"Le labyrinthe de Pan" (traduction infidèle à l'original qui est "Le labyrinthe du faune") est un film hybride. Et comme beaucoup de films hybrides, il a pu susciter à sa sortie de l'incompréhension et du rejet, d'autant qu'il n'a pas été "vendu" pour ce qu'il était réellement: un conte de fée horrifique ou un film d'horreur onirique. Bien que très différent par sa forme du "Brazil" de Terry Gilliam, il partage sur le fond un même principe fondamental, celui de l'échappée imaginaire au coeur d'une réalité terrifiante, les deux univers entretenant des rapports de plus en plus étroits au fur et à mesure de la progression du film.
"Le labyrinthe de Pan" est aussi un grand film sur le choix. Il rappelle que même dans les situations les plus terribles (comme le contexte de terreur franquiste du film), c'est ce que l'être humain conserve de plus précieux. L'héroïne Ofelia est pourtant de par son âge et son genre dans une situation de dépendance et de vulnérabilité absolue. Et pourtant c'est elle qui incarne les bons choix (et au final la figure sacrificielle du sauveur) face à sa mère qui incarne les mauvais choix. Celle-ci renonce en effet à son indépendance d'adulte en échange d'une illusoire protection auprès de celui qui lui paraît être le plus fort (il y a de quoi méditer, même aujourd'hui à ce sujet). De ce fait non seulement elle régresse en redevenant une petite fille impuissante et dépendante (comme le symbolise le fauteuil roulant) mais elle nous montre toute l'étendue de sa soumission face à un mari misogyne qui la rabaisse (encore le symbole du fauteuil roulant), la tient à distance et est prêt à la sacrifier pour accéder à l'immortalité (à travers le fils qu'elle lui donnera et qui sera son miroir comme lui est le miroir de son propre père: bel exemple de narcissisme qui nie l'altérité.)
Logiquement, la dualité et le conflit sont le moteur du film (homme contre femme, enfant contre adulte, rêve contre réalité, choix contre renoncement fataliste, bleu contre orange). Si on reste sur l'exemple développé un peu plus haut, Carmen, la mère veut que sa fille se soumette à l'ordre franquiste auquel elle s'est elle-même soumise. Mais Ofelia résiste avec toutes les forces de son esprit. Son premier contact avec le capitaine Vidal consiste à serrer ses livres contre elle comme un bouclier et à lui tendre la main gauche, une déclaration de guerre (la main gauche est associée au diable). Les trois épreuves qu'elle affronte sont le reflet de cette résistance. La première qui rappelle fortement "Alice au pays des merveilles" mais aussi "Mon voisin Totoro" la voit affronter et triompher d'un énorme crapaud (son beau-père) qui stérilise un arbre creux (symbole utérin du féminin) dont elle sort couverte de boue. Ainsi elle échappe au dîner où sa mère voulait qu'elle paraisse en petite fille modèle pour plaire à son beau-père. La deuxième épreuve la met aux prises d'un ogre attablé devant un festin et dont le comportement sanguinaire évoque le tableau de Saturne dévorant ses enfants peint par Goya. L'allusion à Vidal est transparente puisqu'il détient sous clé un énorme stock de vivres qu'il utilise comme arme de guerre. Ofelia va jusqu'à le provoquer en touchant au festin et en refusant de se plier au temps qu'il veut lui imposer (Vidal se prend en effet pour le maître des horloges). Plutôt que de sortir par la porte qu'il contrôle à l'aide d'un sablier, elle trace sa propre porte à la craie, une belle manifestation de libre-arbitre devant laquelle il est désemparé (incapable d'empathie, Vidal ne comprend aucun autre choix que les siens). La troisième épreuve, la plus cruciale consiste au prix de son sacrifice à arracher son petit frère des griffes du monstre pour briser le cercle vicieux de la reproduction du même.
