Comme Robert Louis Stevenson avec son "Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde", Oscar Wilde a transformé la dualité schizophrène de la société victorienne en œuvre fantastique avec "Le Portrait de Dorian Gray" et Albert LEWIN, cinéaste esthète quelque peu marginal dans le système hollywoodien a redoublé cette dualité avec un film tiraillé entre oeuvre de studio intellectuelle et sensibilité toute personnelle marquée par de brusques bouffées expressionnistes et psychanalytiques toute européennes. La mise en scène ciselée est entièrement construite sur le modèle pictural. Pas seulement parce qu’il y a des tableaux dans le film mais parce que le film est lui-même construit comme un enchâssement de tableaux. Pendant que Dorian Gray (Hurd HATFIELD) se fait tirer le portrait, Lord Henry Wotton (George SANDERS), son mauvais génie capture, tue et encadre un très beau papillon : façon de symboliser la transfusion de la vie à la mort qui s’opère dans la création du portrait qui fige pour l’éternité la jeunesse et la beauté de Dorian Gray en tuant la vie en lui. Or le Dorian Gray de chair et de sang scelle un pacte faustien avec son double pictural par lequel il lui vend son âme ce qui a pour effet d’intervertir des rôles. Alors que le vivant désormais emprisonné dans la toile se décompose lentement sous les effets du temps et du vice, l’image qui a remplacé le corps de Dorian Gray reste intacte. Seulement elle est totalement inexpressive, comme une page blanche « à noircir de rêves » (Greta GARBO aurait été effectivement parfaite dans le rôle si la censure hollywoodienne ne s’était pas offusquée de la transgression de genre que cela impliquait) ce qui fait de Dorian Gray un support de fantasmes pour tous ceux qui l’approchent, chacun ayant sa propre vision du personnage. C’est d’autant plus facile que Dorian Gray semble être aussi vide en apparence qu’intérieurement ce qui le met à la merci de toutes les influences et fait de lui une girouette. Basil Hallward le peintre humaniste (Lowell GILMORE) d’un côté et Lord Henry Wotton le dandy cynique de l’autre se disputent son âme (à défaut du reste qui reste indicible, code de censure oblige). Albert LEWIN a d’ailleurs dirigé Hurd HATFIELD (à qui le rôle va comme un gant avec sa beauté androgyne à la limite de l’irréel) de façon à ce qu’il soit le plus neutre possible, ne le filmant plus après 16h pour éviter l’apparition de marques de fatigue sur son visage. Le résultat est aussi fascinant qu’effrayant avec quelque chose de cadavérique, de spectral qui le rend inquiétant. D’une certaine façon, on pressent la décomposition qui se cache derrière ce masque lisse et diaphane qui n’est autre que celui de l’aristocratie victorienne, elle-même biface : d’un côté la mascarade sociale de la respectabilité avec sa morale rigide et étouffante, de l’autre le déchaînement de la débauche dans les bas-fonds. C’est pourquoi la plupart des personnages, et tout particulièrement ceux de la haute société sont filmés dans des encadrements ou déjà à l’état de portraits encadrés tout comme Dorian Gray. En censurant toute représentation frontale du vice et en muselant les désirs, le code Hays, redoublant le puritanisme victorien donne encore plus de relief à cet incroyable portrait. L’idée géniale de le filmer en technicolor alors que tout le reste du film baigne dans le noir et blanc suggère la réalité de l’âme enfermée dans l’objet alors que tout le reste n’est que simulacre. Et l’oeuvre du peintre américain Ivan Le Lorraine Albright qui s’est spécialisé dans la représentation du vieillissement et de la mort prend aux tripes suscitant autant de fascination que de dégoût.
