"L'Or des mers" est ce que l'on appelle un docu-fiction c'est à dire un documentaire contenant des éléments de narration propres à la fiction. Il fait partie des nombreux films que Jean EPSTEIN a tourné dans les îles bretonnes avec les populations autochtones. Pour mémoire, la carrière de Jean Epstein se divise en deux parties. Une première dans les années 20 dans le cinéma d'avant-garde notamment pour les studios Albatros. Et une deuxième dans les années 30 en Bretagne dans un style mêlant ethnographie et légendes.
"L'Or des mers" se distingue tout d'abord par un hiatus très perceptible entre les images et le son lié à une technique de post-synchronisation alors balbutiante que Jean Epstein expérimentait pour la société Syncro-Ciné mais qu'il ne s'était pas vraiment approprié. De ce fait, "l'Or des mers" a été tourné comme un film muet et il est clair que le son y joue un rôle tout à fait accessoire.
Ensuite, le film s'enracine dans un terreau documentaire particulièrement rude, celui de l'île de Hoëdic, alors la plus pauvre des îles bretonnes. Les habitants, environ 300 pêcheurs, y vivaient alors dans l'isolement et la misère, ne mangeant pas à leur faim une partie de l'année. Ce climat d'enfermement, de promiscuité et de privations est le support de la fiction que Jean Epstein va développer, à savoir la découverte par le plus misérable et le plus méprisé des pêcheurs de l'île d'une boîte qui va déchaîner les passions des autres habitants contre lui et sa fille Soizic tant ils sont persuadés qu'il s'agit d'un trésor. Le film prend alors une allure quasi fantastique, les éléments naturels hostiles (mer, vent, sables mouvants, algues, rochers, froid mordant de l'hiver durant lequel a été tourné le film) jouant un rôle métaphorique prépondérant. Jouant beaucoup sur le montage alterné, Jean Epstein contrebalance la noirceur de son propos par de gros plans lumineux sur le beau visage de Soizic dont la pureté finit par toucher le coeur de celui qui l'a séduite par ruse ce qui lui permet de s'émanciper de son père en même temps que Soizic se libère du sien. Un très beau film.
Chanson d'Ar-mor est le premier film réalisé en langue bretonne et le cinquième que Jean Epstein a consacré à la péninsule après "Finis Terrae", "Mor'Vran (la mer des corbeaux)", "Les Berceaux" et "L'Or des mers". Néanmoins "Chanson d'Ar-mor" occupe une place un peu à part dans cet ensemble. Jean Epstein n'a pas tourné sur les îles par temps houleux mais dans différents endroits de la Bretagne et en été. Il répondait en effet à une commande du journal l'Ouest-Eclair (alias aujourd'hui Ouest France) qui voulait faire la promotion touristique de la région auprès d'une cliente internationale plutôt attirée par la Normandie et la Riviera (le film a été tourné deux ans avant la mise en place des congés payés qui allaient permettre aux classes moyennes et populaires de partir en vacances). Le directeur du journal voulait "un témoignage direct et sincère sur l'ensemble de la beauté bretonne : sites, mœurs, costumes, musique », ajoutant que « Jean Epstein a démontré que, mieux que quiconque, il sait saisir et interpréter le mystère sauvage et tendre de la Bretagne » (courrier de P. Artur, novembre 1934).
Techniquement, le film souffre d'un certain nombre de défauts, le son et l'image étant mal synchronisés alors que scénaristiquement, l'intrigue est un prétexte à une succession de cartes postales animées faisant l'inventaire des beautés de la région et de ses traditions. Néanmoins, par moments, l'histoire d'amour impossible de Jean-Marie et Rozen parvient à s'imposer au détriment de la publicité, offrant, notamment à la fin quelques fulgurances reflétant plus profondément l'âme bretonne et le style poétique et presque animiste de Jean Epstein. Rien que pour ces moments-là, cela vaut la peine de supporter le reste.
