"Les 39 marches" est le premier grand film de Alfred HITCHCOCK mené tambour battant, sans temps mort et sans une once de gras. C'est un film d'autant plus capital que sa trame annonce nombre de longs-métrages à venir déclinant le thème du faux coupable qui doit se démener seul contre tous pour faire reconnaître son innocence. Mais surtout, il est très proche de "La Mort aux trousses" (1959) avec son fugitif pris malgré lui dans une intrigue d'espionnage, poursuivi dans un train et obligé de forcer la porte et le coeur de Pamela (Madeleine CARROLL), la première blonde hitchcockienne d'une longue liste. De façon plus générale, ce sont les femmes qui mènent la danse dans le film ce qui créé toute une série de scène équivoques absolument jubilatoires. Elles ne sont d'ailleurs pas pour rien dans la réussite du film, celui-ci étant moins un thriller d'espionnage (une intrigue-prétexte avec le secret pour McGuffin) qu'un vaudeville, voire une screwball comédie. Les ennuis de Richard Hannay commencent lorsqu'il héberge chez lui une belle espionne (Lucie MANNHEIM) qui lui transmet les secrets de sa mission avant d'être assassinée. Pris à tort pour le meurtrier, il s'enfuit en Ecosse où est censé se trouver le chef de l'organisation secrète des "39 marches" qui convoite un secret d'Etat. A son tour, il est hébergé par un couple de fermiers dont l'épouse qui comprend très vite la situation tombe sous son charme, suscitant la jalousie du mari. Alfred HITCHCOCK réussit à tout nous faire comprendre par de simples jeux de regards, comme au temps du muet. Mais le summum est atteint avec la scène où Richard Hannay et Pamela se retrouvent attachés ensemble par une paire de menottes et obligés de passer la nuit ensemble dans une chambre d'hôtel. On a même droit à une scène chargée d'érotisme lorsqu'elle enlève ses bas et que ce dernier en profite pour laisser négligemment sa main glisser le long de ses jambes. Tout ceci rappelle d'autant plus "New York - Miami (1934) de Frank CAPRA que l'excellent (et moustachu) Robert DONAT qui joue Richard Hannay est surnommé le "Clark GABLE british" même si par sa décontraction et son humour il me fait aussi penser à Cary GRANT. Pour s'en sortir, il doit constamment multiplier les exploits (et les bobards plus gros que lui parce que lorsqu'il dit la vérité, on ne le croit pas!), le cinéma faisant le reste (car si le film avait été réaliste il serait mort dix fois mais comme le disait Alfred HITCHCOCK, un film ce n'est pas une tranche de vie mais une tranche de gâteau ^^). Quant à Pamela, après s'être longtemps enfermée dans le rôle de la vierge outrée par l'intrusion de celui qu'elle prend pour un loup dans la bergerie, elle se révèle drôle et sensuelle lorsqu'elle comprend qu'il s'agit d'un brave toutou apprivoisé. Enfin, bien que structuré par la cavale du héros, le film a un caractère cyclique, débutant et se dénouant sur la scène d'un théâtre avec un personnage clé, "Mister Memory" qui fait penser au joueur de cymbales de "L Homme qui en savait trop" (1956).
