"La Dernière Vague" troisième film de Peter WEIR s'inscrit dans le prolongement du précédent "Pique-nique à Hanging Rock" (1975). Sur le plan formel, on retrouve un univers qui brouille les repères entre réalisme et fantastique comme entre le passé et le présent et entre le "moi" et "l'autre". En résulte un film atmosphérique assez hypnotisant où l'élément liquide grâce à l'aspect poreux du film s'immisce partout et où la musique produit un effet d'envoûtement certain. Le seul bémol étant que certaines sonorités au synthétiseur et effets spéciaux sont datés aujourd'hui alors que ce n'est pas le cas de "Pique-nique à Hanging Rock" (1975) qui a gardé toute sa fraîcheur. Sur le plan thématique, Peter WEIR approfondit son sujet de prédilection: la superposition de la mince pellicule de colonisation anglo-saxonne sur une culture aborigène profondément enracinée depuis 50 mille ans dans la terre australienne et qui en dépit du déni des premiers n'a pas disparu. Les descendants de colons sont en effet persuadés qu'ils ont repoussé la culture aborigène aux marges du pays et qu'ils ont définitivement conquis l'espace urbain. Peter WEIR montre que cette prétention n'est qu'une illusion. De même que l'eau s'infiltre partout, la culture tribale indigène tant bien que mal étouffée ressurgit là où s'arrête le pouvoir de contrôle de l'homme blanc: dans la sphère de l'inconscient et dans les manifestations de la nature. Le personnage principal, David Burton (Richard CHAMBERLAIN), un avocat qui appartient au groupe dominant voit pourtant son identité vaciller au travers de rêves prémonitoires qui le connectent à deux aborigènes accusés avec des comparses d'avoir commis un meurtre. Lui est persuadé qu'il s'agit d'un meurtre rituel (qui bénéficie d'une mansuétude en Australie) mais l'institution judiciaire ne peut pas admettre que des tribus survivent et agissent en plein cœur de Sydney. Par ailleurs des manifestations surnaturelles se déclarent dans la maison de David qui est peu à peu envahie et détruite: l'eau de la baignoire déborde et dévale l'escalier, les branches des arbres en s'abattant arrachent les portes et des cloisons, l'épouse et les enfants terrifiés désertent le lieu. Les visions de David et ce qu'il faut appeler ses pouvoirs magiques (les mêmes phénomènes se déclenchent dans sa voiture) rejoignent ceux des aborigènes et se manifestent sous forme de phénomènes météorologiques cataclysmiques: des trombes d'eau s'abattent ainsi qu'une pluie noire, le vent souffle en tempête, des glaçons gros comme des pavés attaquent une école dans une scène inaugurale digne de "Les Oiseaux" (1962) de Alfred HITCHCOCK alors que le ciel reste d'un bleu éclatant. Ces phénomènes annoncent l'apocalypse finale, une vague (de tsunami?) qui s'apprête à déferler sur l'île, David apercevant dans l'une de ses visions prémonitoires une rue noyée sous les eaux et parsemée de cadavres, vision confirmée par les peintures rupestres aborigènes. Le film ne nous donne pas toutes les clés de compréhension, tout au plus suggère-t-il la vengeance divine (on pense forcément au Déluge ou au Jugement dernier même si le phénomène se rattache aux croyances aborigènes) et laisse-t-il entendre que David pourrait avoir des origines lointaines améridiennes, (ce qui est parfaitement logique, ce serait son identité profonde, recouverte par le vernis de la civilisation occidentale qui ressurgirait, sa femme ne sachant plus "qui il est"). Il ne faut pas être sorcier pour comprendre d'où Jeff NICHOLS a tiré la substantifique moëlle de son "Take Shelter" (2011).