Pour conclure, le capitaine Vidal (joué de façon magistrale par Sergi Lopez) est certes le monstre de l'histoire mais Guillermo del Toro pointe tout autant du doigt ceux et celles qui nourrissent la bête tout en se défaussant de leur responsabilité d'adulte. C'est d'ailleurs pourquoi Ofelia finit par se choisir une mère de substitution dans la résistance, la gouvernante Mercedes.
"Full Metal Jacket", l'avant-dernier film de Kubrick est une éprouvante initiation où celui-ci démontre avec une impressionnante rigueur formelle par A+B comment la machine de guerre US déshumanise ses jeunes recrues et combien il est difficile voire impossible de conserver un tant soit peu sa personnalité et son libre-arbitre une fois qu'on a mis les doigts dans l'engrenage militariste. Un thème cher à Kubrick, même en dehors de ses films de guerre ("Orange mécanique" en est le plus bel exemple).
"Full Metal Jacket" se divise en deux grandes parties reliées par une transition un peu faible. La première partie est consacré au conditionnement des recrues par le terrifiant et grotesque sergent-instructeur Hartman (L. Lee Hermey), lequel utilise l'humiliation et les brimades pour les mettre au pas et détruire leur personnalité et leur humanité (considérée comme une impardonable faiblesse). On peut d'ailleurs faire un parallèle avec les camps de concentration: les recrues portent un uniforme, ont les cheveux rasés et sont affublés de sobriquets dévalorisants en lieu et place de leurs noms véritables ("Blanche-Neige", "Grosse Baleine", "Guignol" etc.) Les plans-séquences se succèdent, montrant la répétition des mêmes entraînements de forçat, des mêmes chants virilistes, des mêmes insultes racistes, antisémites, sexistes, homophobes jusqu'à ce que le bourrage de crâne produise ses effets: l'adaptation servile ou le pétage de plombs sanglant. Il n'y a que deux voies possible. Kubrick nous montre dès cette première partie que les efforts de "Guignol" (Matthew Modine) pour conserver son individualité sont voués à l'échec, il finit par rentrer dans le rang et même par se montrer plus zélé que les autres lors de l'expédition punitive contre "Grosse Baleine" (Vincent d'Onofrio).
La deuxième partie montre ce que ce conditionnement produit sur le terrain. Là encore les efforts du dénommé "Guignol" pour préserver son identité de sujet pensant et critique dans le conflit échouent et il sombre corps et âme dans la pire des visions du monde, celle du darwinisme où on tue pour ne pas être tué. La scène du sniper filmée comme une partie d'échecs est une grande leçon de mise en scène mais c'est aussi une leçon d'histoire. Kubrick filme ce qu'est un conflit asymétrique entre une armée et une guérilla qui a l'avantage du terrain. Un ennemi invisible et insaisissable réussit à abattre méthodiquement plusieurs hommes et à terrifier tout un groupe qui l'imagine puissant et musclé... alors qu'il s'agit d'une frêle jeune fille isolée. Et le conditionnement de la première partie de révéler non seulement sa cruauté (ça on le savait déjà) mais aussi son insondable bêtise. De quoi faire réfléchir sur les causes de l'échec des USA au Vietnam et du traumatisme durable de ses soldats.
1942-1943 est un tournant dans l'histoire du IIIeme Reich. Alors que l'Allemagne nazie baigne encore dans le mythe de son invincibilité, elle connaît ses premiers revers militaires, en Afrique du nord, en Sicile et surtout à Stalingrad qui égratigne au passage un autre mythe, celui du surhomme aryen. Cette fragilisation radicalise encore un peu plus le régime, lancé dans une guerre totale à outrance depuis l'invasion de l'URSS en juin 1941 qui se traduit notamment par l'extermination des juifs d'Europe mise en œuvre en URSS puis étendue à toute l'Europe en 1942.