"La Confusion des sentiments" est une adaptation télévisuelle datant de la fin des années 70 de la célèbre nouvelle (que l'on qualifie aussi de court roman) de Stefan Zweig. Celle-ci dépeint avec une rare justesse les tourments d'une passion interdite alimentée par des désirs aussi violents que refoulés qui entretiennent une atmosphère d'érotisme électrique. Si l'image a beaucoup vieilli et aurait eu besoin d'une restauration lors de son transfert en DVD, force est de constater que Etienne PÉRIER a rendu justice à l'écriture d'orfèvre de Stefan Zweig tout en modernisant quelque peu son oeuvre. Il est amusant que certains aient cru bon de préciser dans leur critique qu'il ne s'agissait pas d'un film gay. Pourtant en dépit du personnage frustré et provocant de la femme du professeur c'est bien le désir homosexuel qui est au coeur du film aussi bien au niveau des dialogues que des images. La caméra devient l'œil et l'âme du professeur qui se pâme devant la musculature supposée d'Hamlet qu'il ne peut imaginer "gras" ou les statues de jeunes éphèbes grecs semblables au corps de l'élève qu'il désire, qu'il ne peut s'empêcher d'entrevoir ou d'imaginer nu ou demi-nu et dont il n'est séparé que par une fragile porte qu'il espère de toutes ses forces voir s'ouvrir. Il en va de même avec des lignes de dialogues dont le contenu est sans ambiguïté ("Je n'ai rien contre les mauvais sujets, au contraire"; "Quand l'amitié atteint ce degré d'exaltation, est-ce encore de l'amitié?"; "Je vais vous faire apporter un lit où le professeur viendra vous border"). Comme dans le livre, chaque élan est suivi d'un retour de bâton plongeant l'élève un peu plus dans la confusion, le professeur soufflant le chaud et le froid, non parce qu'il joue avec lui mais parce qu'il est déchiré entre ce qu'il voudrait désirer (une communion d'esprit avec Roland, une amitié qui serait socialement acceptable) et ce qu'il désire réellement (une fusion charnelle). Et que dire de l'interprétation! Michel PICCOLI comme Stefan Zweig épouse les moindres frémissements de son personnage dévoré par les tourments de sa passion impossible « Il faut revenir à des sentiments de chair, de passion, de vie ! Il n’y a plus de belles histoires que l’on raconte. Et, La Confusion des sentiments en est une justement. Avec trois personnages, d’une intégrité, d’une pureté, d’une rigueur, d’une intensité de vie exceptionnelle (…) c’est la beauté des sentiments.» (Michel PICCOLI à propos de "la Confusion des sentiments".)
Voici le premier court-métrage co-réalisé, produit et interprété par Buster Keaton à être sorti sur les écrans. Et c'est un coup de maître. En une semaine ("One Week", le titre en VO), une durée qui peut faire penser à la création du monde dans la Genèse, Keaton (Malec en VF) va surtout prouver son incapacité à se fixer avec sa drôle de "Maison démontable" (titre en VF).
Keaton prend pour point de départ l'imaginaire des pionniers qui devaient construire leur maison de toutes pièces souvent en réussissant à vaincre un milieu hostile mais il en détourne tous les codes. A la suite d'une série d'actes manqués, la maison qu'il parvient à édifier est totalement biscornue, elle n'est pas construite au bon emplacement et elle est balayée par les éléments. Ce qui pourrait au premier degré ressembler à un échec devient avec Keaton un manifeste poétique teinté d'absurde et de surréalisme ainsi qu'une ode à la créativité. La maison en kit se fait selon les situations manège, toboggan, trampoline ou encore mobil-home comme un jeu de Kapla. Quant à la jeune épouse qui l'habite (Sybil Seely) elle y apporte une touche d'érotisme en s'y dévoilant dans une séquence de bain qui remet elle aussi en question toute la pesanteur (bien-pensante) liée au "home".
René Laloux, Philippe Caza (auteur de la BD dont est inspiré le court-métrage) et Gabriel Yared avaient été déçus par l'animation et la mise en scène de la "Prisonnière" réalisé en 1985 alors que le projet de leur long métrage "Gandahar" était en suspens. A juste titre car ce n'est effectivement pas par son animation très sommaire que ce court-métrage brille mais par son atmosphère surréaliste, le mélange de mythologie, de SF et d'érotisme propre à Caza ainsi que la limpidité de sa fable aussi poétique que politique.
Deux enfants fuient la guerre et la mort sur une mer de cendres. Pas besoin de faire un dessin (il n'y en a pas d'ailleurs à ce sujet). Ils arrivent dans une cité monastique qui leur impose le silence. Une cité totalitaire d'hommes repliés sur eux-mêmes qui refusent le bruit créateur de chaos et de tumulte mais également l'altérité. La seule femme visible est prisonnière dans la plus haute tour de la cité. Jusqu'à ce que la vie déferle sous la forme d'une baleine dans laquelle se cachent des femmes nues aux formes opulentes typiques de Caza. Un épisode visiblement inspiré du cheval de Troie. Elles laissent la mer (l'élément féminin) pénétrer dans la cité et la prisonnière embarque avec les enfants pour continuer le voyage. "L'ordre et le bâillon ne gagnent pas toujours."
