"Les Virtuoses" s'inscrit dans la veine de la comédie sociale britannique des années 90 tout comme "The Full Monty" (1997) et "Billy Elliot" (1999). Moins désopilant que le premier, moins profond que le second, Il est néanmoins porté par un très bon casting d'où se détache la figure de Danny, l'ancien mineur chef d'orchestre joué par Pete Postlethwaite. Miné par la maladie de la mine, sa raison de vivre repose tout entière sur l'espoir de participer à la finale du championnat de brass band pour pouvoir jouer dans le célèbre Albert Hall de Londres.
En effet le film repose sur un double mouvement, souvent représenté par le montage alterné. D'un côté la dislocation d'une communauté de mineurs broyés sur l'autel du thatchérisme. Une dislocation qui touche aussi les familles. La brutalité des créanciers qui viennent saisir les biens de Phil, le fils de Danny n'est pas sans rappeler "Raining Stones", le film qui a rendu célèbre Ken Loach sur le plan international en 1993. La descente aux enfers de Phil ,implacable, commence par la perte de son travail puis de ses biens et de son foyer, le conduisant au désespoir. De l'autre, le parcours de la fanfare représente au contraire une ascension autant qu'un moyen de ressouder la communauté. Même s'il ne s'agit que d'un échappatoire éphémère et non d'une véritable alternative à la crise et au chômage qui mine leur environnement. On remarquera au passage que comme dans "The Full Monty" et "Billy Elliot" c'est l'art qui permet de sortir de la sinistrose (en anglais sinistre se dit grim et la commune où se déroule le film se nomme Grimley, ce n'est pas un hasard). Les passages musicaux sont d'ailleurs les moments les plus émouvants du film.
Le titre et l'affiche ne mentent pas: c'est la circularité qui caractérise ce film.
D'abord parce qu'il recycle (avec brio toujours mais c'est quand même du recyclage) les thèmes, personnages et références du cinéaste. Ginny la flamboyante rousse interprétée par Kate Winslet est une lunatique dont l'humeur fait des tours de montagnes russes (celles de Coney Island qui sert de toile de fond au film). Et quand elle est en bas (ce qui est souvent le cas) on reconnaît en elle une nouvelle "Blue Jasmine" sortie de l'univers de Tennessee Williams. Le chef opérateur Vittorio Storaro joue beaucoup avec ces deux couleurs pour dépeindre les états d'âme successifs de son héroïne qui oscille entre d'un côté ses rêves de gloire évanouis et sa quête chimérique d'amour et de l'autre sa frustration liée à sa vie minable somatisée sous forme de maux de tête récurrents.
Ensuite parce que la circularité de "Wonder Wheel" est également liée à son caractère de tragédie familiale en huis-clos. Avec "Hamlet", "Œdipe" et "Winchester 73" pour références, on comprend que l'on va avoir droit à une histoire d'inceste et de meurtre en boucle. Pas étonnant que Ginny se sente oppressée par un sentiment de claustrophobie. Il est bien réel car c'est une vision noire de la famille qu'a Woody Allen (et qui fait couler tant d'encre depuis quelque temps). Et c'est du besoin irrépressible de s'évader de cette situation sans issue que naît le drame. L'infidélité de Ginny à son premier mari qui fait exploser sa famille et transforme son fils en pyromane. Puis son infidélité envers son deuxième mari pour un homme plus jeune et sa rivalité avec sa belle-fille qui est au cœur de l'intrigue. Kate Winslet est remarquable dans ce rôle ingrat d'épouse et de mère indigne qui s'autodétruit alors que les autres personnages peinent à exister.
Wonder Wheel malgré ses couleurs pimpantes est donc un film désespéré qui exprime la noire misanthropie de son auteur comme dans "Blue Jasmine", "L'homme irrationnel", "Crimes et Délits", "Match Point" ou "Le rêve de Cassandre".