"Souvenirs de Marnie" est sans doute le film des studios Ghibli que je préfère avec "Si tu tends l'oreille" (1995) de Yoshifumi Kondo en dehors de la filmographie des deux monstres sacrés que sont Hayao MIYAZAKI et Isao TAKAHATA. Le film a été assez sous-estimé lors de sa sortie parce qu'il a été jugé trop plan-plan comparativement aux fulgurances formelles des fondateurs du studios. Pourtant il s'agit d'une œuvre bien moins sage qu'elle ne le laisse paraître et qui se situe dans la continuité du studio (adaptation d'un classique de la littérature jeunesse britannique transposé au Japon, héroïnes et univers féminin). Le film se situe dans un entre-deux très inconfortable propice à l'ambiguïté. Celle-ci affecte l'espace-temps, l'intrigue se déroule entre deux rives et pendant les heures bleues, celles qui se situent entre chien et loup. Elle met en contact plusieurs niveaux de réalité, celle de l'instant présent et celle de la mémoire qui fait ressurgir les fantômes du passé dans le présent. Pendant une grande partie du film, une ambiguïté supplémentaire nous donne à croire que cette mémoire n'existe pas et qu'il ne s'agit que d'un simple rêve. Il faut attendre la découverte de vestiges du passé (le journal, le tableau) pour que cette piste se referme. Le film met en vedette deux adolescentes du même âge qui fonctionnent en miroir. L'adolescence est un âge marqué par l'instabilité, l'impermanence, y compris des sentiments. La relation entre les deux jeunes filles est donc particulièrement trouble d'autant que l'une, Anna est un garçon manqué et l'autre à l'inverse, une poupée blonde aux yeux bleus portant des anglaises et des robes à fanfreluches. Sans que nous nous en rendions compte d'emblée (puisque nous croyons au départ que les deux filles existent sur un même plan spatio-temporel) Anna réécrit en fait la vie de Marnie en se projetant en rivale de l'amoureux de cette dernière, Kazuhiko. Dans la scène du silo, lieu phallique par excellence qui s'oppose à la maison des marais plus féminine, elle se substitue même complètement à lui dans un dispositif qui fait en peu penser à celui de "Huit et demi" (1963) de Federico FELLINI. Une comparaison qui se renforce lorsqu'on découvre le lien filial qui unit Marnie et Anna, la grand-mère/la petite-fille et l'amoureux/l'amoureuse finissant par avoir le même visage.
Ce travail de brouillage des repères produit un effet paradoxal: il nous montre une histoire qui se répète et en même temps, il est porteur d'espoir. Marnie, Emily (le chaînon générationnel manquant) et Anna se transmettent les mêmes maux: abandon familial, manque d'amour, perte d'estime de soi, isolement, maladie/mort prématurée. Le retour de Marnie dans la vie d'Anna a un effet réparateur. Au Japon, monde "flottant", il n'y a pas de franche rupture entre le monde des morts et celui des vivants et les deux peuvent donc communiquer et mutuellement s'influencer. On peut imaginer Marnie enfin en paix et Anna allant de l'avant, même si la fin du film est un peu trop précipitée à mon goût.
Pour ce troisième opus de la saga Kirikou, les fans du petit héros de Michel OCELOT évolueront en terrain connu. "Kirikou et les hommes et les femmes" est un copié-collé de la structure de "Kirikou et les bêtes sauvages (2005). D'abord parce qu'il se situe lui aussi dans la temporalité de "Kirikou et la sorcière" (1998) avant la transformation de Karaba et ensuite parce qu'il s'agit encore d'un film à épisodes, les aventures de Kirikou étant toujours racontées par son grand-père. Autrement il s'agit là encore d'un film assez anecdotique plutôt destiné au très jeune public.