Au milieu des années 80, j'ai été très marquée par le tout premier récit du magazine "Je Bouquine" (qui a reçu le Grand Prix de l'Imaginaire en 1985, une récompense justifiée au vu de la qualité de l'histoire). Ecrit par Robert Escarpit, il s'intitulait "L'enfant qui venait de l'espace" et mettait en scène la rencontre entre Isaac Asimov et son personnage, Suzan Calvin qui lui raconte une histoire sur elle qu'il ignorait. La créature qui échappe à son créateur est un thème archi-rebattu mais cette variante est particulièrement réjouissante. Dans les récits d'Asimov, Suzan est une vieille fille coincée et froide qui éprouve plus de sentiments pour les robots que pour les hommes. Dans ce récit, non seulement Asimov découvre qu'elle a une sexualité et une famille mais les dessins qui accompagnent le récit créés par Philippe Caza sont d'une très grande sensualité. Suzan amoureuse y apparaît très peu habillée et dotée de formes plantureuses.
C'est à ce niveau que ce situe le lien avec le troisième (et dernier) long-métrage de René Laloux, "Gandahar" réalisé à la même époque. Lorsque je l'ai vu, j'ai tout de suite su que les graphismes du film étaient de Philippe Caza: prédominance des couleurs froides bleues-roses-violettes y compris pour les teintes de la peau, hypersexualisation des personnages, formes généreuses, beaucoup de nudité ou de quasi-nudité (une mode à l'époque dans l'univers de la SF graphique car on pense également à "Cobra", le manga de Buichi Terasawa adapté en animé par Osamu Dezaki et où les femmes sont sexy et très peu vêtues.)
Le tout est associé à un brillant récit poétique, politique et philosophique (tiré d'un roman de Jean-Pierre Andrevon) dans lequel on reconnaît les thèmes fétiches de René Laloux: boucle spatio-temporelle, embrigadement totalitaire (hommes-oiseaux des "Maîtres du temps", hommes-machines de "Gandahar"), dangers de la technologie, droit à la différence (les transformés issus de mutations génétiques ratées sont des parias qui cependant vont jouer un rôle fondamental dans le sauvetage de "Gandahar" de ses propres dérives).
A noter que pour des questions d'argent, la production s'est effectuée en... Corée du nord! L'animation n'en a pas souffert, elle est sans doute la plus réussie des trois films de René Laloux. Mais en avance sur son temps, son génie n'a pas été reconnu à sa juste mesure. A l'époque, les esprits étaient particulièrement bornés en France en ce qui concernait l'animation. Les décideurs avaient décidé qu'elle devait être réservée aux enfants. Comme l'œuvre de Laloux n'entrait pas dans la case, ils lui ont coupé les vivres, nous privant sans doute de bien d'autres films magnifiques.
Dernier film de Kubrick fidèlement adapté d'un roman d'Arthur Schnitzler "Rien qu'un rêve", "Eyes Wide Shut" est une oeuvre magistrale sur la pulsion érotique et son dévoiement par les élites sociales qui en ont fait un instrument de pouvoir.
"Eyes Wide Shut" ("Les yeux grands fermés") est construit sur une série de dualités en constante interactions. La première de ces dualités est évidemment sociale. Il y a deux mondes dans "Eyes Wide Shut": celui de l'arc-en-ciel et ses lumières multicolores qui symbolise la masse. Et celui de l'élite décadente, une petite société secrète se livrant à des rituels occultes sataniques. Bill et Alice Hartford (Tom Cruise et Nicole Kidman) bien qu'aisés appartiennent au premier monde mais ils sont inexorablement attirés par le second. Chacun d'eux rêve de transgresser les limites pour y pénétrer. "Bill" utilise son fric et son insigne pour se frayer un passage sans jamais parvenir à faire illusion (il est démasqué à la soirée parce qu'il est venu en taxi alors que les grands de ce monde se déplacent en limousine). Quant à "Alice", elle regarde un peu trop du côté du miroir. Les tentateurs et tentatrices qu'ils rencontrent au bal organisé par l'un des riches clients de Bill, Ziegler (joué par Sydney Pollack) leur promettent le 7eme ciel qui se trouve non "Under the Rainbow" mais "Over the Rainbow".