"Hamlet" est l'œuvre-somme de Shakespeare et Branagh, lui répondant en miroir en a fait son film-somme. Une œuvre monumentale de 4 heures (en version longue) pour laquelle Branagh a convoqué différents pans de la mémoire du cinéma hollywoodien dans ce qu'il a de plus puissant, de plus spectaculaire. Cela va du muet (la séquence finale en montage alterné et suspense dilaté fait penser à "Naissance d'une nation" de D.W. Griffith) jusqu'aux grandes fresques des années 50-60 comme le "Docteur Jivago" de David Lean (choix du format 70 mm, des paysages enneigés et de l'actrice principale Julie Christie pour jouer Gertrude) ou "Ben-Hur" de William Wyler (également pour le 70 mm, la durée de 4 heures et Charlton Heston qui joue le chef de la troupe des comédiens).
C'est donc du très grand spectacle qui nous est offert. Mais c'est aussi une réflexion sur le spectacle et son rapport avec la vie. Le jeu de miroirs accentue le théâtre dans le théâtre qui est au cœur de la pièce. Il s'agit du célèbre passage de mise en abyme où des comédiens rejouent la scène du meurtre de Hamlet père par son frère Claudius dont la réaction épidermique a valeur d'aveu. Le simulacre de la pièce dans la pièce accouche d'une vérité (de plusieurs même puisque Claudius comprend à cette occasion qu'Hamlet connaît son secret). A l'inverse, lorsque la pièce "imite" la vie, elle prend l'allure d'une énorme mascarade sociale. Claudius, forcé de dissimuler son crime joue la comédie à tout le monde et Hamlet excelle à feindre la folie furieuse pour déstabiliser son entourage. Sans parler des scènes ou celui-ci se sait observé derrière un rideau ou un miroir sans tain et en rajoute à l'intention de son public.
"Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark". Effectivement le royaume-monde dans lequel se déroule le film, clos sur lui-même, entouré de grilles, de bibliothèques, de rideaux, de miroirs a quelque chose de terriblement claustrophobique. La transposition de cet univers dans un XIX° très "fin de siècle" en accentue le caractère décadent. C'est en effet à cette époque que l'aristocratie anglo-saxonne, rongée par la consanguinité s'est progressivement éteinte. Or ce "Hamlet" met particulièrement bien en valeur l'aspect nihiliste, "no future" de l'histoire. Les enfants de "Hamlet" sont pris au piège de relations incestueuses dont ils ne parviennent pas à se défaire. C'est évidemment le péché originel de Claudius-serpent qui convoite le trône et la femme de son frère aîné et s'en empare par le crime. C'est Hamlet fils, privé d'identité propre qui en dépit de ses atermoiements (eux-mêmes troubles) ne parvient pas à devenir autre chose que le bras armé de la statue du commandeur qu'est son père. Il finit dans le film littéralement crucifié. C'est également Ophélie, rejetée par Hamlet qui la défend de concevoir et l'enjoint d'entrer dans un couvent. Ophélie dont l'amour pour Hamlet ne fait pas le poids face à l'emprise de son père Polonius dont elle ne supportera pas la mort. Les images claustrophobiques s'accentuent alors et on voit cette pauvre Ophélie se jeter contre la grille qui la sépare du corps de son père puis se cogner contre les murs de sa cellule de contention dans sa camisole de force jusqu'à ce qu'elle en dérobe la clé et aille se jeter dans la rivière pour le rejoindre.
Dans ce contexte verrouillé, il n'est guère étonnant que tout ce petit monde s'entretue jusqu'à ce qu'il ne reste plus personne. Le royaume d'Elseneur, envahi de toutes part s'écroule alors comme un château de cartes. Et le film de refermer la boucle en rappelant que les statues réputées les plus indéboulonnables meurent aussi (une référence sans doute à "Octobre" d'Eisenstein où la statue du Tsar est brisée). Toute forme de passion (pouvoir, argent, plaisir) n'est-elle pas que vanité en ce bas-monde ou rien ne dure?
Après Ingmar Bergman en 1975, Kenneth Branagh a été le deuxième réalisateur à proposer une version cinématographique de la "Flûte enchantée" en 2006. Désireux tout comme Bergman en son temps de rendre accessible l'opéra le plus connu mais aussi le plus ésotérique de Mozart, il a pris un certain nombre de risques:
- Il a transposé l'histoire dans le contexte de la première guerre mondiale ce qui donne une profondeur supplémentaire à cette histoire où s'affrontent la lumière et les ténèbres, la paix et la guerre, l'amour et la haine ou encore la fraternité et le combat. Ce choix est en tout cas plus convaincant que celui de situer "Peines d'amours perdues" son précédent film au début de la seconde guerre mondiale. Même si parfois le dispositif paraît un peu artificiel (la propreté des soldats fait sourire tout comme la couleur de leur uniforme rouge garance, impossible en 1918), il fonctionne et se marie bien avec la magie de l'histoire.