C'est dans ce contexte que se situent les événements racontés par le film. La résistance intérieure était très difficile en Allemagne à cause de la répression impitoyable et de la puissance de l'embrigadement des esprits. Cependant, elle existait, notamment dans les milieux chrétiens dont les convictions humanistes étaient foulées aux pieds par les agissements du régime hitlérien. Le milieu universitaire à la longue tradition critique n'était pas non plus totalement asservi. C'est d'ailleurs sans doute pour neutraliser ces deux institutions qu'Hitler embrigadait les jeunes dans les organisations nazies. Sans toujours cependant parvenir à les lobotomiser. Sophie Scholl, une étudiante âgée d'une vingtaine d'années avait fondé en juin 1942 avec son frère Hans et d'autres étudiants un mouvement antinazi baptisé "La Rose blanche". Leur activité consistait principalement à imprimer et distribuer des tracts, à écrire des slogans sur les murs et collecter du pain pour les prisonniers des camps de concentration.
Le film se concentre sur les six derniers jours de la vie de Sophie Scholl, de son arrestation le 17 février 1943 à son exécution le 22 février. Il se base sur une abondante documentation historique, notamment les procès-verbaux d'interrogatoires de la Gestapo de Hans et Sophie longtemps dissimulés dans les archives est-allemandes et rendus accessibles après la fin de la guerre froide. Cela se traduit dans la plus grande partie du film par un dispositif théâtral épuré où une héroïne aux convictions humanistes inébranlables tient tête à un policier de la gestapo dont l'argumentaire idéologique s'effrite pour laisser place à des motivations bien connues dans la victoire d'Hitler (la revanche sur la France avec l'humiliation du traité de Versailles) ou bassement humaines (l'ambition carriériste). Ce policier est néanmoins montré sur un jour bien trop favorable par rapport à la réalité historique. Le film passe en effet complètement sous silence le fait que Sophie Scholl est sortie de l'interrogatoire avec la jambe cassée. De même, son frère et leur ami restent propres sur eux jusqu'à la fin. L'édulcoration de la réalité passe également par les gestes d'humanité des geôlières de Sophie ou le silence penaud des témoins nazis du procès lorsque Sophie parle en leur nom "Vous en avez assez de cette guerre mais vous n'osez pas le dire". Cet adoucissement est dommageable car il rend moins évident le courage dont Sophie a fait preuve, témoignant que quelles que soient les circonstances, l'être humain garde toujours son libre-arbitre.
C'est au moment de la sortie de "La Rafle" en 2010 que l'on s'est brusquement souvenu des "Guichets du Louvre", le premier film français consacré à la rafle du Vel d'Hiv, sorti en 1974 qui était depuis tombé dans l'oubli.
Les années 70 marquent en effet en France le réveil des mémoires de la seconde guerre mondiale jusque-là occultées par le résistancialisme du Général de Gaulle selon lequel les français auraient été tous résistants ("la France n'a pas besoin de vérités, la France a besoin d'espoir"). "Le Chagrin et la Pitié" de Marcel Ophüls sorti en 1969 en dépit des conditions difficiles de sa diffusion est un tournant qui ouvre la porte à d'autres films explorant la réalité de la collaboration comme "Lacombe Lucien" de Louis Malle sorti la même année que les "Guichets du Louvre" ou "Monsieur Klein" de Joseph Losey sorti en 1976.
A l'origine des "Guichets du Louvre", il y a le livre éponyme de Roger Boussinot écrit vingt ans après les faits qui raconte en détails le déroulement de la funeste journée du 16 juillet 1942 à laquelle il a pris part essentiellement en tant que témoin. Alors étudiant d'obédience anarchiste, il a essayé avec d'autres jeunes de sauver (en vain) des juifs. Son impuissance l'a plongé dans une amnésie traumatique dont il a mis 20 ans à sortir "la première censure infligée à ce récit fut la difficulté, pour moi-même d’accepter ce souvenir." Son livre s'est ensuite heurté à une censure plus officielle car il y mettait en cause les protagonistes français de la rafle: la police du régime de Vichy, la gendarmerie mobile et les membres du PPF (parti populaire français de Jacques Doriot, un mouvement fasciste, véritable pépinière de futurs miliciens). Rappelons qu'il fallut attendre 1995 pour que le président Jacques Chirac reconnaisse officiellement la collaboration de l'Etat français à la Shoah.