Premier film indépendant de Jean EPSTEIN, "Mauprat" est-il vraiment dans la "continuité" de ceux qu'il a tourné pour les studios Albatros? A mon avis ce n'est pas le terme exact. "Mauprat" est davantage un film de transition entre ses films "commerciaux" et ses films "expérimentaux". Une catégorisation qui a d'ailleurs ses limites. Deux de ses plus beaux films, "Coeur fidèle" (1923) et "La Chute de la maison Usher" (1928) se basent sur une trame fantastique ou mélodramatique issue d'un matériau populaire (le roman de Poe étant lui-même issu d'un fait divers) tout en étant de magnifiques poèmes visuels. Sans atteindre ce niveau, "Mauprat" ne mérite pas d'être cataloguée comme une oeuvre mineure (d'autant qu'on retrouve un certain Luis BUÑUEL en tant qu'assistant-réalisateur). S'il y a parfois quelques baisses d'inspiration dans la mise en scène, si quelques passages paraissent répétitifs et l'interprétation, inégale cela n'a au final qu'un effet marginal sur l'ensemble. Le montage dynamique tient en haleine, la mise en scène expressionniste fait des merveilles que ce soient les gros plans sur les visages voire les yeux ou bien ceux, animistes, sur des arbres dont les frémissements font écho à la peur croissante de la jeune Edmée ou encore des inserts comme celui d'un chien qui regarde partir son maître avec la gravité d'un visage humain. Le soin apporté à la reconstitution historique et surtout le choix de décors naturels splendides (pour l'anecdote le village de Sainte-Sévère est celui dans lequel Jacques TATI tournera "Jour de fête") (1947) et pertinents par rapport au roman d'origine donnent un véritable cachet au film. Enfin, celui-ci donne envie de lire (ou de relire) le roman de George Sand dont il donne une version simplifiée mais fidèle. Car l'oeuvre d'origine s'avère très intéressante sur plus d'un point. On y trouve d'abord une certaine inversion des genres. L'héroïne, Edmée (Sandra MILOWANOFF), active et décidée joue le rôle du héros, protégeant et sauvant au moins à deux reprises la vie de son cousin Bernard (Nino CONSTANTINI qui avait déjà joué pour Jean Epstein au sein des studios Albatros), la "demoiselle en détresse" pâle, triste et assez passif. Ensuite ce même Bernard qui est orphelin se retrouve tiraillé entre deux modes de vie qui sont présentés de façon non manichéenne et dont Jean Epstein tire un remarquable parti. En effet ses deux oncles (que Jean Epstein a confié au même acteur, Maurice SCHUTZ, soulignant ainsi assez génialement leur gémellité) se disputent son éducation. L'aîné, Tristan qui est à la tête d'une tribu de brigands l'a élevé comme un sauvage alors que le cadet, Hubert veut le civiliser, condition sine qua non pour qu'il soit digne d'obtenir la main de sa fille Edmée. Pourtant la civilisation telle que l'expérimente Bernard s'avère être une sinistre prison de conventions aussi étouffante que son nouveau costume de petit marquis (qui d'ailleurs fait disparaître sa singulière beauté) au point que dans l'une des plus belles séquences du film, tournée en caméra subjective, il prend le large dans son ancienne défroque afin d'éprouver à nouveau la liberté de l'état de nature rousseauiste dont il est privé.
"Le Double amour" est l'un des quatre films que Jean EPSTEIN a réalisé au sein des studios Albatros* entre 1924 et 1926. La différence avec ses films antérieurs ou postérieurs m'a tout de suite sauté aux yeux. Jean EPSTEIN abandonne (momentanément) ses expérimentations au profit d'un film beaucoup plus classique tant sur le fond que sur la forme. Un film à visée nettement commerciale. "Le Double amour" est un mélodrame bourgeois au service de l'actrice maison, Nathalie LISSENKO mettant en valeur des décors et des costumes fastueux. On a du mal à s'émouvoir devant les drames qui frappent ces comtesses et ces fils de magnats de l'industrie passant leur vie entre les hôtels, les casinos et les music-halls de la Riviera. Au pire, ils subissent à un moment où à un autre une sorte d'ostracisme social et sont obligés de ce fait de partir en exil quelques années pour effacer l'ardoise (rassurez-vous, pas à l'île du Diable mais aux USA où ils peuvent retrouver le même style de vie, celui de "Gatsby le Magnifique"). Mais si les ennuis les cernent de trop près, on les voit sortir le carnet de chèques et tout est réglé. Car en dépit de cette trame conventionnelle et de la mise en scène très sage qui l'accompagne, Jean EPSTEIN parvient à glisser de temps à autre du poil à gratter. Tout d'abord à l'occasion d'un gala de charité ultra huppé il insère un plan montrant de vrais pauvres. Un seul plan qu'on ne reverra plus par la suite car l'argent de ce gala, on l'apprendra plus tard sera détourné pour être joué au casino: une certaine métaphore du capitalisme sauvage des années vingt dont on connaît l'issue funeste**. Et puis il y a ces plans récurrents de bord de mer et de vagues plus ou moins déchaînées, plans qui culminent au moment où la comtesse envisage le suicide. Epousant les états d'âme des personnages, elles rythment et hantent le film et préfigurent le cinéma "océanique" de Jean EPSTEIN ancré en Bretagne, documentaire, naturaliste et libre.