- Il a confié à Stephen Fry le soin de traduire le livret en anglais et de rajouter quelques dialogues. Evidemment son film s'adresse d'abord à des anglais mais la langue de Shakespeare étant plus familière aux oreilles d'un francophone que la langue allemande (langue d'origine du livret) cette traduction nous procure un sentiment de familiarité bienvenue.
La mise en scène de Branagh est tout de même inégalement inspirée. Le plan-séquence du début rempli d'images de synthèse nous plonge au cœur des partis-pris du film avec beaucoup de dynamisme. Il en va de même pour le premier air de Tamino poursuivi de façon assez saisissante par un serpent de gaz moutarde. Par la suite, cela se gâte avec de nombreuses scènes trop théâtrales dans le château de Sarastro. Heureusement il y a aussi ici et là des fulgurances visuelles comme celle du recueillement dans le cimetière militaire blanc sur fond de champ de bataille, celle des grosses lèvres rouges sur fond vert ou bien celle du chant choral des sacs de sable des tranchées transformées en têtes humaines. Et les superbes scènes de bal en noir et blanc où dansent Tamino et Pamina rappellent "Dead again". Après, on aime ou pas le style baroque qui est le propre de ce réalisateur. L'acteur-chanteur qui interprète Sarastro, René Pape est particulièrement remarquable et son charisme a lui seul compense en partie l'aspect statique de la majeure partie des scènes où il figure.
"Nausicaa de la vallée du vent" est le deuxième long-métrage de Miyazaki mais c'est sa première œuvre totalement personnelle. C'est aussi sa première collaboration avec Joe Hisaishi (alors peu connu). Pour obtenir le financement nécessaire à sa réalisation, il dû créer une version manga qui rencontra un important succès. Le film est basé sur les deux premiers tomes de ce manga dont la publication s'étala sur 12 ans. Quant au succès du film, il lui permis de fonder les studios Ghibli.
Nausicaa est une œuvre-clé magnifique, d'une brûlante actualité, qui contient tous les thèmes et obsessions de son auteur. Il s'agit également d'une œuvre universelle qui s'inspire aussi bien de la culture occidentale qu'orientale. Ainsi le prénom de l'héroïne est une référence à la princesse phéacienne qui recueillit Ulysse dans "l'Odyssée" d'Homère en dépit de son aspect repoussant mais son caractère s'inspire aussi d'un conte japonais du XII° siècle intitulé "La princesse qui aimait les insectes" (plutôt que les apparences). On discerne également l'influence de l'un des plus grands auteurs de BD français, Jean Giraud alias Moebius. Miyazaki connaissait "Arzach" et aussi le film d'animation de René Laloux "Les Maîtres du temps" dont Moebius avait co-signé le scénario et conçu l'univers visuel. En retour, Moebius qui a découvert par hasard le film de Miyazaki en 1986 a prénommé sa fille Nausicaa.
On a tendance à réduire le film à un récit de science-fiction écologique. Mais il s'agit surtout d'une grande œuvre philosophique et spirituelle. L'héroïne est un personnage messianique, une sorte d'ange de la paix qui du haut de son planeur survole la terre ravagée par les conflits entre l'homme et la nature et entre les communautés humaines avec l'objectif de ramener la paix et l'harmonie sur terre. Ce rôle de messagère et de médiatrice préfigure Ashitaka le héros de "Princesse Mononoké" (les deux films sont en effet très proches.) De plus Nausicaa est un personnage christique prêt à se sacrifier pour sauver tous les êtres vivants. Car Nausicaa contrairement aux autres personnages ne fait aucune différence entre les formes de vie. Sa compassion est universelle. Elle touche aussi bien les ennemis de son peuple que les insectes géants qui peuplent la forêt toxique dont l'extension menace d'empoisonner les humains survivants (la manière dont elle leur tend la main et communique avec eux fait penser aux "Rencontres du troisième type" de Spielberg ou l'Alien est perçu comme un frère). Plutôt que de chercher à détruire la forêt, elle tente de comprendre son fonctionnement. Et découvre qu'au contraire, elle absorbe le poison que les hommes ont répandu dans le sol, l'eau et l'air 1000 ans auparavant quand ils ont détruit la planète (une métaphore de l'apocalypse nucléaire capable de polluer l'environnement sur des centaines de milliers d'années). Miyazaki enfonce un peu plus le clou de l'homme stupide et aveugle, incapable d'apprendre de ses erreurs et qui (se) détruit faute de (s') accepter tel qu'il est.