"Dr.Jekyll et Mr. Hyde" de Victor FLEMING est le remake du film de Rouben MAMOULIAN de 1931. Il en reprend en effet l’intrigue et de nombreuses scènes quasi à l’identique tout en gommant la plupart de ses aspérités. Le code Hays est passé par là encore que Victor FLEMING ne s’en tire pas si mal en représentant le désir manifeste que Jekyll (Spencer TRACY) a pour sa fiancée Beatrix (Lana TURNER) et qui indispose son père (Donald CRISP) ainsi que quelques visions oniriques assez réussies notamment celle des femmes-chevaux dévêtues fouettées par Jekyll transformé en cocher. Mais Ivy (Ingrid BERGMAN) ne peut plus s’offrir nue à Jekyll puisque la prostitution ne peut pas être représentée frontalement, elle devient donc pudiquement une simple « serveuse » et ce changement rend bancal son personnage jusqu’à la fin (la manière dont elle retrouve Jekyll est particulièrement peu crédible). De ce point de vue on peut considérer cette version comme une rencontre entre deux formes de puritanismes : le victorien et l’américain qui se renforcent l’un l’autre. Le film est par ailleurs une œuvre de prestige très soignée tant au niveau des costumes que des éclairages (la photographie du visage des actrices est superbe) et de l’atmosphère en général (réaliste pour Jekyll et expressionniste pour Hyde) mais la mise en scène est paresseuse par rapport à la version précédente. Autre gros problème, Spencer TRACY n’est pas crédible dans le rôle. Il est trop vieux pour jouer le jeune premier et le choix de créer un Hyde qui n’est qu’une version grimaçante et hirsute de lui-même rend invraisemblable le fait qu’il ne soit pas immédiatement reconnu par son entourage. De plus il est assez insipide en Jekyll là où Fredric MARCH était beaucoup plus tourmenté, laissant transparaître son démon intérieur sous son visage d’ange. Ingrid BERGMAN tire en revanche son épingle du jeu en jouant une Ivy sous l'emprise d'un tyran domestique proche de son futur rôle dans "Hantise" (1944) de George CUKOR.
La version de Rouben MAMOULIAN réalisée au début du parlant allie excellence de l'interprétation et mise en scène inspirée pour ce qui est sans doute la meilleure adaptation de la nouvelle de Robert Louis Stevenson à ce jour. La scène d'introduction suggère d'une manière admirable les troubles de la personnalité du docteur Jekyll (Fredric MARCH). Tout d'abord elle est tournée en caméra subjective, tout comme un peu plus tard sa première métamorphose. De ce fait, nous ne voyons pas tout de suite Jekyll. Ce que nous voyons d'abord, c'est d'abord l'ombre de sa tête projetée sur une partition musicale et ensuite son reflet dans le miroir, une façon d'opposer son image sociale respectable et l'envers masqué de cette image, son intériorité inavouable et donc cachée (et en anglais, cacher se dit hide). Dans une société qui accepterait l'être humain tel qu'il est, celui-ci n'éprouverait pas le besoin de se diviser. Mais la société victorienne marquée par une morale extrêmement puritaine est fondée sur la dissociation entre ce qui est considéré comme pur chez l'être humain et qui est célébré et ce qui est considéré comme impur -en premier lieu la sexualité- et doit être rejeté. Par conséquent le puritanisme fabrique une société duale avec d'un côté une façade conforme aux principes moraux qu'elle prône et de l'autre une arrière-cour fétide remplie de ce qu'elle rejette et qui parfois remonte à la surface, à l'image dans le film de la casserole pleine de liquide bouillant qui déborde et fait sauter le couvercle.
