Enhardi par les immenses succès de l'Heure suprême et de l'Ange de la rue, Borzage s'aventure dans son film suivant sur un terrain tabou en 1928, celui de l'érotisme. L'amour physique, le désir, la sensualité étaient discrètement suggérés dans ses films précédents mais dans La Femme au corbeau ils éclatent au grand jour. L'union des corps est indissociable chez Borzage de celle des émotions et des esprits. Il n'existe qu'une seule échelle qui prend ses racines dans l'amour profane et monte jusqu'au sacré. L'amour est assomption mais celle-ci n'est possible que parce que toutes les dimensions de l'humain sont prises en compte. Et comme on est encore dans la période pré-code Hays, Borzage va oser réaliser "l'oeuvre la plus sensuelle et la plus provocatrice de tout le cinéma muet." (Hervé Dumont)
Il ne reste plus aujourd'hui que la moitié du film d'origine. Le début, la fin et deux scènes intermédiaires ont été perdus (la pellicule s'est décomposée) et sont remplacés aujourd'hui par des photos du tournage et des cartons explicatifs permettant de suivre l'intrigue. Coup de chance, ce qui nous reste du film est la partie la plus intense, celle qui montre la naissance du désir, le jeu de séduction puis l'éclosion de l'amour entre les deux personnages principaux, Allen John (Charles Farrell) et Rosalee (Mary Duncan). Ce sont ces scènes qui ont offusqués les puritains (le film a été interdit ou censuré dans de nombreux Etats aux USA et dans le monde) et à l'inverse ont provoqué la pâmoison des surréalistes en France qui l'ont élevé au rang de film culte. Farrell sortant de la rivière dans le plus simple appareil, réchauffé par le corps de Rosalee couché sur lui ou sa main guidée par elle touchant son sein sont autant de magnifiques visualisations du désir féminin. Entre cette femme revenue de tout (et surtout des hommes) et cet innocent qui n'a jamais connu de femme (un petit garçon qui devient un homme), l'amour prend une tournure bouleversante qui les révèle à eux-mêmes. Le corbeau, métaphore des obstacles à vaincre (le rival castrateur, le passé encombrant etc.) sur le chemin de la libération et de la plénitude ne peut qu'être vaincu. Une fois de plus, Borzage a recours a des jeux d'ombres expressionnistes pour symboliser la menace qui pèse sur les amants alors que la puissance de leurs désirs se manifeste à travers les déchaînements de la nature (tourbillons, tempêtes de neige...) Ajoutons que le jeu des acteurs stupéfie par sa modernité. Mary Duncan est incroyablement directe dans ses attitudes et ses gestes (elle se caresse le sein, s'allonge lascivement, porte une sucrerie offerte par Allen John à la bouche avec un regard provocateur etc.) Et Charles Farrell dans son initiation au désir provoque le trouble.
Uniformes et jupon court est la première réalisation américaine de Billy Wilder. Cette variation alerte et plaisante sur le thème de Lolita pose les bases de son univers à base de déguisements, d'usurpation d'identités, de quiproquos et situations rocambolesques, de sous-entendus sexuels permanents et de dialogues incisifs. L'illusion créée par le déguisement et l'humour font passer ce que les situations peuvent avoir de scabreux et déjouent la censure. Comme 17 plus tard dans Certains l'aiment Chaud, Wilder réussit au nez et à la barbe du code Hays à faire cohabiter dans la même couchette de train un lieutenant et une soi-disant gamine de 12 ans pour laquelle il éprouve de une attirance embarrassante. Ladite gamine grandissant à vue d'oeil lorsqu'il s'agit de vamper tout un régiment. Susan qui s'est en partie déguisée pour échapper au harcèlement des hommes (le billet 1/2 tarif est un prétexte) éprouve une vraie jouissance à mener le jeu de séduction tout en découvrant l'amour. Ray Milland et Ginger Rogers sont excellents.