"Nausicaa de la vallée du vent" est donc un récit qui nous élève à tous les sens que peut recouvrir ce terme.
Le film de Peter Jackson est un remake high tech et XXL du chef-d'oeuvre de 1933 de Marian Caldwell Cooper et Ernest Beaumont Schoedsack. En fait le mot hommage serait plus approprié que celui de remake. Jackson a respecté le découpage du film d'origine (pas de transition entre la capture de Kong et son exhibition contrairement au film de 1976 par exemple), repris de nombreuses scènes quasiment à l'identique (comme celle où Naomi Watts vole une pomme ou joue devant la caméra du bateau, la scène finale...), inclus des allusions à son équipe (par exemple à travers le personnage de réalisateur-aventurier joué par Jack Black qui est un mélange d'Orson Welles et de Marian Caldwell Cooper ou celui de Naomi Watts qui succède à tout le casting féminin envisagé pour le film de 1933).
Le respect et l'admiration que le réalisateur voue à cette œuvre est indéniable, néanmoins le résultat, meilleur que la version "Tahiti douche" de 1976 laisse quand même un peu perplexe. Certes, la reconstitution du New-York en crise des années 30 est hyper-soignée, l'écosystème de Skull Island est considérablement développé mais il manque à tout cela un véritable sens. Le film de 1933 était contemporain de la crise et de la colonisation sur lesquelles il portait un regard critique. Celui de 2005 utilise ces thèmes révolus comme un simple décor et n'apporte rien de nouveau. Le film de 1976 avait eu au moins le mérite de tenter une réactualisation avec les préoccupations des années 70 (crise pétrolière et écologie). Il y a aussi une tendance à la surenchère lourdingue (un travers très contemporain) à tous les niveaux: plus de personnages, plus de bébêtes, plus de scènes d'action, plus d'effets spéciaux (pas toujours finalisés d'ailleurs).
Finalement l'aspect le plus intéressant du film, le seul quasiment par lequel il diverge intelligemment de l'original et acquiert une personnalité propre, c'est dans la relation entre Ann et Kong. Ni marionnette hurlante (en 1933), ni midinette stupide (en 1976), la Ann 2005 (bien servie par Naomi Watts) est un personnage sensible qui résiste à la pression mercantiliste de son entourage notamment en nouant un lien privilégié avec Kong. Certes l'attachement à un géant velu qui la protège peut passer pour une métaphore machiste (la fille sans défense qui cherche la sécurité dans les bras d'un monstre hyperviril). Mais il n'y a pas que ça, d'ailleurs son attachement perdure quand Kong devient une victime traquée et martyrisée. Celui-ci en dépit de sa sauvagerie et de sa dangerosité s'humanise dès qu'il est en sa présence. Les scènes de contemplation en haut du rocher/de la tour sont "beautiful." Dommage que cet aspect ne soit pas davantage approfondi.
Eblouissant poème visuel porté par la sublime musique de Joe Hisaishi, récit épique foisonnant où s'affrontent les hommes entre eux mais surtout les hommes et les dieux, "Princesse Mononoké" est également une réflexion philosophique de haut niveau sur la complexité des relations entre l'homme et la nature. La difficulté que rencontre aujourd'hui le développement durable à concilier le progrès économique, la justice sociale et le respect de l'environnement est parfaitement retranscrite par le clairvoyant Miyazaki.