Le film de Michel Mitrani propose une véritable immersion dans le récit du livre qui se déroule quasi-intégralement dans le quartier du Marais, bouclé par la police pour y rafler les juifs tout au long de la journée (la rafle s'est d'ailleurs poursuivie le lendemain). En 1974, le quartier n'avait pas été rénové et la reconstitution minutieuse produit un saisissant effet de réalisme. Il en va de même en ce qui concerne les réactions des protagonistes. Le jeune homme se heurte à la passivité, l'incrédulité ou la méfiance des juifs qu'il vaut sauver d'autant que la mission consiste à entraîner avec lui une femme et/ou des enfants ce qui le fait passer au choix pour un violeur ou pour un pédophile. Quant aux policiers et aux témoins non-juifs (dont Paul, le héros de l'histoire et double de Boussinot), ils ne sont pas univoques, il y en a qui font du zèle et se réjouissent, d'autres s'indignent et font de la résistance passive ou active, la majorité étant tout simplement indifférente.
Si le film n'a cependant pas réussi à marquer les mémoires, c'est en raison de la faiblesse de son intrigue principale, celle de la rencontre amoureuse éphémère entre Paul (Christian Rist) et Jeanne (Christine Pascal), la jeune fille juive qu'il tente d'escorter hors de la zone dangereuse. Leur histoire traîne en longueur, se répète beaucoup et se perd dans les sables. Leurs réactions à lui et à elle manquent de subtilité. Il aurait mieux valu sacrifier cette histoire au profit d'une narration moins classique où seul l'aspect kafkaïen de la trajectoire du héros aurait été conservé. Il y aurait gagné en puissance.
Païsa est à la fois un cours d'histoire et de géographie, un reportage pris sur le vif (ou presque, quelques mois seulement séparent les événements de leur reconstitution par Rossellini) et une série de six tableaux qui réunis forment une fresque de la campagne d'Italie de 1943 à 1945 avec la progression des alliés du sud au nord:
-Le premier récit se situe dans le contexte du débarquement en Sicile de juillet 1943. -Le deuxième daté de septembre 1943 filme Naples libérée mais en ruines et en proie à la misère noire. Le sort des orphelins qui tentent de survivre est au cœur de cet épisode. -Le troisième évoque la libération de Rome en février 1944 et la prostitution de femmes romaines. -Le quatrième se place au cœur des combats pour la libération de Florence en août 1944. Lui aussi montre les conditions de vie difficiles de la population. -Le cinquième se situe en septembre-octobre 1944, au cœur de la Romagne, défendue village par village par les allemands (bien que non évoqué dans le film, on pense au massacre des habitants de Marzabotto, l'Oradour sur Glane italien). -Le sixième enfin évoque les combats dans le delta du Pô dans lequel les alliés s'enlisèrent jusqu'au printemps 1945.
Chaque récit, d'une longueur équivalente (environ 20 minutes) mêle la grande et la petite histoire. Il commence par une contextualisation historique avec des images qui parfois sont prises dans les archives puis il se resserre sur des destins individuels qu'il parvient à restituer de façon admirable. A chaque nouveau récit, on assiste à différentes modalités de rencontre entre des italiens et des américains: difficultés de communication, incompréhension et malentendus, choc culturel, hospitalité, fraternisation et relations amoureuses systématiquement brisées par la guerre.
La puissance qui se dégage de ces récits est telle que ces fragments pourtant très ancrés dans l'espace et dans le temps deviennent intemporels et universels. Par exemple dans le quatrième épisode, lorsque les personnages traversent un musée florentin dont les trésors sont emballés, on pense à toutes les destructions récentes du patrimoine moyen-oriental. Il en va de même lors des scènes de civils massacrés ou de partisans froidement exécutés. Les détails documentaires et le dépouillement de la narration donnent un accent de vérité unique à l'ensemble.