Ce dualisme est donc au cœur du film. Il est à l'origine du dédoublement de personnalité de Jekyll qui est qualifié "d'ange" et c'est bien parce que ceux qui font les anges font aussi les bêtes que son ombre prend la forme d'une bête simiesque. Il est frappant également de constater combien le point nodal de la dissociation est lié à la répression sexuelle. Jekyll qui sent la pulsion monter en lui espère la canaliser "honorablement" dans le mariage avec Muriel (Rose HOBART). Sauf que le père retarde l'échéance alors que la frustration devient insupportable, selon le credo bien connu qui prête à l'homme des désirs sexuels incontrôlables alors que la femme n'aurait, elle, pas de désir. C'est la rencontre avec Ivy (Miriam HOPKINS) qui précipite le drame. Car tout comme l'homme, la femme est dissociée. D'un côté il y a les filles de bonne famille, vierges jusqu'au mariage et ensuite dépourvues de libido par une prison psychique inculquée dès l'enfance les privant de corps sauf pour la reproduction. Et de l'autre, les prostituées, des "égouts" sur pattes servant à satisfaire les pulsions sexuelles jugées irrépressibles des mâles qui sinon perturberaient l'ordre social. Et pour encore mieux souligner cette dualité, Rouben MAMOULIAN divise l'écran à plusieurs reprises ce qui en fait un pionnier du split screen.
Sauf que Ivy ne devient pas seulement la maîtresse de Hyde, elle devient également sans le savoir le réceptacle de la haine que Jekyll a de lui-même (c'est à dire de son corps, de ses désirs, de ses besoins). Il la terrorise, la martyrise et en définitive, la tue, poussant jusqu'à son extrême aboutissement la logique de domination patriarcale sur le corps des femmes et la haine des puritains vis à vis de l'amour, de la beauté, du plaisir, bref tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue. Poussé ainsi à l'extrême, le système victorien si bien huilé déraille. Car Jekyll le subvertit avec sa science. En séparant radicalement deux parties de son être, il créé un monstre incontrôlable qui le détruit mais menace également d'éclater à la figure de toute la bonne société: c'est la casserole qui déborde, autrement dit le "Docteur Jekyll et Mister Hyde" (1931)" de Rouben MAMOULIAN n'est pas que l'étude d'un symptôme, c'est la radiographie d'un scandale.
Avant la version de John S. ROBERTSON, il y a eu plusieurs films muets consacrés au héros à deux visages du roman de Robert Louis Stevenson publié en 1886 mais c’est celui qui a fixé les canons repris ensuite par les versions parlantes ultérieures. Parmi eux le choix de situer l’intrigue dans l’époque victorienne qui par sa rigidité morale est propice au dédoublement entre le « surmoi » de Jekyll et le « ça » de Hyde (« Hide »). Le film narre donc la fabrication d’un monstre de par la séparation de l’être en deux entités distinctes de façon manichéenne. Une opération permise par la science qui connaît des avancées très importantes au XIX° mais suscite des craintes liées au pouvoir sans limite qu’elle donne à l’homme et qui sans conscience peut aboutir aux pires catastrophes. Cependant le film montre surtout comment la science moderne reprend à son compte la vision chrétienne de la dualité corps/esprit à travers l’interprétation puissante de John BARRYMORE (petit frère de Lionel BARRYMORE et de Ethel BARRYMORE). Même avant de boire la potion, Jekyll est présenté comme une figure christique, un saint qui accomplit des miracles auprès des plus déshérités et qui se désintéresse de la vie terrestre. Lord Carew (Brandon HURST), le père de sa fiancée Millicent (Martha MANSFIELD) représente Charon, celui qui l’introduit aux enfers en l’initiant aux plaisirs charnels comme cela se pratiquait beaucoup au XIX° dans les milieux bourgeois (la fiancée virginale versus la prostituée qui servait d’égout aux pulsions de ces messieurs). Ayant goûté au fruit défendu, Jekyll ne peut plus s’en passer mais pour ne pas souiller son âme immaculée, il a l’idée de transférer ses bas instincts sur une créature qu’il invente de toutes pièces. Le fantastique traduit ainsi un mécanisme psychologique bien connu, celui de la projection sur un bouc-émissaire de ce que l’on rejette de soi. Hyde avec ses longs doigts crochus, son crâne protubérant, ses yeux exorbités et son rictus est plus proche de la bête que de l’homme. Il rappelle aussi ce que le cinéma des origines doit au « freak show » des fêtes foraines : la métamorphose du saint en démon est le clou du film à la fois par le jeu habité de John BARRYMORE, les trucages en surimpression et l’apparence hideuse de Hyde. Comme dans « Frankenstein », la créature échappe rapidement au contrôle de son créateur. Elle s’empare de lui et le dévore après avoir au passage détruit Lord Carew, le tentateur.