* Studio fondé en 1919 à Montreuil par une poignée de russes ayant fui la révolution bolchévique grâce au lien que l'un d'entre eux avait noué avec Pathé et qui accueillit l'avant-garde française des années 20. Sa devise était "Debout malgré la tempête". Il ne survécut pas à l'arrivée du parlant.
** Jean EPSTEIN ne pouvant lire l'avenir choisit une structure cyclique (comme la roulette...) dans laquelle l'histoire bégaye, se répétant de père en fils.
Sur une trame de mélodrame populaire (la fille prise de force, engrossée et martyrisée par un voyou avec la complicité de ses parents adoptifs exploiteurs), Jean EPSTEIN réalise un film hypnotique d'une grande beauté formelle. Il multiplie les expérimentations visuelles, faisant parler l'image avec un brio fascinant. On remarque en particulier son appétence pour les gros plans scrutateurs sur des visages tristes, colériques, angoissés, le goût pour les surimpressions contemplatives sur fond aquatique, expression d'un désir d'évasion, puis de suicide et l'incroyable séquence tournoyante de la fête foraine. Véritable modèle de montage alterné, cette scène exprime la distorsion entre l'ambiance de fête alimentée par le petit caïd qui semble dominer tous les personnages du film (des gens des bas-fonds comme lui qui semblent à ses ordres et des femmes pauvres, seules et dotées d'une infirmité sociale ou physique) et l'expression de plus en plus désespérée de Marie qui sent l'étau de son emprise se resserrer un peu plus autour d'elle à chaque nouveau tour de manège tandis que l'homme qu'elle aime (mais qui est bien seul face à un malfrat bénéficiant de nombreuses complicités) tente de la retrouver dans la foule.
L'ambiance poétique de ce film, le milieu populaire qu'il dépeint, les péripéties mélodramatiques, le visage et la dégaine à la Gabin du voyou, Petit Paul (Edmond VAN DAËLE), le regard perçant semblable à celui de Michèle MORGAN de Gina MANÈS qui joue Marie préfigurent le courant réaliste poétique des années trente et quarante d'un Marcel CARNÉ.
"Le Tempestaire" est l'avant-dernier film de Jean EPSTEIN. Réalisé dans l'après-guerre, il fait partie de son œuvre consacrée à la Bretagne et plus précisément à ses îles. Bien que n'étant pas originaire de cette région, Jean EPSTEIN y a trouvé matière à nourrir son cinéma, poétique et avant-gardiste. Une poésie ne se basant plus sur des œuvres littéraires écrites mais sur des légendes orales et un avant-gardisme géographique et non plus formaliste puisque les îles bretonnes forment l'archipel de la "Finis Terrae". "Le Tempestaire" fait la part belle aux forces de la nature avec un enregistrement direct du bruit des vagues et du souffle du vent qui ne cessent de gagner en intensité au fur et à mesure que la tempête se déchaîne. Il illustre également la profondeur du lien entre ces lieux sauvages et les hommes qui l'habitent, accomplissant ainsi un travail ethnographique permettant de capturer "l'essence bretonne" et ses croyances celtiques animistes profondément enracinées. Le Tempestaire est un chamane* qui à la demande d'une jeune fille de sa communauté s'emploie à calmer la tempête c'est à dire à apaiser les esprits déchaînés.
* Contrairement à une idée reçue, le chamanisme n'est pas une pratique spécifiquement orientale. Elle se retrouve dans toutes les cultures vivant en symbiose avec leur environnement.