L'histoire de "Princesse Mononoké" se déroule dans un Japon médiéval en proie à une mutation irréversible. Celle où l'homme jusque là soumis à la nature cherche à en devenir le maître. Il y a quelque chose de prométhéen dans cette problématique car la forêt dépeinte par Miyazaki est le refuge des dieux. Ceux-ci prennent la forme d'animaux géants aux capacités exceptionnelles. Comme dans "King Kong" qui bien qu'occidental a un imaginaire proche, l'assaut des hommes leur est fatal. Tout au long du film, on voit ces êtres surnaturels agoniser ou se consumer de haine, dévorés de l'intérieur par des vers géants.
Leur principal antagoniste est le village des forges qui incarne l'industrialisation et le progrès technique par lequel l'homme s'élève au-dessus de sa condition initiale au prix de l'abattage des arbres. Qui voudrait aujourd'hui vivre dans les ténèbres de l'ignorance? (cela me fait penser au film de Solveig Anspach "Haut les cœurs" où une femme enceinte atteinte d'une cancer -jouée par Karin Viard- disait haut et fort qu'elle "remerciait la science et emmerdait la nature"). De plus le village des forges incarne aussi le progrès social. Il est dirigé par une femme, Dame Eboshi qui a ouvert sa porte à tous les exclus de l'ère féodale (lépreux, vachers, prostituées) soigne les premiers et donne aux seconds de grandes responsabilités aussi bien dans la production économique que dans la défense du village.
C'est pourquoi, et c'est l'une des grandes forces du film, Miyazaki, à l'image du héros Ashitaka se refuse à choisir un camp. Il recherche le dialogue, l'équilibre, la cohabitation pacifique. Et pour cause, à l'image de San, fille de la forêt élevée par une louve mais qui est humaine, ces deux mondes en conflit sont en réalité inextricablement liés. Lorsque Dame Eboshi décapite le dieu-cerf qui est le principe d'équilibre entre la vie et la mort pour offrir l'immortalité à l'empereur, ce qui reste de l'entité divine détruit aussi bien la forêt que les constructions humaines (une image évidente de l'apocalypse). Quant à Dame Eboshi, elle paye ce geste de la perte d'une part d'elle-même puisque elle y laisse un bras. A l'inverse, les efforts de San et d'Ashitaka pour réunifier le dieu-cerf sont récompensés par la guérison du mal qui gangrenait leur corps. Mais en dépit de leur amour qui les lie, chacun vivra dans son monde sans pouvoir espérer les réunir. Et tout est à reconstruire. Si la civilisation repart de zéro, la fragilité de la renaissance de la forêt est telle qu'elle reste ambiguë: le petit Kodama est-il un rescapé ou le premier rejeton d'une ère nouvelle?
Il est très difficile d'évaluer ce film muet de Maurice Tourneur réalisé en 1917 tant il est tronqué et abîmé. Il manque des images dans chaque plan ce qui souvent entraîne des "jump-cuts" involontaires et des coupures son. Il manque le début, la fin et des séquences entières entre deux scènes. De plus la qualité de l'image est mauvaise.
Dans ces conditions, le film paraît assez incohérent et les personnages sont difficiles à suivre. Heureusement on arrive à saisir le fil directeur. Grosso modo il s'agit d'une succession de machinations ourdies par un couple d'intrigants manipulé par un bookmaker véreux pour nuire au propriétaire du cheval Whip et à sa fille Diana qui le monte. Leurs plans qui incluent les pires méthodes (corruption, production de faux documents, sabotages, chantage) sont assez outranciers mais personne ne semble deviner leur jeu ce qui rend l'intrigue assez peu crédible. La mise en scène est en revanche éblouissante passée les premières scènes assez statiques. La séquence de course-poursuite à suspense entre un train et une voiture qui cherche à le doubler pour sauver le wagon du cheval bloqué sur les voies fait penser à du D.W. Griffith avec une utilisation remarquable du montage alterné. Maurice Tourneur qui travaillait alors aux USA était d'ailleurs considéré comme son égal, à juste titre.
Dernier film de Kubrick fidèlement adapté d'un roman d'Arthur Schnitzler "Rien qu'un rêve", "Eyes Wide Shut" est une oeuvre magistrale sur la pulsion érotique et son dévoiement par les élites sociales qui en ont fait un instrument de pouvoir.