C’est un film d’animation magnifique, tout en délicatesse et subtilité. Déjà dans son précédent film "Silent Voice" (2016) Naoko YAMADA faisait preuve d’une grande finesse dans l’évocation des difficultés de communication entre adolescents. Dans « Liz et l’Oiseau bleu », elle s’attache dans le huis-clos d’un lycée à étudier la relation entre deux adolescentes très différentes dont l’amitié fusionnelle -admirablement disséquée dans toute la complexité de ses composantes- est à la croisée des chemins. En effet avec la fin du lycée arrive l’heure des choix de vie et avec eux, la douloureuse mais inévitable séparation. Tous les enjeux du film se cristallisent autour d’un morceau de musique tiré d’une adaptation de « L’Oiseau bleu » de Maurice Maeterlinck que les deux amies -l’une flûtiste et l’autre joueuse de hautbois- doivent interpréter ensemble pour le concours de fin d’année de leur orchestre scolaire. Mais elles ne parviennent pas à le jouer harmonieusement parce que Mizore bride son talent pour ne pas surpasser Nozomi. Mizore est en effet terrifiée à l’idée d’être abandonnée par Nozomi, vivant dans son ombre, n’existant qu’à travers elle et s’attachant à suivre le moindre de ses pas, sans un bruit ou presque car l’asynchronie entre elles est tangible dès la première séquence du film. Mizore est en effet solitaire, extrêmement timide et renfermée alors que Nozomi est extravertie, sociable et volubile. Néanmoins les apparences sont trompeuses et la plus faible des deux n’est pas celle que l’on croit. Seulement, l’affirmation de soi passe par une remise en question du mode relationnel déséquilibré que les deux jeunes filles ont tissé entre elles depuis des années. Les mots étant impuissants à traduire la complexité des êtres, Naoko YAMADA saisit les plus ténus mouvements de l’âme par une attention extrême vis-à-vis du langage du corps, celui des regards, des gestes, des postures, des tics, des sons et des silences au travers de plans souvent décentrés et parcellaires sur des mouvements de pieds, des mains qui touchent nerveusement une mèche de cheveux ou des nuances de lumière dans les yeux. Elle la métaphorise également au travers de la musique mais aussi du conte de « Liz et l’oiseau bleu », un livre illustré à l’aquarelle dont nous voyons des extraits tout au long du film. Celui-ci raconte l’histoire de Liz, une jeune fille solitaire proche de la nature qui s’éprend d’un oiseau bleu métamorphosé en jeune fille (un leitmotiv de l’animation japonaise que l’on retrouve aussi bien dans "Ponyo sur la falaise" (2008) que dans "La Tortue rouge") (2016) dont pourtant elle pressent l’inéluctable envol.
Il ne suffit pas d'accumuler, détourner ou parodier des références pour faire un bon film mais quand le cocktail est réussi comme dans le flamboyant et baroque "Phantom of the Paradise", il envoie du lourd. Le film est autant un énorme chaudron-hommage à toute une série d'œuvres d'art l'ayant précédée qu'une distanciation ironique et désespérée analysant l'impossibilité de créer en dehors du système: celui-ci vous broie ou vous récupère ou plutôt vous récupère ET vous broie. Brian De PALMA parlait alors en connaissance de cause car le studio qui l'employait avait pris le contrôle de son film précédent "Get to know your rabbit" (1970). Il a donc eu l'idée d'accommoder à la sauce opéra-rock le thème du pacte avec le diable, le prix à payer pour la perte de son intégrité artistique s'incarnant dans le personnage du compositeur Winston Leach (William FINLEY) qui se situe à mi-chemin entre " Le Fantôme de l'Opéra" (1925) de Rupert JULIAN d'après Gaston Leroux et "Faust" (1926) de Friedrich Wilhelm MURNAU d'après Goethe. Quant au producteur qui symbolise son âme damnée (Paul WILLIAMS), il n'est pas en reste questions références puisque lui aussi a fait un pacte maudit à la Dorian Gray pour rester éternellement jeune sauf que l'image qui vieillit à sa place est sur pellicule et non dans un tableau. Son allure de dandy et son nom proustien, Swan illustre par ailleurs son obsession d'arrêter le temps tout comme celui de la muse interprète à qui il veut voler sa voix, Phoenix (Jessica HARPER).