Du moins en surface car ces histoires sont moins lisses qu'elles n'en ont l'air. A travers ce film, Michel OCELOT répond aux pays qui ont censuré la trilogie à cause de la nudité des personnages. Ceux du Moyen-Orient mais également les pays anglo-saxons comme les USA ou le Royaume-Uni. Face à cette dictature du puritanisme religieux -qui quoique moins ostensiblement prégnante en France a toujours une emprise sur les mentalités bien plus forte que ce que l'on peut croire- Michel OCELOT dépeint un monde qui n'a pas connu la Genèse, un monde où la nudité est restée innocente tout comme ses corollaires, l'érotisme et la sensualité c'est à dire non associée au mal, au péché. Un monde proche de la nature où il est possible de vivre intensément les sensations dans son corps, aucun obstacle ne le coupant du reste de l'univers. Dans la première histoire, celle de la "Femme forte", une tempête balaye le village et les enfants qui vivent entièrement nus en profitent pour aller danser sous la pluie, les mères les contemplant avec envie. Il existe une scène similaire dans "Lady Chatterley" (2006) le film de Pascale FERRAN adapté de l'œuvre de D.H. Lawrence qui était justement une déclaration de guerre au puritanisme britannique. Histoire d'une libération et d'une reconnexion à la nature, on y voit les deux amants jouer nus sous la pluie c'est à dire retourner à l'état d'enfance, cette innocence primitive qui leur a été volée. Dans une autre histoire "Kirikou et le monstre bleu" qui narre la rencontre entre les enfants du village et un jeune touareg, derrière le choc des civilisations, c'est la question du relativisme culturel qui est abordée. Comme les héros sont noir africains et que l'on s'identifie à eux, Michel OCELOT peut déconstruire nos propres normes. Pour les enfants du village de Kirikou, la pâleur de la peau de Anigouran et ses vêtements sont associés à la maladie et ils ont peur de le toucher. Ils ne raisonnent que par rapport à leurs normes culturelles: nudité et couleur de peau foncée. A travers eux, Michel OCELOT nous tend un miroir: Seule l'ouverture d'esprit et des expériences hors de la communauté permettent de dépasser les préjugés comme le montrent Kirikou et sa mère.
Autant "Kirikou et la sorcière" (1998) fait partie de ces grands films d'animation qui grâce à leurs différents niveaux de lecture peuvent parler à un très large public, autant "Kirikou et les bêtes sauvages" est davantage destiné aux très jeunes enfants. Il se compose en effet de petites histoires qui n'ont pas trouvé leur place dans le long-métrage d'origine. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une suite mais d'une bifurcation du premier récit. "Kirikou et les bêtes sauvages" commence en effet sur une scène vue dans "Kirikou et la sorcière" (1998): celle où l'eau jaillit de nouveau de la source et manque noyer Kirikou. Puis il enchaîne quatre récits d'une vingtaine de minutes chacun reliés par un griot (le grand-père de Kirikou) et des rencontres avec les éléments de la nature africaine (animaux, plantes, paysages) où Kirikou devient successivement jardinier, potier, marchand, voyageur et médecin:
- Premier récit: le combat de Kirikou contre une hyène noire ayant ravagé le potager du village.
- Deuxième récit: un mystérieux buffle dont Kirikou est le seul à se méfier compromet la vente de la production artisanale du village indispensable pour échapper à la famine.
- Troisième récit: la tentative d'enlèvement de Kirikou par Karaba et son étrange voyage dans la savane sur la tête d'une girafe.
- Quatrième récit: la tentative de Kirikou, déguisé en fétiche de s'emparer des fleurs jaunes qui poussent près de la case de Karaba, seul antidote aux fleurs qui ont empoisonné les femmes du village.
En dépit de leur caractère anecdotique, ces petites histoires faciles à suivre ont plusieurs intérêts notables: elles sont bien racontées et toujours aussi magnifiquement illustrées (l'esthétique de Kirikou est une merveille). Elles offrent des éclairages bienvenus sur une culture que nous connaissons beaucoup plus mal que celle des américains, l'Afrique n'étant pas c'est le moins que l'on puisse puisse dire au coeur de la mondialisation culturelle. Il y a donc un aspect documentaire important dans ce film comme dans le précédent que ce soit dans le domaine des techniques agricoles (entretien et irrigation du potager), artisanales (la fabrication et la cuisson des poteries), celui des rites ou celui de l'alimentation (la bière nouvelle). Enfin cela fait toujours du bien de suivre un personnage libre-penseur qui ne suit pas le troupeau, n'a pas ses peurs et ses préjugés, fait preuve de curiosité et d'initiative. Un beau miroir tendu aux spectateurs, quel que soit leur âge.