Mais comme chaque réalité est porteuse de son contraire, on suit la nage en eaux troubles de ce couple entre des dualités aux limites de plus en plus poreuses. Le rêve et la réalité s'entremêlent, le présent côtoie le passé (la valse de Vienne 1900, la Renaissance vénitienne), le mariage monogame subit les assauts de la débauche anonyme, les masques s'allient avec la nudité comme la lumière avec l'obscurité et le mensonge avec la vérité. Chaque proposition sexuelle que reçoit Bill possède un pendant morbide qui prend la forme d'un cadavre, du VIH ou d'une overdose. Car la dualité majeure du film est bien entendu celle d'Eros et de Thanatos. L'orgie satanique et ses incantations inversées est une représentation frappante de l'anti-ciel qui exploite et détruit la pulsion sexuelle à des fins mercantiles. On est fasciné par l'impression de vertige qui se dégage de la mise en scène et notamment tous ces travelling labyrinthiques qui ne semblent jamais finir. Même si Bill et Alice finissent par se retrouver non seulement "lucky to be alive" mais chauffés à blanc par leur plongée dans la dialectique du désir.
Je n'avais jamais entendu parler d'Alain Guiraudie avant la sortie de "L'Inconnu du lac". Mais le film a fait du bruit, non seulement pour les prix qu'il a reçu mais aussi pour son affiche, censurée à Versailles et à Saint-Cloud dans un contexte d'hystérie lié au débat sur le mariage gay. Pierre Deladonchamps a depuis "remis ça" avec l'affiche de "Nos années folles" d'André Téchiné elle aussi censurée à Senlis.
Le film a suscité des avis particulièrement contrastés. Certains se sont ennuyés ferme devant l'absence apparente d'intrigue, d'autres comme les Inrocks ont crié au chef-d'oeuvre et l'ont placé dans les 100 meilleurs films français de tous les temps. J'ai pour ma part trouvé qu'il s'agissait d'un excellent film qui m'a d'ailleurs durablement marqué et ce au moins pour trois raisons:
- Il y a peu de cinéastes qui manifestent une telle rigueur et une telle précision dans leur mise en scène. Celle-ci, volontairement épurée, se concentre sur un lieu, théâtre unique de l'action et sur quelques personnages dont elle s'attache à filmer les interactions dans ce qu'elles ont de plus primitif (la vision de la sexualité vue comme quelque chose de totalement naturel y est pour beaucoup, c'est quelque chose de trop rare et donc de précieux). Elle joue beaucoup aussi sur les variations de lumière. Une scène solaire ou une surface scintillante seront ensuite montrées sous un jour ou plutôt une nuit beaucoup plus sombre et inquiétante. Enfin l'absence de musique permet d'entendre le moindre bruit, chacun ayant une signification particulière.
- Tout ce dispositif donne un caractère très symbolique à l'histoire. Ceux qui cherchent à se divertir s'ennuieront effectivement car en surface il ne se passe rien. Dans les profondeurs du lac en revanche, il se passe beaucoup de choses et les allusions aux silures géants doivent être comprises comme un avatar du monstre qui se cache au fond de nous. La mythologie et la tragédie antique sont clairement convoquées au service d'un récit qui met en jeu les pulsions de vie (l'Eros) et les pulsions de mort (Thanatos) comme moteurs du désir. L'homme séduisant pour qui Frank éprouve une passion dévorante est aussi un dangereux tueur. Loin de le refroidir, cette ambivalence sert d'aiguillon à sa passion.
- Enfin, le film revêt aussi un caractère contemporain en ce qu'il interroge de façon critique notre époque. Ceux qui croient qu'il ne concerne qu'un petit milieu d'homosexuels masculins se trompent. A travers la description d'un lieu naturiste et libertin homo, Guiraudie questionne la capacité des êtres à s'extraire du principe de consommation tout-puissant. La seule présence d'Henri jette une ombre sur l'hédonisme triomphant du lac. Revenu de tout et surtout de la "baie des cochons" du Cap d'Agde (le pendant hétéro du lac de Guiraudie) il refuse désormais de jouer le jeu du consumérisme sexuel et se tient à l'écart des autres, se contentant de contempler le lac d'un air désabusé. A l'autre extrême, Michel qui profite puis se débarrasse de ses amants quand il s'en lasse est une caricature du système. Mais les autres habitués de la plage ne s'émeuvent pas davantage devant la disparition de l'un des leurs (dont les affaires et la voiture abandonnée sont pourtant bien visibles) tant ils ne sont centrés que sur la recherche de leur petit plaisir. Frank enfin passe son temps à naviguer d'Henri à Michel, du recul critique à sa passion du moment jusqu'à ce qu'il se retrouve seul et désemparé dans les broussailles. Lui dont on n'a vu jusque là que l'indécision et la capacité d'évitement va-t-il enfin assumer ses responsabilités?