Le style glam-rock grand-guignolesque du film typique des seventies se marie ainsi avec une atmosphère fantastique qui suggère admirablement le vampirisme à l'œuvre derrière le strass et les paillettes. Les décors expressionnistes rappellent ceux du "Le Cabinet du docteur Caligari" (1919) et la mise en scène du spectacle final, "Frankenstein" (1931). Le vampirisme est d'ailleurs autant le fait du manipulateur de l'ombre qu'est le producteur que celui du public attiré par ces nouveaux "jeux du cirque" où l'on s'enflamme en direct. Brian De PALMA reprend ainsi de façon remarquable la séquence inaugurale de la "La Soif du mal" (1958) de Orson WELLES pour en faire un show à retardement avec une vraie bombe planquée dans une voiture au beau milieu de la scène. Il s'amuse aussi avec son cinéaste favori, Alfred HITCHCOCK en nous offrant une version parodique délectable de la scène de la douche de "Psychose (1960) et de la scène du tireur embusqué en plein concert de "L Homme qui en savait trop" (1956).
Enfin on peut noter que ce film bourré de références a généré son propre mythe au point d'être devenu à son tour matriciel pour toute une nouvelle génération d'artistes de Bertrand BONELLO (M. Swan de "Saint Laurent") (2014) aux Daft PUNK masqués par un casque comme le fantôme et qui se sont associés le temps d'une chanson avec Paul WILLIAMS, l'acteur jouant le personnage de Swan et compositeur de la BO du film.
"Azur et Asmar", le premier film de Michel OCELOT réalisé à l'aide de la technologie numérique (mais en conservant tout de même un caractère artisanal) frappe d'abord par sa splendeur visuelle. Les décors sont des œuvres d'art inspirés de divers courants picturaux (de la peinture flamande à la miniature persane) qui par leurs couleurs et leur profusion de détails enchantent. Mais par-delà le seul aspect visuel, le film est une fête des sens: on y touche des textures (du tissu, de la céramique), on y goûte de somptueux plats orientaux (le couscous bien sûr mais aussi les pâtisseries comme les cornes de gazelle) et on y respire les odeurs enivrantes du marché aux épices (cannelle, cumin, fenouil, curcuma, noix de muscade etc.) Bref tout nous invite à s'immerger dans la richesse d'une culture islamique largement méconnue. Seule la musique apparaît quelque peu en retrait (intra comme extra diégétique).
Comme son titre l'indique, "Azur et Asmar" traite du dialogue interculturel ou plus exactement de la fraternité dans la diversité. Michel OCELOT expédie rapidement la partie du film qui se déroule dans l'Occident médiéval pour nous plonger au cœur d'un pays du Maghreb à la fois proche et lointain (on reconnaît entre autre l'architecture mauresque andalouse et le souk de Fès). Proche car à l'éducation normative endurée par Azur avec ses précepteurs dans son château répond l'éducation non moins normative de la princesse Chamsous Sabah dans son palais digne des 1001 nuits. De même, Michel OCELOT renvoie en miroir les préjugés culturels. La superstition entourant les yeux bleus renvoie aux réactions de rejet concernant les cheveux crépus et la peau basanée. Lointain car volontairement, une partie des dialogues est en arabe et n'a pas été traduite. Cela n'empêche pas de suivre l'intrigue mais cela crée la sensation d'être étranger, plus encore qu'Azur qui connait les rudiments de la langue pour l'avoir apprise auprès de sa nourrice. Le film plaide ainsi comme le souligne sa fin pour la richesse du métissage et de l'interculturalité. Si Michel OCELOT n'est pas naïf au point de croire que les groupes et les Etats puissent dépasser leurs clivages et leurs antagonismes, au moins espère-t-il en les individus qui peuvent s'en affranchir. Il n'est guère étonnant que le film ait frappé au cœur les jeunes écoliers libanais, eux qui grandissent dans un pays où la dualité culturelle est le plus souvent prise en otage par des intérêts géopolitiques qui les dépassent.