Dans ce qui est le plan séquence le plus célèbre du premier volet de la trilogie de la guerre (les deux autres sont "Païsa" et "Allemagne année zéro"), Pina (Anna Magnani) court en hurlant derrière le camion qui emporte son fiancé Francesco avant de s'effondrer sur le sol, tuée d'une balle tirée depuis le camion. La caméra saisit l'instant de ce basculement en plein vol ce qui le rend inoubliable.
C'est en ce sens que "Rome ville ouverte" est l'un des films fondateurs du néoréalisme. Réalisé à la fin de la guerre avec des bouts de pellicule (au sens propre), il va chercher dans la rue une matière brute qu'il filme à la manière d'un reportage ou plus exactement d'une reconstitution historique à chaud, le film ayant été tourné à proximité des faits réels dont il s'inspire. Le résultat est saisissant de vérité ce qui explique l'influence que ce film a eu sur de nombreux réalisateurs (ceux de la Nouvelle Vague notamment). Et ce alors qu'en fait le film se détache bien souvent du réalisme pour atteindre une dimension mystico-religieuse. Les trois personnages principaux de l'histoire sont filmés comme des martyrs (il y a quelque chose d'iconique dans leurs postures et expressions de visage) et leur parcours relève plus de la tragédie que du documentaire. C'est de la dualité (vie-art, terre-ciel, documentaire-fiction, réalisme-romanesque, communisme-catholicisme) que naît la beauté singulière du film.
"Allemagne année zéro" réalisé en 1947 est un grand film historique et un chef d'oeuvre du néoréalisme. Il clôture la "trilogie de la guerre" de Rossellini dont les deux premiers volets sont "Rome ville ouverte" et "Païsa".
Mais au fait c'est quoi le néoréalisme? C'est rien de moins qu'une révolution cinématographique dans l'esthétique comme dans l'approche thématique conférant à l'ensemble un caractère de "cinéma-vérité". L'aspect documentaire "d'Allemagne année zéro" en fait un témoignage historique de premier ordre. Le film a été tourné en décors réels dans les ruines de Berlin avec des acteurs non-professionnels, un budget minimaliste, un aspect brut dans l'image et les dialogues. Il montre de façon très précise comment la population allemande tente de survivre dans les conditions d'extrême précarité de l'après-guerre.
Cependant si l'on en restait à cette définition du néoréalisme, on passerait à côté de l'essentiel, l'état des lieux d'une faillite morale, filmé sans aucun pathos et avec beaucoup de pertinence. Rossellini avait sa propre définition du néoréalisme: "Le néo-réalisme consiste à suive un être, avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions. Il est un être tout petit au-dessous de quelque chose qui le frappera effroyablement au moment précis où il se trouve librement dans le monde, sans s'attendre à quoi que ce soit. Ce qui importe avant tout pour moi, c'est cette attente ; c'est elle qu'il faut développer, la chute devant rester intacte (Cahiers du Cinéma août-septembre 1955, repris dans le volume Rossellini le cinéma révélé)." Cette définition est très pertinente pour définir "Allemagne année zéro" où la caméra s'attache aux pas d'un enfant, être vulnérable et innocent ,déambulant, livré à lui-même, dans un paysage de fin du monde ce qui explique la longueur des plans.
Comme l'annonce Rossellini, cet enfant finira broyé. L'Allemagne en ruines symbolise la vraie nature du nazisme: une idéologie d'anéantissement criminelle mais in fine autodestructrice. Et bien que l'histoire se situe deux ans après la guerre, cette idéologie continue à exercer ses effets néfastes. Le discours nazi sur les faibles et les improductifs que l'instituteur délivre à Edmund conduit celui-ci au parricide puis au suicide. Moralité: tant que ce monstrueux passé ne sera pas exorcisé, il n'y aura pas d'avenir pour l'Allemagne.