Trois femmes très différentes se souviennent d'un homme insaisissable qu'elles ont aimé mais qui leur a filé entre les doigts avant de se fracasser quelque part sur une route vers la Normandie. Cette adaptation de la nouvelle éponyme de Paul Morand par Jean EPSTEIN ressemble à un puzzle. Elle épouse l'aspect fragmentaire d'un récit reposant sur trois témoignages rétrospectifs forcément parcellaires car d'une part intimement liés à la perception de celle qui le donne et d'autre part retravaillés par leur mémoire à la lumière du temps passé et des événements dramatiques survenus depuis. Néanmoins ce qui ressort c'est le caractère évanescent et fuyant du jeune homme dont on n'apprend pas grand-chose au final sinon qu'il préfère la liberté (laquelle se confond pour lui avec la vitesse) plutôt que l'engagement avec une femme. Chaque témoignage se conclue en effet invariablement par un mot de rupture écrit par le jeune homme qui qualifie sa première conquête, une bourgeoise anglaise prénommée Pearl de "démodée", la seconde, une artiste prénommée Athalia à l'inverse le perd en cours de route (au sens figuré!) et pour la troisième, une ouvrière calme et mélancolique prénommée Lucie, il prétend avoir une urgence. Ce n'est pas le seul point commun des trois récits, la présence d'un confident qui recueille le témoignage fait également le lien ainsi que des "flashs" étranges sur des lignes électriques et des oiseaux posés dessus ainsi qu'un bolide sortant d'un parking et filant à toute allure, flashs qui ne prennent tout leur sens qu'à la fin quand les trois récits se rejoignent autour du même drame, filmé comme s'il y avait un passager dans la voiture. J'aime beaucoup la façon dont le rythme du film s'emballe en même temps que l'ivresse du jeune homme avec des travellings et un montage de plus en plus nerveux avec des inserts sur des panneaux annonçant le danger. Bref c'est immersif et diablement efficace (on savait déjà l'être en 1927, Nicolas WINDING REFN n'a rien inventé avec son "Drive") (2011)! Et la dernière image en surimpression évoquant un fantôme vu à travers un prisme (les "trois faces" du titre) avant de s'évanouir pour toujours est très évocatrice de l'ensemble du film.
Poème cinématographique inspiré de deux nouvelles de Edgard Allan Poe ("La chute de la maison Usher" et "Le Portrait ovale") regroupées dans ses "Nouvelles histoires extraordinaires" traduites par Charles Baudelaire, "La chute de la maison Usher" distille une atmosphère étrange et envoûtante qui m'a un peu fait penser à "La Belle et la Bête" (1945) de Jean COCTEAU. Le décor gothique du manoir et les nombreux ralentis y sont pour quelque chose. Le début quant à lui ressemble beaucoup à celui de "Nosferatu le vampire" (1922) avec son étranger qui cherche un moyen de transport pour se rendre dans un endroit visiblement maudit/hanté puisqu'il suscite l'effroi autour de lui. Mais le parallèle avec le film de Friedrich Wilhelm MURNAU ne s'arrête pas là car "La chute de la maison Usher" est une grande histoire de vampirisme qui peut faire penser aussi à "Le Portrait de Dorian Gray" (1944). Le couple Usher qui vit reclus dans un manoir incarne l'aristocratie moribonde. Le mari, Roderick qui est une sorte de mort-vivant halluciné s'acharne à perpétrer la tradition familiale qui consiste à peindre sa femme, laquelle épuise ses forces dans ces interminables séances de pose ou plutôt de transfusion de la vie vers la mort. Pourtant dans une sorte de renversement de situation celle-ci ne semble pas avoir le dernier mot puisque l'épouse prétendument défunte revient à la vie au milieu d'un déchaînement des forces de la nature pour sauver son mari et l'emporter loin de la maudite demeure qui s'écroule alors d'elle-même*.
Jean EPSTEIN créé une oeuvre éminemment atmosphérique et onirique grâce notamment à de nombreux effets visuels poétiques expérimentaux avant-gardiste (les ralentis donc qui sont incroyablement beaux mais aussi des surimpressions, des travellings et un montage qui fonctionne sur un système de rimes) et il s'écarte sensiblement de Poe quant au sens de l'histoire qu'il raconte. Bien que morbide dans sa tonalité, le film narre le miracle d'une résurrection en lien étroit avec les forces de la nature, lesquelles renversent les "châteaux de cartes" emprisonnant les hommes dans leurs griffes mortifères là où Poe au contraire narre la fin d'un monde rongé par l'endogamie voire l'inceste.
* Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Rebecca (1939), son château gothique et son portrait maudit qui doivent périr pour que leurs occupants aient un avenir.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.