C'est le premier film de Bertrand Bonello que j'ai vu. Il m'a donné une idée assez précise du cinéaste. Je n'ai pas passé un mauvais moment car il s'agit d'un travail soigné mais je n'ai pas adhéré. Les superlatifs attachés à ce film lors de sa présentation au festival de Cannes puis lors de sa sortie ne parviennent pas à masquer le fait qu'il est reparti bredouille de prix sauf pour les costumes et les actrices ce qui est logique car le casting nous offre une vraie pépinière de jeunes talents (Adèle Haenel, Céline Sallette, Hafsia Herzi...) Un autre point fort du film est son raffinement. On a affaire à un esthète et à un érudit visiblement très fin-de-siècle par les thèmes qu'il aborde, par son style et par son attirance pour la fin du XIX° siècle, Belle-Epoque incluse (qui a vu grandir ce courant littéraire que l'on appelle aussi le décadentisme.)
Ces qualités ne suffisent pas cependant à donner une âme à cette oeuvre froide, triste et mollassonne. Le cinéma, ce n'est pas qu'une succession de jolis tableaux ou une mise en scène d'intentions (aussi intéressantes soit-elles), c'est avant tout un récit avec une intrigue et si possible des enjeux dramatiques forts. Il n'y a rien de tout cela dans l'Apollonide, d'où l'ennui profond ressenti. Les filles et leurs clients sont des ectoplasmes interchangeables et non de vrais personnages. On a l'impression d'assister à un défilé de poupées ou de mannequins où le verbe n'a pas réussi à se faire chair. La vision du sexe y est d'ailleurs proche de la nécrophilie: les visages se font masques, les corps deviennent des mécaniques ou sont congelés dans un bain de champagne. On est pas loin par moments du pur et simple clip: une succession d'images léchées sans investissement émotionnel. Le résultat final est assez vain.
Lon Chaney a tourné 10 films avec Tod Browning. Les deux hommes étaient passés par le cirque et Chaney, "l'homme aux mille visages" et au corps tout aussi métamorphe répondait à la fascination que Browning éprouvait pour la monstruosité humaine. Chez Browning nul artifice, nul trucage mais de vrais corps dans tous leurs états. Chaney pouvait jouer toutes les difformités, accomplir toutes les métamorphoses, du bossu au ventriloque en passant comme ici par le bandit manchot.
L'inconnu peut être lu d'une manière psychanalytique tant il déborde de symboles sexuels. Une sexualité traumatique, mutilée, mortifère. Alonzo (Lon Chaney) est un lanceur de couteaux privé de bras. La métaphore de la virilité et de sa négation. Conflit en vue. Une tension sexuelle s'installe dès la première scène avec sa partenaire, la belle Nanon (Joan Crawford). Les couteaux viennent se planter tout autour d'elle, la déshabillant au passage. Mais cet érotisme se mâtine d'un certain malaise car Alonzo utilise ses pieds ce qui déforme son apparence. Et il est le seul homme que Nanon peut approcher car elle ne supporte pas le contact des mains masculines. Autrement dit, elle l'aime parce qu'il est impuissant. Les mains masculines sont une métaphore du viol incestueux. En effet le directeur du cirque, Antonio Zanzi (Nick de Ruiz) qui est le père de Nanon s'avère être intrusif et castrateur.
Ce que Nanon ignore, c'est la véritable identité d'Alonzo. Celui-ci s'est composé un personnage d'impotent pour tromper la police autant que pour lui plaire. En réalité il est exactement l'inverse de ce qu'il paraît. Un dangereux criminel en pleine possession de ses moyens. Non seulement il a des bras et des mains mais il en a même trop puisqu'il a deux pouces. Il rêve de posséder Nanon en éliminant ses rivaux. Sa folle passion se mue en rage meurtrière et autodestructrice. Il étrangle son père et tente de tuer son fiancé Malabar (Norman Kerry) lors d'une scène d'écartèlement vraiment terrifiante où l'homme fort manque se faire symboliquement castrer. Mais Alonzo ne réussit pas car il a cédé à une fatale contradiction. Pour que Nanon ne découvre pas son imposture, il s'est réellement fait couper les bras, tuant au passage tous les témoins de l'opération (une scène du film disparue à jamais qui accentuait encore sa folie meurtrière). Mais en se faisant amputer il se prive aussi de toute possibilité réelle de se rapprocher de celle qu'il aime. Ce qu'il découvre lors d'une scène saisissante où il passe de l'éclat de rire au rictus de haine en un éclair. Dès lors, il est condamné.