Bien avant le caméo de Bruce WILLIS à la fin de "Split" et la réunion des trois super-héros/super-vilains Kevin Wendell Crumb (James McAVOY), David Dunn (Bruce WILLIS) et Elijah Price (Samuel L. JACKSON) dans "Glass" (2018), M. Night SHYAMALAN avait voulu intégrer le héros de "Split" dans "Incassable" (2000) mais cela s'était avéré impossible. Kevin y prenait bien trop de place avec ses 24 personnalités et avait besoin d'avoir son propre film. Mais si la vision de cette trilogie éclaire et enrichit ses différents volets, chacun possède son identité propre et "Split" est sans doute des trois le plus remarquable. D'abord parce que M. Night SHYAMALAN maîtrise sur le bout des doigts les codes et le rythme du thriller horrifique avec lequel il n'hésite pas à s'amuser à déjouer les attentes du spectateur grâce à son héros protéiforme. L'introduction tranchante de "Split" par son rythme et son découpage (!) mérite d'être étudiée dans les écoles de cinéma tant elle est parfaite. A la vitesse de l'éclair et de façon quasi imperceptible (sauf pour Casey qui dès le premier plan est montrée comme étant une jeune fille à part et dont le regard nous est essentiel), on bascule du réalisme trivial dans une dimension angoissante et claustrophobique proche de celle du "Le Silence des agneaux" (1991) et de "L Obsédé" (1965). Mais aussi et surtout parce que le réalisateur va bien au-delà du simple film de genre aussi maîtrisé soit-il, tout comme dans les deux autres films en s'appuyant sur des personnalités asociales à la psyché torturée et à l'enfance malmenée. Casey (Anya TAYLOR-JOY) et Kevin ont deux personnalités qui se réfléchissent. Des flashbacks nous éclairent sur leurs traumatismes respectifs. Casey amorce une introspection symbolisée par son cheminement dans la tanière labyrinthique de Kevin alors que celui-ci voit s'éveiller en lui sa 24eme personnalité, surhumaine et bestiale qui menace de l'engloutir. Sa psychiatre, le Dr. Fletcher (une allusion à "Vol au-dessus d un nid de coucou") (1975) qui ne parvient plus à endiguer l'évolution meurtrière de la psychopathologie de son patient doit s'effacer non sans avoir passé le relai à Casey dont elle a l'intuition qu'elle est la seule à pouvoir empêcher que la Bête ne dévore l'homme.
"Incassable" commence par un accouchement, vu à travers un miroir ce qui est logique puisqu'il s'agit de la naissance du futur mister Glass (Samuel L. JACKSON) et d'une réflexion particulièrement intelligente sur la notion si ancrée dans la culture américaine de super-héros. Elijah Price naît dans la douleur: ses bras et ses jambes se sont cassés dans l'utérus de sa mère et cette fragilité osseuse génétique le met d'emblée sur la touche pour tout le reste de sa vie. Elijah se sent condamné à regarder le monde tourner derrière une vitre cloué dans un fauteuil roulant. De là découle une interrogation existentielle : pourquoi suis-je né? Question à laquelle seule la mère d'Elijah (Charlayne WOODARD) peut lui apporter une réponse, en lui offrant son premier Comic Book. Il échafaude une théorie sur le sens de son existence en partant à la recherche de son double inversé (par effet de miroir), David Dunn.