Le chef-d'oeuvre d'Egoyan commence fort dès le générique. Sur une magnifique musique orientalisante de Mychael Danna au rythme serpentin, hypnotique et lancinant, on suit en travelling un décor de jungle tropicale luxuriant, moite et étouffant. Sans rien savoir du film, nos sens et notre inconscient l'ont déjà décrypté: un voyage dans les fantasmes et les pulsions refoulées (donc exotiques) de chacun: voyeurisme, exhibitionnisme, inceste, meurtre etc. Le spectateur lui-même placé dans une situation voyeuriste se retrouve paradoxalement confronté à des personnages opaques, aux comportements énigmatiques et aux relations troubles. Chacun tente de domestiquer ses désirs en les pliants à un rituel codifié. Thomas drague de beaux garçons ethniquement typés (donc exotiques) en les invitant au ballet Romeo et Juliette de Prokofiev. Son spectacle à lui, c'est la contemplation de son voisin de siège sur la danse des chevaliers. L'ironie est que l'un d'entre eux l'a longuement observé derrière le miroir sans tain d'un aéroport au début du film. Francis se rend un soir sur deux à l'Exotica, un club de striptease pour faire danser Christina à sa table, une très jeune fille déguisée en collégienne. On le voit également donner de l'argent à Tracey, une autre très jeune fille qu'il ramène en voiture pour faire la baby-sitter d'une maison où il n'y a plus que des fantômes à garder. Le DJ de l'Exotica, Eric dévoré de jalousie tient des propos équivoques dès que Christina arrive sur scène et n'hésite pas à transgresser les règles du club au milieu du film, provoquant la pagaille. Le tout au grand dam de Zoé, la patronne qui croit que l'on peut gérer le désir et la sexualité de façon comptable mais qui voit ceux-ci lui échapper. Le film est donc une invitation à percer le mystère et à comprendre les motivations profondes de tous ces personnages à l'image de la chanson qui accompagne les prestations de Christina "Everybody knows" de Léonard Cohen. Les rituels s'apparentent en réalité à une cure psychanalytique où chacun vient soigner ses traumatismes. Tous ont un passé chargé, un héritage familial lourd à porter (Thomas, Zoé), ont été victimes d'abus dans leur enfance (Christina), ont perdu leur famille dans des circonstances tragiques (Francis), sont rongés par la culpabilité (Francis et son frère Harold), minés par une basse estime de soi et l'impossibilité de se réaliser (Christina et Eric) etc. Ce film puzzle aux apparences trompeuses -le striptease annoncé est celui de l'âme et non celui du corps- appelle plusieurs visionnages qui loin de l'affadir le font monter en puissance.
Some like it classic and some like it hot. Un des maîtres-mot du chef-d'oeuvre de Billy Wilder est la diversité et pas seulement celle des musiques. Celle des genres: poursuite du film noir/gags burlesque/comédie romantique d'un côté, filles/garçons/transgenres de l'autre. Celle des sexualités: hétérosexuelles et homosexuelles (féminine et masculine). Celle des climats: neige et mort à Chicago/soleil, palmiers et désirs torrides en Floride.
Car les autres thèmes majeurs du film sont le travestissement et la transgression. La Prohibition (le film se situe dans les années 20) cache le vrai sujet du film qui est le code de censure Hays encore en vigueur au moment du tournage à la fin des années 50. Seul le travestissement permet la transgression. Le cercueil contient des bouteilles de whisky, le corbillard contient des armes, les pompes funèbres abritent un tripot, le gâteau d'anniversaire cache un tueur, Joséphine et Daphné sont deux hommes, le millionnaire aux faux airs de Gary Grant (star glamour connu pour ses tendances bisexuelles et son goût pour le travestissement) est un saxophoniste fauché etc.
Certains l'aiment chaud s'avère donc être outre une comédie irrésistible un film très moderne dans son approche du désir, de la sexualité et de la féminité. Le film raconte l'initiation de deux hommes plutôt machistes au féminisme en les faisant passer de l'autre côté de la barrière. Ils découvrent la complicité et l'intimité avec des femmes et ils découvrent aussi les désagréments d'être considérés comme des objets sexuels par la gent masculine. En définitive ils découvrent surtout leur propre part de féminité. Joe acquiert une sensibilité qui lui faisait défaut dans son rapport à l'autre sexe alors que Jerry se retrouve coincé dans une hybridité comique dans laquelle son identité (de genre et sexuelle) vacille lorsqu'il se prend au jeu de la séduction avec le désopilant et néanmoins adorable millionnaire Osgood Fielding III. La scène finale ouvre tous les possibles comme le souligne la dernière réplique devenue culte, véritable provocation lancée à la face du puritanisme. Il est significatif que cette fin ouverte donne lieu aujourd'hui à deux interprétations diamétralement opposées. Pour la critique traditionnelle plutôt machiste, Jerry est pris au piège. Son "je suis un homme" est interprété comme une volonté d'être reconnu comme tel et le nobody's perfect d'Osgood est perçu comme une castration. Pour les gender studies, les féministes et les critiques LGTB il est au contraire libéré du poids de l'hétéro-machisme symbolisé par Joe et la mafia et l'on assiste à la naissance du premier couple homosexuel de l'histoire du cinéma, le nobody's perfect d'Osgood résonnant comme une déclaration d'amour inconditionnelle. Quant à Marilyn, elle est absolument parfaite dans le rôle de Sugar car elle est aussi hybride, ingénue d'un côté, bombe sexuelle de l'autre (et le film ne se prive pas de le souligner par tous les moyens!)
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.