Un court-métrage de 1915 incomplet (il manque la fin) mais qui est proposé en bonus sur le DVD de "Notre-Dame de Paris" (1923) sans doute parce qu'il met déjà en scène Lon CHANEY dans un rôle de bossu. Un double rôle pour être exact, l'histoire se déroulant sur deux plans: celui du conte et celui d'un certain réalisme social. Dans le conte, la femme du pêcheur (Cleo MADISON) est une jeune fille (sans doute une fille de pêcheur) qui a pour amant un prince (Arthur Shirley). Mais une méchante sorcière les sépare et confie la jeune femme au destin bossu (Lon CHANEY donc) qui l'enferme dans un coquillage géant. Dans la réalité, le prince est un homme très riche (toujours interprété par Arthur Shirley) qui possède un yacht. Il est marié à une insupportable mégère (Margaret Whistler) qui ne se sépare jamais de son petit chien. La femme du pêcheur qui lui a offert des fleurs lors de son escale à terre et sa petite fille le font rêver d'une vie plus épanouissante que la sienne. Pourtant celle-ci semble aussi mal lotie que lui avec son mari pêcheur (Lon CHANEY encore) toujours absent dont la bosse laisse penser qu'il est plutôt son geôlier que son grand amour. Une mélancolie commune lié au sentiment d'avoir raté sa vie relie donc ces deux personnages situés aux antipodes du spectre social. Il y a un très beau plan où pendant que l'homme contemple le bouquet offert par la femme du pêcheur, le visage de sa petite fille apparaît à l'intérieur de chacune des fleurs. On ne peut que conjecturer sur sa signification mais il est assez évident que le yachtman est en mal d'enfant à moins que la trame du conte ne nous indique que cette enfant pourrait bien être la sienne...
On sait depuis 1984 grâce à Wim WENDERS qu'il y a Paris au Texas. Mais dix ans plus tôt, le premier film de Peter WEIR nous faisait découvrir l'existence d'une bourgade prénommée Paris située au fin fond de l'Australie. Un lieu haut en couleurs mais peu recommandable, surtout pour les infortunés voyageurs ayant la mauvaise idée de quitter la route principale pour s'y rendre. Ils risquent de subir le même sort que les employés du boucher de "Delicatessen" (1990), sort orchestré par le maire de la ville avec la complicité de tous les villageois. Si je cite le film de Marc CARO et Jean-Pierre JEUNET c'est également parce que l'on y retrouve le même humour noir teinté d'étrange et d'absurde qui fait penser à celui des MONTY PYTHON. Peter WEIR partage notamment avec eux le même imaginaire médical délirant à la fois férocement drôle et cauchemardesque: médecin frappadingue, instruments de torture disposés sur la table d'opération, naufragés de la route qui lorsqu'ils ne sont pas morts se retrouvent réduits à l'état de légumes en conserve ^^ et finissent par se mélanger aux citoyens ordinaires tout aussi dégénérés dans un final complètement surréaliste. A cette influence british vient s'ajouter celle du western spaghetti, les villageois pilleurs d'épaves étant explicitement comparés à des hors-la-loi tant par leurs costumes (cache-poussières) que par des plans rappelant les duels ou une musique aux accents de "Il était une fois dans l'Ouest" (1968). Mais le film a également une identité proprement australienne. Il renvoie à sa fondation par les parias du vieux continent, l'île ayant été d'abord une colonie pénitentiaire ayant longtemps conservé son caractère sauvage et brutal. Les hordes de véhicules customisés conduits par des voyous réduits à l'état de silhouette préfigurent l'un des monuments du cinéma australien, la saga futuriste et motorisée Mad Max de George MILLER qui fait