Il y a exactement 157 ans, le 12 avril 1861 débutait la guerre de Sécession aux Etats-Unis. Les troupes des Etats confédérés du sud agricole esclavagiste décidaient de faire sécession, de fonder leur propre capitale à Richmond et déclenchaient la guerre civile en attaquant un fort occupé par un bataillon des Etats industriels unionistes et abolitionnistes du Nord. Le conflit entre les "bleus" et les "gris" allait durer quatre ans et se solder par la victoire du Nord.
C'est d'un épisode authentique de cette guerre survenu en 1862 que s'inspire "Le Mécano de la Général". Il s'agit du film le plus ambitieux et le plus cher de Keaton en raison du soin apporté à la reconstitution historique (les locomotives sont d'époque, de même que les photos qui ont servi de source pour les scènes de combat), du tournage en décors réels, des séquences spectaculaires dont le crash de la locomotive des nordistes depuis le pont.
La reconstitution s'accompagne d'un discours satirique contre la guerre et l'armée. Johnnie (Keaton) est un clou qui dépasse, un individu différent. Lorsqu'il veut s'enrôler, il est rejeté par ses pairs puis par sa belle. Il est donc condamné à agir seul en dehors du cadre de l'armée. D'autre part ses agissements sont motivés par l'amour et non par le patriotisme. L'amour pour Annabelle (Marion Mack) est indissociable de celui qu'il porte à sa machine qui fait corps avec lui. L'animalisation voire l'humanisation de la locomotive rappelle fortement "La Bête Humaine" de Zola dont l'action est contemporaine des événements racontés par Keaton. De fait la relation entre Johnnie et La General ressemble à une relation amoureuse tourmentée comme celle qu'il a avec Annabelle. Ils se séparent, se cherchent, se retrouvent, se courent après. Enfin le film transforme les soldats en pantins en leur faisant faire des mouvements de va et vient absurdes ou en déréalisant la mort au combat.
Un film d'une telle ampleur historique et géographique permet à Keaton de déployer toute sa science du gag. La course-poursuite le long des rails dans le sens Sud-Nord puis Nord-Sud est un festival de prouesse physique, de maîtrise chorégraphique de l'espace-temps et d'ingéniosité. Keaton tire aussi bien parti de la topographie des lieux que de la nature et de la disposition des objets. Les gags sont parfaitement millimétrés mais semblent relever du pur hasard. Par exemple la trajectoire du canon chargé par Johnnie semble à la suite d'une maladresse le viser directement mais une courbe du tracé viendra à son secours "just in time" pour tirer sur le train ennemi. L'héroïsme de Johnnie apparaît ainsi comme le fruit d'actes involontaires voire relever d'une "anima" qui serait propre aux objets (comme on a pu le voir avec la locomotive qui lui "livre" le soldat nordiste mais cela vaut aussi pour les canons, les sabres, le cigare qui troue la nappe et lui permet d'espionner l'ennemi etc.)
En conclusion "Le Mecano de la General" est une sorte de film total: film historique, épique, film d'aventures, film de guerre, film d'amour, film chorégraphique dessinant sa géométrie dans l'espace, film burlesque frôlant le drame pour mieux se déjouer de lui. Il mérite amplement sa place au panthéon du cinéma mondial.
"Les avions sont des rêves magnifiques et maudits à la fois". Tout est dit dans cette citation de la profonde ambivalence qui habite Miyazaki, pacifiste convaincu et néanmoins passionné d'aviation y compris militaire. Ambivalence à la fois terrible et précieuse. Elle nous a donné ces œuvres si belles et si nuancées que sont "Nausicaa de la vallée du vent", "Le château dans le ciel", "Princesse Mononoké" et bien sûr "Le Vent se lève" qui aurait tout aussi bien pu s'intituler "Guerre et amour" ou encore "Menace et élan" selon le sens (mort ou vie) dans lequel souffle le vent. Le titre s'inspire d'une citation de Paul Valéry extraite du cimetière marin qui porte en elle cette ambivalence "Le vent se lève, il faut tenter de vivre".