David contrairement à Elijah vit dans le déni complet de sa différence. Il a tout refoulé et vit une vie en apparence normale. Sauf qu'il est anormalement triste et anormalement solitaire (une caractéristique très profonde des films de M. Night SHYAMALAN.) Un accident de train dont il sort sans une seule égratignure alors que tous les autres passagers ont péri et le voilà sur la touche lui aussi, obligé de se livrer à une douloureuse introspection alimentée par les relances incessantes d'Elijah qui veut l'accoucher de lui-même. Comme dans "Sixième sens", une seule personne peut le suivre dans cette maïeutique, son fils Joseph (Spencer TREAT CLARK) qui a la foi chevillée au corps. Bruce WILLIS trouve là encore un grand rôle et livre une performance exceptionnelle, tout en retenue, l'émotion ne passant qu'à travers son regard. J'avais remarqué l'expressivité de ses yeux dans "La Mort vous va si bien (1992)" de Robert ZEMECKIS et là aussi il arrive à tout transmettre par le regard, notamment lors de la scène des haltères où il prend conscience de sa force surhumaine et encore plus lors de la poignante scène finale de la révélation de la vraie nature d'Elijah. S'il faut un méchant pour révéler le héros, alors la réciproque est vraie tant le bien ne peut exister sans le mal et le mal sans le bien, tous deux étant les facettes d'une même médaille. Celle de l'exception et donc de l'exclusion. Parce que d'un point de vue social et rationnel, Elijah est juste un dangereux psychopathe bon à enfermer et David un agent de sécurité misanthrope. Les scènes de foule dans la gare ou au stade soulignent d'autant mieux son isolement et son manque de communication par les voies normales. Tout passe par la mise en scène avec les visions de David lorsqu'il a un contact physique avec autrui et par le désarroi de son regard.
Quel film étrange que ce "The Tree of life" qu'on croirait conçu pour la division tant s'y côtoient la beauté et la laideur, le génie et le grotesque, l'inspiration divine et la boursouflure prétentieuse. Peut-être faut-il l'un pour avoir l'autre après tout, la vie n'est faite que de contradictions. Toujours est-il que le film est traversé de véritables moments de plénitude où les images, la lumière et la musique s'accordent tellement bien qu'on croirait assister à une symphonie de couleurs, de sons et de lumières. Cette expérience sensorielle formidablement intense rejoint l'aspect le plus intéressant du film: la chronique de l'enfance de Jack à Waco dans les années 50 entre son père tyrannique (Brad PITT), sa mère soumise (Jessica CHASTAIN) et ses deux frères. La contradiction se joue entre les explosions de vie de l'enfance partagées par la mère et la répression de ces pulsions par le père psychorigide qui veut "civiliser" ses enfants en leur inculquant le bourrage de crâne de la réussite capitaliste, quitte à les briser par la terreur. Deux formes de religiosité antinomiques, celle qui célèbre la nature et celle qui la réprime dans la lignée du film de Michael HANEKE, "Le Ruban blanc (2009)". Là où cela se gâte, c'est que Terrence MALICK a voulu relier l'échelle humaine à d'autres dimensions spatio-temporelles. Le film n'arrête donc pas de faire des digressions, se situant tantôt à l'échelle macrocosmique, tantôt à l'échelle microcosmique, tantôt à l'ère du big-bang et des dinosaures, tantôt dans les années 2000 avec un Jack adulte (Sean PENN) vivant au milieu de buildings de verre et d'acier très éloignés de la banlieue de son enfance avant qu'il ne se réconcilie avec les siens convoqués sur une plage dans une sorte d'œcuménisme désarmant de naïveté. Terrence MALICK donne parfois l'impression de se prendre pour dieu ce qui est d'une prétention incommensurable. Son propos apparaît d'autant plus déshumanisé que ses images antédiluviennes sont recrées par ordinateur (la plaie de notre époque). On a beaucoup comparé le film à "2001, l'odyssée de l espace" (1968). Mais le film de Stanley KUBRICK est géométrique, dépouillé et rigoureux (on va du point A la préhistoire au point C Jupiter en passant par le point B, la Lune avec des sas de progression représentés par le monolithe) là où celui de Terrence MALICK ressemble à la mutation informe et monstrueuse de "Akira" (1988).