Il y a un malentendu à lever de prime abord lorsqu'on évoque le célèbre roman de D.H. Lawrence (qu'il a écrit trois fois) et le film de Pascale Ferran qui est l'adaptation de la deuxième version "Lady Chatterley et l'homme des bois". Il s'agit de son supposé caractère sulfureux qui en ferait un objet à réserver à des mains averties. Si l'on peut comprendre qu'en 1928 le livre ait fait scandale et ait subi les foudres de la censure, quel en est le sens aujourd'hui, à l'heure où les masses sont abreuvées de la pornographie la plus abjecte sans le moindre scrupule? A moins que la pornographie ne soit que l'envers de la médaille du puritanisme, les deux facettes ayant pour but de maintenir la sexualité taboue dans son caractère intime pour ainsi empêcher une vraie émancipation des individus avec tout l'aspect subversif que cela comporte.
Car c'est bien à ce tabou que s'attaque D.H Lawrence: « Je veux qu’hommes et femmes puissent penser les choses sexuelles pleinement, complètement, honnêtement et proprement. » Et on pourrait ajouter, intimement. Car le premier titre de son livre, bien plus évocateur de son contenu réel était "Tendresse" ("Tenderness") Pascale Ferran l’a bien compris et l'explique à sa manière : « Je pense que [Lawrence] cherche avant tout à raconter une intimité, qui se développe, entre autres, par des scènes d’amour physique entre les deux personnages. Cela fait complètement partie de leur trajet relationnel. Mais on n’est pas dans la pulsion animale. Il y a autre chose entre eux. C’est ce que je trouve très beau dans le livre. Le corps et l’âme des deux personnages ne font qu’un, tout le temps. »
En choisissant de raconter une histoire d'amour véritable entre deux êtres appartenant à deux classes sociales antagonistes (une aristocrate et un garde-chasse), Lawrence et Ferran démontrent le caractère subversif de l'amour et donc la raison d'être de sa répression sociale. De plus, ils connectent étroitement l'amour à la vie et à la nature. Parkin (Jean-Louis COULLOC'H) est "l'homme des bois", sinon un sauvage du moins un inadapté, un homme qui de son propre aveu ne peut se plier à la norme (travailler à la mine) et a besoin de vivre seul en symbiose avec la nature. Il vit sa différence comme une calamité jusqu'à ce que Constance Chatterley (Marina Hands, d'une finesse de jeu extraordinaire) lui en fasse découvrir la valeur. Constance de son côté se meurt de neurasthénie dans son château-tombeau avec Clifford (Hippolyte Girardot), son mari infirme de guerre (un excellent moyen de transformer l'Eros incontrôlable en Thanatos avide d'argent et de pouvoir) qui oscille entre impuissance et manifestations quelque peu tyranniques de son pouvoir de seigneur et maître. Elle découvre la sensualité et la joie de vivre avec Parkin et s'émancipe intellectuellement et affectivement de son milieu. Symboliquement, chaque fois qu'elle va rejoindre Parkin, elle franchit une barrière et se retrouve au milieu des bois dans un océan de sensations que Pascale Ferran nous fait ressentir lors de nombreuses et magnifiques scènes contemplatives et panthéistes (bruits des oiseaux, jeux de lumière, toucher de la mousse, saveur de l'eau fraîche etc.)
Cette immersion panthéiste agit comme une libération progressive des carcans moraux et sociaux. Avec beaucoup de délicatesse et de subtilité, la cinéaste montre comment progressivement deux personnages au début enfermés (dans leurs vêtements, leur mutisme ou leurs maladresses de langage, leurs postures, leurs complexes, leurs préjugés etc.) s'apprivoisent, s'ouvrent l'un à l'autre, apprennent à se parler et finissent par instaurer un véritable échange spirituel, affectif et physique. Un échange qui culmine dans le passage où libérés de toutes leurs inhibitions, Constance et Parkin se poursuivent nus sous la pluie tels des enfants rieurs et joueurs ou tels Adam et Eve d'avant la pomme.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.