"Le Vent se lève", oeuvre testamentaire (même si depuis Miyazaki est revenu sur sa décision: une contradiction de plus!) est aussi sans nul doute l'une de ses œuvres les plus personnelles. Comment ne pas le reconnaître à travers le destin de Jiro qui comme lui a dû renoncer à son rêve de devenir pilote en raison de sa mauvaise vue? D'autre part le père de Hayao Miyazaki dirigeait une entreprise au service de l'armée impériale et sa mère était tuberculeuse (comme le raconte "Mon voisin Totoro.") Or Miyazaki fusionne dans "La Vent se lève" deux destins, celui de Jiro Horikoshi, inventeur du chasseur Mitsubishi A6M Zero, fleuron de l'armée nippone durant la guerre et celui de Tatsuho Hori qui dans son autobiographie a décrit sa relation avec son épouse malade de la tuberculose. Dans le film, le sacrifice du grand amour de Jiro est le prix à payer pour son génie créateur et destructeur à la fois. On pense plus d'une fois à "Porco Rosso", tant les points communs entre les deux films sautent au yeux: le modèle de Jiro est un concepteur d'avions italien, Giovanni Caproni, la fiancée joue un rôle rédempteur et Miyazaki avait représenté Jiro dans un court manga doté d'une tête de cochon (de fasciste) comme son Marco Pago!
"Le Vent se lève" est nettement moins familial que les autres films de Miyazaki car beaucoup plus réaliste. Le film est en effet ancré dans des événements historiques précis: le tremblement de terre du Kanto en 1923, la crise de 1929, la montée des totalitarismes, la seconde guerre mondiale. Les séquences oniriques soulignent à quel point il est facile de dévoyer les intentions les plus pures pour les mettre au service des pires desseins.
Tout film antimilitariste et pacifiste est bon à prendre mais celui-ci est d'une part trop pétri de bons sentiments et d'autre part trop scolaire. Tel un élève appliqué, le réalisateur choisit d'alterner du début à la fin de manière assez mécanique trois points de vue: celui des français, celui des écossais et celui des allemands. Cela donne trois salles de classes, trois tranchées, trois chefs (deux lieutenants et un prêtre anglican), trois remontages de bretelles de la hiérarchie. Le résultat est assez lourd et les seconds rôles comiques ne remontent pas le niveau, Dany Boon en tête. De plus, les scènes de fraternisation semblent se dérouler dans un décor factice (le rôle du cinéma est quand même de faire illusion ou de la briser en l'assumant, ce n'est pas le cas ici) et le personnage de la soprano est totalement improbable dans ce contexte.
Il n'en reste pas moins que ce film a des vertus pédagogiques certaines. Tout d'abord il nous rappelle des faits méconnus mais réels ayant d'ailleurs eu lieu durant toute la durée du conflit et pas seulement lors du réveillon de noël 1914. Ensuite il montre la propagande patriotique dont sont gavés les enfants pour les préparer à devenir soldats (en France notamment avec la "revanche" contre les allemands qui avaient gagné la guerre de 1870 et pris l'Alsace-Moselle à la France, régions coloriées en noir sur toutes les cartes de géographie). Enfin il montre ce qu'il faut bien appeler des actes de désobéissance civique d'individus que leur terrible expérience des tranchées rapprochent par delà les frontières et les antagonismes. Ce qui fait dire d'ailleurs au lieutenant joué par Guillaume Canet qu'il s'est senti plus proche des Boches de la tranchée d'en face que des dirigeants de son propre camp. Ce discours là rejoint celui de Kubrick pour qui la véritable frontière était sociale entre généraux et simples soldats. On pense aussi au film de Lubitsch "L'homme que j'ai tué" devant le cynisme de l'évêque qui condamne l'attitude du prêtre et fait un sermon belliqueux, montrant la facilité avec laquelle les textes religieux peuvent être manipulés pour des raisons politiques. Comment ne pas faire le rapprochement avec l'islamisme d'aujourd'hui?
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.