En 1967, le cinéaste japonais Shôhei IMAMURA réalise " L'Évaporation de l'homme" (1968), un documentaire consacré à un johatsu, c'est à dire un homme qui choisit de disparaître comme 100 mille japonais chaque année (selon l'enquête de Stéphane Remael consacré aux "Evaporés du Japon" parue en 2014). Il y a en effet une spécificité japonaise de la disparition volontaire (tout comme le suicide) liée aux rigidités de la vie sociale à laquelle certains préfèrent se soustraire. Il existe même à Tokyo ou à Osaka des quartiers spécifiques qui accueillent les johatsu et les aident à refaire leur vie, une possibilité liée au fait que le système d'adressage japonais est si compliqué que même les japonais non familiers des lieux s'y perdent (ne parlons même pas d'un occidental pour qui c'est un véritable enfer). Les quartiers-ghettos sont ainsi tout simplement introuvables puisqu'ils sont si repliés sur eux-mêmes qu'on ne les trouve pas sur les cartes.
Ce contexte particulier faisait que la transposition de "Quartier Lointain", le célèbre manga de Jiro Taniguchi dans un contexte franco-français tenait de la gageure. Pour rappel, il s'agit de l'histoire d'un père de famille de 48 ans qui s'évapore en faisant un voyage spatio-temporel. Ce voyage lui permet de revivre un moment clé de son adolescence, celui où son père a lui-même disparu sans laisser de traces… en 1967. Sauf que tout en se retrouvant dans le corps de celui qu'il était à 14 ans, le héros conserve son caractère et son expérience d'adulte. Ce décalage lui permet de voir ses parents avec le regard de quelqu'un à même de les comprendre et d'explorer des détails qui lui avaient échappé pour peut-être sinon pouvoir changer le passé, du moins faire la paix avec lui-même et ne pas reproduire les mêmes erreurs dans son présent d'homme adulte.
"Quartier lointain" comme toute l'œuvre de Jiro Taniguchi multiprimée est un miracle de finesse et de sensibilité. Son style graphique aux cases ordonnées et l'universalité de ses propos lui ont permis de toucher en France un public plus large que celui qui lit habituellement des mangas. Le réalisateur Sam GARBARSKI s'est donc lancé dans une entreprise périlleuse: adapter le manga tout en le francisant. Les critiques ont été divisées à la sortie du film mais selon moi c'est une réussite. Le réalisateur parvient à créer une atmosphère éthérée qui sied particulièrement bien à un voyage qui ressemble à un rêve. Il respecte le cheminement d'origine du héros qui au lieu de rentrer dans le Tokyo/Paris actuel atterrit dans le village de montagne de son enfance (Kurayoshi/Nantua) d'abord de nos jours puis en 1967. Il est particulièrement bien épaulé par la musique planante du groupe "Air" dont est d'ailleurs fan Jiro Taniguchi (qui apparaît brièvement dans le film). L'interprétation globale contribue également à rendre l'atmosphère étrange et irréelle. Alors que certains l'ont trouvé atone, j'ai aimé la mélancolie et la douceur qui se dégagent de la prestation de Pascal GREGGORY (Thomas adulte) et de Léo LEGRAND (Thomas adolescent). Le premier apparaît déconnecté du monde, somnambulique, au bout du rouleau, traînant sa valise comme un poids mort. Le décalage entre l'apparence juvénile et la gravité du second qui semble avoir une connaissance quasi omnisciente de la vie le rendent inquiétant, tel l'extra-terrestre qu'il est en réalité. Et même s'il n'y a pas de phénomène de société autour des disparitions volontaires en France, qui n'a jamais eu envie de prendre un train?
