Si les USA ont a leur actif plusieurs grands films d'hôpital psychiatrique (dont le plus connu est "Vol au-dessus d un nid de coucou") (1975) ce n'est pas un sujet qui semble passionner les cinéastes français. Il existe cependant ce très beau film aussi poétique que désespéré qui réunit deux talents: Jean-Pierre MOCKY qui avait alors trente ans et Georges FRANJU dont c'était le premier long-métrage de fiction. Le projet d'adapter au cinéma le roman de Hervé Bazin (qui avait été lui-même interné sur demande de sa famille) revient à Mocky mais les producteurs de l'époque, le jugeant trop jeune lui demandèrent de faire appel à un réalisateur confirmé. "La Tête contre les murs" doit beaucoup esthétiquement à Georges FRANJU qui en fait un brouillon de son futur chef d'oeuvre "Les Yeux sans visage" (1960). Outre le casting (Pierre BRASSEUR déjà dans un rôle de médecin, Edith SCOB dans un petit rôle mettant en valeur sa fragilité), on retrouve cet étonnant mélange de réalisme clinique venu du documentaire et d'onirisme flirtant avec le fantastique notamment dans les scènes nocturnes. Comme dans "Les Yeux sans visage" (1960), l'oppression exercée par les autorités médicales se traduit visuellement par des animaux en cage avec une grande volière remplie d'oiseaux. Mais le film doit tout autant à Jean-Pierre MOCKY. Un Mocky jeune aussi beau que mélancolique, pas encore provocateur mais déjà révolté, écorché vif. François Gerane, son personnage est passionnément épris de liberté mais il est fragile et idéaliste si bien que chaque tentative d'évasion se termine par un retour à la case départ. C'est que son père (Jean GALLAND) et le médecin "traitant", le Dr. Varmont (Pierre BRASSEUR) veillent, ce dernier se vantant du fait que personne ne puisse lui échapper. La discussion qu'il entretient avec son confrère, le Dr. Emery (Paul MEURISSE) dégage deux conceptions du traitement à réserver aux internés, débat que l'on retrouve aussi dans le cas des personnes incarcérées et de façon générale, dans celui de tous les inadaptés sociaux. Le Dr. Varmont pense avant tout à empêcher ses malades de nuire pour protéger la société alors que le Dr. Emery croit leur réinsertion possible. Mais l'humanisme du Dr. Emery semble inaccessible à la plupart des malades. Mocky a confié à Charles AZNAVOUR un rôle marquant, celui de l'épileptique et mélancolique Heurtevent (quel beau nom!) qui lorsqu'il comprend qu'il ne pourra jamais faire partie des patients du Dr. Emery ne parvient à s'échapper que dans la mort.
Je vais tout de suite parler du principal problème que pose aujourd'hui "Judex": son scénario "abracadabrantesque". Nous ne sommes plus habitués aux romans feuilleton qui faisaient les choux gras de la presse au XIX° siècle et qui pour tenir en haleine le public ne lésinaient pas sur les péripéties sensationnelles, les rebondissements, un suspense haletant et les grands sentiments pour donner envie de lire l'épisode suivant. "Le Comte de Monte-Cristo" qui est pourtant devenu un classique use des mêmes ficelles que "Judex". La trame de base est celle d'une vengeance ou plutôt d'une "justice personnelle" où le héros doté de pouvoirs quasi surnaturels devient un deus ex machina qui peut manipuler ses ennemis grâce à ses super déguisements, les séquestrer et même les faire passer pour mort. Il y a toujours un moment également où pour donner du piment à l'histoire, le (super)héros ou bien l'un de ses proches tombe amoureux de la fille de l'ennemi, une blanche colombe par opposition au "vilain" qu'il combat. Si le "vilain" est une "vilaine" elle portera alors un masque et des collants noirs, diablesse certes mais terriblement sexy!
Tout cela pour dire que "Judex" qui date de 1963 est un formidable film-passeur qui fait le lien entre la culture populaire écrite puis cinématographiée des origines et celle d'aujourd'hui. "Judex" est en effet un hommage aux serial de Louis FEUILLADE, l'un des pionniers du cinéma muet qui a adapté pour le septième art au début du XX° siècle le concept du roman feuilleton qui paraissait dans la presse. Parmi ses sérials les plus célèbres, Fantômas, "Les Vampires" (1915) et Judex dont le film homonyme de Georges FRANJU est le remake. Si l'intrigue est rocambolesque c'est à dire invraisemblable avec des personnages archétypaux (parfois très mal interprétés) qui semblent surgir de nulle part et agir selon des motifs pas toujours clairs, la poésie visuelle du film est tellement fulgurante qu'elle a eu des répercussions dans le cinéma contemporain. La filiation entre les héros masqués et capés des serial et les super-héros des comics saute aux yeux et si Judex peut préfigurer Batman, il est encore plus évident que MUSIDORA et son avatar chez Franju, Diana Monti interprétée par Francine BERGÉ est l'ancêtre de Catwoman. D'autre part la séquence anthologique du bal costumé avec des masques en forme de têtes d'oiseaux a inspiré à la fois Stanley KUBRICK pour son dernier film "Eyes wide shut" (1999) et la costumière de "Au revoir là-haut" (2016) de Albert DUPONTEL.
Film culte, Les Yeux sans visage est un ovni du cinéma français qui s'est peu aventuré dans les domaines du fantastique et de l'horreur. La clé du cinéma de Franju est l’insolite, l’étrangeté où le quotidien, le familier devient inquiétant. C'est pourquoi Les Yeux sans visage qui se présente comme une enquête policière réaliste finit par basculer dans une autre dimension, onirique voire cauchemardesque. Franju est en effet proche de Cocteau et de Luis Bunuel. C'est pourquoi son fantastique se teinte d'une dimension poétique et surréaliste qui se mélange avec une forte influence de l'expressionnisme allemand. Le masque est récurrent dans son œuvre des Yeux sans visage à Judex (1963) en passant par le documentaire Hôtel des Invalides (1951). Avec cette question : qu’y a-t-il derrière ? Franju est passionné par les films de Louis Feuillade, le créateur de Fantômas. Le masque agit comme une seconde peau. Autre thème de prédilection : l’obsession pour les animaux. Les colombes présentes dans Les Yeux sans visage se retrouvent également dans Judex et La tête contre les murs (1958). Même chose pour les chiens. Le contraste entre la pureté et la violence est ainsi un thème récurrent de son oeuvre. La grâce est incarnée par son égérie Edith Scob. Elle irradie d'une sorte d'innocence au milieu de gens inquiétants voire fous. Les expériences scientifiques du professeur Génessier mi- docteur Frankenstein mi-tueur en série dans Les Yeux sans visage évoquent celles du docteur Mengele à Auschwitz. Edith Scob est par ailleurs un personnage éthéré qui glisse progressivement de la raison à la folie. L'héritage des Yeux sans visage est particulièrement riche. On peut citer notamment Bruiser de George A. Romero en 2000, La piel que habito de Pedro Almodovar en 2011 (qui connaît par coeur le film de Franju et l'a cité comme référence majeure) et Holy Motors de Léos Carax en 2012 où Edith Scob qui joue le rôle du chauffeur de la limousine remet le masque qu'elle portait plus de cinquante ans auparavant.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.