communiquer des mondes a priori étanches les uns aux autres mais qui partagent une expérience commune de l'exclusion.
"Samba", réalisé trois ans après "Intouchables" (2011) n'est pas aussi immédiatement séduisant mais ce qu'il perd en efficacité, il le gagne en subtilités et en nuances. Le plan séquence remarquable d'ouverture a une valeur programmatique. Il part d'une soirée mondaine pour nous entraîner ensuite jusqu'au coin le plus reculé des coulisses, c'est à dire à la plonge où officie Samba (Omar SY) un sénégalais en situation irrégulière vivant en France depuis dix ans grâce à de petits boulots et à l'aide de son oncle*. On ne peut mieux dire cinématographiquement à quel point la société française a besoin pour fonctionner de ces travailleurs de l'ombre auxquels elle n'accorde pourtant pas de place. C'est pourquoi Samba survit dans les interstices et doit toujours se cacher, fuir et mentir sur son identité à l'aide de "papiers d'emprunt" au point de ne plus savoir qui il est. Ce manque de repères est également moral. Samba n'est pas un modèle de droiture. Le personnage de Jonas (Issaka SAWADOGO) sert à révéler la part sombre de lui-même. Sa part lumineuse est incarnée quant à elle par le joyeux "Wilson" (Tahar RAHIM) qui a compris que pour mieux se faire accepter il valait mieux se faire passer pour brésilien plutôt qu'algérien (un appariement récurrent dans le cinéma français, dans "Le Nom des gens" (2010), l'héroïne passait son temps à répéter que son prénom Bahia n'était pas brésilien mais algérien).
Au cours de l'un de ses moments de galère, Samba rencontre Alice (Charlotte GAINSBOURG) au sein d'une association qui vient en aide aux sans-papiers. Elle ne s'appelle peut-être pas ainsi par hasard étant donné que Alice est quand même un prénom que l'on associe à la traversée du miroir (pas vraiment de pays des merveilles ici ^^). Alice dont l'apparence et le comportement trahissent son appartenance à la bourgeoisie est complètement incongrue dans cet endroit. Elle est même tellement perdue qu'elle fait tout de travers. En résumé, elle aussi a un gros problème de place et d'identité. Samba comprend tout de suite qu'il a affaire à quelqu'un de "spécial" c'est à dire qui sort de la norme. Au cours d'un échange intimiste en pleine nuit dans une station-service qui fait penser à une séquence similaire de "Intouchables" (2011) elle lui confie qu'elle est en congé maladie depuis qu'elle a agressé un collègue dans l'entreprise où elle travaillait en tant que DRH après des années sous tension et que depuis elle ne parvient plus à reprendre pied. Mise sur la touche, elle tente de reprendre le contrôle de sa vie à travers des activités très simples et très concrètes. Son personnage à fleur de peau semble rencontrer des problèmes dérisoires comparés à ceux de Samba mais il n'y a aucun problème dérisoire à partir du moment où ils vous rongent de l'intérieur. Le burn-out est une pathologie de nos sociétés modernes productivistes qui touche particulièrement ceux qui ont des postes à responsabilité. C'est ainsi qu'en mettant face à face les deux extrémités du spectre d'un monde du travail malade, les réalisateurs font ressortir les similitudes de Samba et d'Alice, en particulier leur solitude et leur mal-être que seul leur rapprochement peut soulager.
* On reconnaît la trame de leur film suivant, "Le Sens de la fête" (2016)
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.