Si je suis globalement rétive aux films de super-héros (il y a tout de même des exceptions en ce qui concerne Batman et Spiderman), j'aime beaucoup en revanche les œuvres qui interrogent leur univers. J'avais été par exemple impressionnée par les sculptures en lego que Nathan Sawaya avait consacré aux héros de DC Comics avec notamment une vision angoissante d'un Superman se retrouvant emmuré dans sa propre cape. C'est dans cette même veine que se situe "Glass", troisième volet d'une trilogie qui effectue la jonction entre "Incassable" (2000) et "Split" (2016). En effet le titre, "Glass" va au delà du nom du personnage interprété par Samuel L. JACKSON. Il illustre de manière troublante la célèbre phrase de Jean COCTEAU extraite du film "Le Sang d un poète (1930)", "Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images" ^^. D'abord parce qu'il s'agit d'un film de réflexion et non d'action privilégiant la fixité sur le mouvement. Les combats sont par exemple systématiquement avortés, celui de la fin dans la tour d'Osaka étant purement et simplement escamoté. Sa surface vitrée ne réfléchit donc que le vide, omniprésent dans l'ensemble du film. Cette manière de déjouer les attentes du spectateur interroge aussi bien l'identité du super-héros que sa place dans le monde. M. Night SHYAMALAN souligne le même paradoxe que Brad BIRD. Omniprésents dans la culture populaire américaine depuis les années 30, les super-héros sont invisibles dans la réalité (d'où le fait qu'elle ne reflète que le vide, le film de M. Night SHYAMALAN se plaçant délibérément dans un registre réaliste). Est-ce la preuve définitive que les super-héros ne sont qu'un mythe et que leurs supporters ont tort d'y croire ou est-ce parce qu'ils n'ont pas le droit d'exister tels qu'ils sont réellement? Dans "Les Indestructibles" (2004), leur intégration se fait au prix de la dissimulation de leur véritable identité. Dans "Glass", ils sont enfermés à l'asile (ce qui implique qu'il sont considérés comme des malades) dans ce qui est une très intéressante relecture de "Vol au-dessus d un nid de coucou" (1975) (et d'une partie de "L Armée des douze singes" (1995) dans lequel jouait Bruce WILLIS et qui était également un hommage au film de Milos FORMAN). Le docteur Ellie Staple (Sarah PAULSON) est une nouvelle Miss Ratched dont la douceur apparente dissimule les noirs desseins éradicateurs. Se situant dans le registre de la manipulation, elle ne cesse de faire douter d'eux-mêmes les trois hommes qu'elle doit "traiter" pour les détruire de l'intérieur et l'opération projetée sur Elijah (le cerveau du trio tout aussi manipulateur qu'elle) est un avatar de la lobotomie subie par McMurphy avec lequel elle est engagée dans une véritable lutte de pouvoir. On apprécie d'autant plus le twist final qui illustre parfaitement la phrase de Cocteau, la faille du dispositif de surveillance résidant justement dans le fait d'enregistrer des images qui non réfléchies (par les gardes-chiourmes de la normalité) peuvent échapper à leur contrôle et servir de "preuve" (même si ce ne sont que des images et non la réalité, la confusion est inévitable: "c'est vrai, je l'ai vu" ^^).
"Glass" a également un autre sens intéressant. Il renvoie à la vulnérabilité de super-héros que l'on croit à tort invincibles. Cet aspect renvoie à la mythologie grecque, plus précisément à Achille, le héros de la guerre de Troie. Sa mère l'a plongé bébé dans le Styx, l'un des fleuves des Enfers, pour que son corps devienne invulnérable ; mais son talon, par lequel le tient Thétis, n'est pas trempé dans le fleuve et reste celui d'un mortel. Par conséquent il meurt d'une flèche plantée dans le talon. Chacun des trois super-héros de "Glass" possède ainsi une faiblesse qui lui est fatale. David Dunn alias "L'Homme incassable" ou le "Superviseur" (Bruce WILLIS) est hydrophobe, Elijah Price alias M. Glass (Samuel L. JACKSON) souffre de la maladie des os de verre et la Bête alias Kevin Wendell Crumb alias les 22 autres personnalités de sa "Horde" (James McAVOY) lorsqu'elle est ramenée à sa condition humaine ne survit pas aux balles dans le corps. Car entre la bête et le surhomme, ces personnages sont avant tout des hommes et c'est cette dimension humaine qui les rend vulnérables. Elle passe par l'emprise du temps (géniaux flashbacks sur des scènes coupées de "Incassable" (2000) qui témoignent du vieillissement de Bruce WILLIS et de Spencer TREAT CLARK qui joue son fils), les traumatismes de l'enfance (à l'origine de l'hydrophobie de David alors que Elijah résiste à sa lobotomie en se remémorant une scène où enfant il s'est blessé en faisant un tour de manège à sensations, deux scènes de flashbacks également coupées du film "Incassable" (2000) alors que Kevin et Casey partagent des souvenirs indélébiles de maltraitances infligées par un de leurs parents) et enfin l'amour pour les êtres chers (la mère pour Elijah, le fils pour David et Casey pour Kevin, son contact étant le seul moyen de lui rendre son humanité). En les rendant humains trop humains, c'est au final notre propre humanité que M. Night SHYAMALAN interroge.