d'ailleurs de multiples clins d'oeils au film de Peter WEIR. L'acteur Bruce SPENCE qui joue l'idiot du village dans "Les voitures qui ont mangé Paris" apparaît dans "Mad Max 2 : le Défi" (1981) alors que le dernier volet à ce jour "Mad Max : Fury Road" (2014) fait apparaître la voiture customisée la plus iconique du film de Peter WEIR, la Volkswagen Type 1 hérissée de dards. "Les voitures qui ont mangé Paris" est par ailleurs parfaitement représentatif de l'œuvre à venir de Peter WEIR. On y navigue dans un microcosme vivant en vase clos selon des règles dignes d'une société secrète sous une férule totalitaire dans lequel un intrus vient se glisser. Derrière l'itinéraire bis et délirant du film, on reconnaît notamment la trame de "The Truman Show" (1998): un homme prisonnier d'une communauté accueillante en apparence mais hostile en réalité et sous l'emprise d'un père abusif (ici le maire) qui en surmontant sa phobie (ici ce n'est pas l'eau mais sa peur de conduire) parvient à s'enfuir alors que les dissensions intérieures éclatent entre l'ancienne génération (qui régule la violence pour le "bien commun") et les jeunes (pour qui la violence n'a plus de limites). A trop se compromettre avec le mal, celui-ci finit par tout détruire.
Tim BURTON a fait de "Dumbo" un film personnel, celui-ci fonctionnant comme une mise en abyme de sa propre place dans le monde et au sein de l'Empire Disney dont il nous offre une hilarante satire. En effet les (més)aventures de l'éléphanteau aux grandes oreilles ressemblent comme deux gouttes d'eau à celles vécues par le créateur de l'histoire de "L'Étrange Noël de Monsieur Jack" (1994). Trop gothique pour le royaume enchanté, son univers a d'abord été mis sur la touch(stone) avant d'être finalement accueilli triomphalement au sein des studios et des parcs (goodies compris) lorsque le succès a été au rendez-vous. Il arrive exactement la même chose à Dumbo. Méprisé et rejeté dans un premier temps pour sa non conformité, il devient ensuite la superstar de la cathédrale du divertissement "Dreamland" dirigé par le patron mégalomane Vandemere (Michael KEATON). Il y a même un magasin où l'on s'arrache les peluches à son effigie et l'une des attractions, "The Carousel of Progress" est la copie conforme de celle qui existe à Disneyworld ^^. Comme le dit la critique de Télérama "On apprécie que Tim BURTON même pour rire, morde un peu la main qui le nourrit" ^^. Car bien entendu Dumbo ne se plie pas au jeu que l'on veut lui faire jouer et échappe à ceux qui veulent le dompter.
Cependant, cet aspect réjouissant n'occulte pas pour autant la douceur et la poésie de l'œuvre originale que Tim BURTON parvient à restituer avec beaucoup d'intelligence. Je pense en particulier à la manière dont il rend hommage à la scène culte de la parade des éléphants roses ou encore sa reconstitution du numéro des clowns pompiers. Son éléphanteau en images de synthèse possède une anima qui le rend irrésistible, et est filmé avec beaucoup de tendresse. Enfin le film a un petit côté engagé contre l'asservissement de l'animal par l'homme qui n'existait pas dans la version originale.
Toutes ces qualités permettent de fermer les yeux sur l'ajout de personnages humains tellement peu travaillés qu'ils paraissent plus toc que Dumbo et sa mère tels que Holt (Colin FARRELL) et ses enfants ou encore Colette la trapéziste (Eva GREEN). L'aspect "Freaks" du film reste donc superficiel mais "Dumbo" est l'un des rares remake en prises de vues réelles des classiques Disney qui sorte du lot.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.