"Eyes Wide Shut" ("Les yeux grands fermés") est construit sur une série de dualités en constante interactions. La première de ces dualités est évidemment sociale. Il y a deux mondes dans "Eyes Wide Shut": celui de l'arc-en-ciel et ses lumières multicolores qui symbolise la masse. Et celui de l'élite décadente, une petite société secrète se livrant à des rituels occultes sataniques. Bill et Alice Hartford (Tom Cruise et Nicole Kidman) bien qu'aisés appartiennent au premier monde mais ils sont inexorablement attirés par le second. Chacun d'eux rêve de transgresser les limites pour y pénétrer. "Bill" utilise son fric et son insigne pour se frayer un passage sans jamais parvenir à faire illusion (il est démasqué à la soirée parce qu'il est venu en taxi alors que les grands de ce monde se déplacent en limousine). Quant à "Alice", elle regarde un peu trop du côté du miroir. Les tentateurs et tentatrices qu'ils rencontrent au bal organisé par l'un des riches clients de Bill, Ziegler (joué par Sydney Pollack) leur promettent le 7eme ciel qui se trouve non "Under the Rainbow" mais "Over the Rainbow".
Mais comme chaque réalité est porteuse de son contraire, on suit la nage en eaux troubles de ce couple entre des dualités aux limites de plus en plus poreuses. Le rêve et la réalité s'entremêlent, le présent côtoie le passé (la valse de Vienne 1900, la Renaissance vénitienne), le mariage monogame subit les assauts de la débauche anonyme, les masques s'allient avec la nudité comme la lumière avec l'obscurité et le mensonge avec la vérité. Chaque proposition sexuelle que reçoit Bill possède un pendant morbide qui prend la forme d'un cadavre, du VIH ou d'une overdose. Car la dualité majeure du film est bien entendu celle d'Eros et de Thanatos. L'orgie satanique et ses incantations inversées est une représentation frappante de l'anti-ciel qui exploite et détruit la pulsion sexuelle à des fins mercantiles. On est fasciné par l'impression de vertige qui se dégage de la mise en scène et notamment tous ces travelling labyrinthiques qui ne semblent jamais finir. Même si Bill et Alice finissent par se retrouver non seulement "lucky to be alive" mais chauffés à blanc par leur plongée dans la dialectique du désir.
"Quelque part dans la nuit", le deuxième film de Mankiewicz sorti en 1946 appartient au genre du film noir par son atmosphère nocturne (comme le titre l'annonce), les lieux de l'action, glauques, et son intrigue alambiquée (ce n'est pas le "Grand Sommeil" mais l'héroïne a quelque chose de Lauren Bacall par son look et ses attitudes).
Mais surtout "Quelque part dans la nuit" est déjà un film personnel. Il est construit autour d'un puzzle identitaire comme bon nombre des films ultérieurs de Mankiewicz. Sauf qu'ici, ce n'est pas un ou plusieurs tiers qui résolvent l'énigme. C'est le personnage principal qui se prend lui-même pour objet d'enquête. Amnésique à la suite d'une blessure de guerre, il part à la recherche d'un lui-même réduit à l'état de traces et dans lequel il ne se reconnaît pas. Le film s'ouvre alors sur une dimension plus intime et explore les thèmes de la renaissance, de la quête identitaire, du double et du libre-arbitre. Ayant failli mourir, le héros revient à la vie dans une nouvelle peau et sous un nouveau nom. Mais il est une coquille vide. Et ce qu'il découvre sur son passé lui fait horreur. Il revient sur les pas de celui qu'il a été et qui est bel et bien mort pour changer la nature de ses actes. On assiste ainsi au dédoublement du héros. Larry Cravat avait vendu son âme pour 2 millions de dollars et perdu sa femme, George Taylor remet l'argent à la police, livre tous ses complices et retombe amoureux d'une femme qui s'apparente à une sœur jumelle de celle qu'il a perdu. Si l'on file la métaphore du nom du héros (George "Tailleur" ou bien Larry "Cravate"), on peut dire qu'il effectue des retouches pour que sa vie s'adapte à sa nouvelle personnalité. On peut juste déplorer le manque de charisme de l'acteur qui interprète George Taylor/Larry Cravat cela limite la portée du film et c'est bien dommage.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.