"Beetlejuice" préfigure "Mars Attacks!" (1997) c'est à dire le côté "affreux, sale et méchant" (et très sarcastiquement drôle) de Tim BURTON. Mais alors que "Mars Attacks!" (1997) est une satire politique, "Beetlejuice" se concentre sur la sphère domestique avec ce qu'on pourrait appeler une bataille rangée pour l'appropriation d'une maison entre deux clans aussi caricaturaux l'un que l'autre:
- D'un côté le couple Maitland (Alec BALDWIN et Geena DAVIS alors tout jeunots) qui incarne l'Amérique profonde, celle qui ne jure que par le "home, sweet home". Cela donne (en caricaturant juste un peu) un couple qui ne rêve que de rester chez lui, y compris pendant les vacances et pour qui "tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil". Eux mêmes le sont tellement (gentils) qu'ils n'osent pas toucher à la décoration vieillotte de leur maison qui est l'œuvre de l'ancienne propriétaire, laquelle œuvre à les en chasser. En effet ils font tache dans le paysage de "L'Américan way of life" car ils n'ont pas d'enfants et donc "la maison est trop grande pour eux". Finalement, les vœux des uns et des autres finissent par se réaliser avec l'accident qui coûte la vie aux Maitland. Ces derniers se retrouvent à l'état de fantômes enchaînés à leur maison pour 125 ans (ils vont en bouffer du "home, sweet home!") alors que l'ancienne propriétaire, débarrassée d'eux va pouvoir choisir des propriétaires plus conformes à ses souhaits.
-Pourtant les Deetz qui leur succèdent ne sont pas non plus les candidats idéaux. Ce sont des néo-ruraux issus de la bourgeoisie new-yorkaise affairiste et branchée. A travers eux, Tim BURTON caricature les élites urbaines avec délectation, que ce soit leur snobisme ou leur recherche du profit. Je pense en particulier à leurs goûts esthétiques discutables que ce soit les sculptures de Delia (Catherine O HARA) ou le réaménagement de la maison façon art moderne sous la direction de Otho (Glenn SHADIX) ainsi qu'à leur réaction intéressée lorsqu'ils découvrent que la maison est hantée. Il n'est guère étonnant que les Maitland fassent un "rejet" de ces nouveaux occupants et cherchent à leur tour à les chasser de la maison.
-Finalement c'est le personnage de Lydia (Winona RYDER) qui représente le terrain d'entente permettant à tous ces gens de cohabiter ensemble. D'une part parce que c'est une enfant permettant aux Maitland de remplir la case "famille" qui leur manquait. D'autre part parce que sa sensibilité gothique lui permet d'entrer en contact avec les fantômes, une excentricité qui plaît aux Deetz, eux qui aimeraient bien faire du business autour de l'aspect macabre de la maison. En revanche, Bételgeuse/Beetlejuice (Michael KEATON qui cabotine à qui mieux mieux) sorte de (mauvais) esprit frappeur, s'il permet d'animer (au sens propre comme au sens figuré) quelques séquences hautes en couleur est bien trop intenable pour pouvoir s'installer à demeure comme le montre l'échec de sa tentative de mariage avec Lydia.
Finalement, il s'agit d'une histoire qui est à l'image d'un film où cohabitent les contraires dans un joyeux bazar: la grosse farce et le macabre, les prises de vue réelles et l'animation, les décors champêtres en extérieurs et les décors de studios qui font penser à l'expressionnisme allemand des années 20, le tout combiné à des effets kitsch typiques des années 80!
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.