Fantômes et fantasmes. Puritanisme et débauche. Sexualité (réprimée) et mort. Noir et blanc. Fleurs et reptiles. Statues et insectes. Images et sons. Enfants et adultes. Ces couples ne fonctionnent pas dans l'opposition mais selon le principe des vases communicants dans le film néo-gothique de Jack CLAYTON qui constitue l'adaptation la plus brillante du roman de Henry James, "Le Tour d'écrou" en parvenant à traduire cinématographiquement son ambiance oppressante et ses zones d'ombre. La réalisation, fondée sur la suggestion, le trouble, distille un malaise croissant alors que selon la dynamique de la contamination qui est à l'oeuvre durant tout le film, les "innocents" le paraissent de moins en moins. Ainsi le comportement de Miss Giddens (Deborah KERR, surdouée de l'interprétation des "vierges folles") face aux visions démoniaques qui l'assaillent se dérègle de plus en plus au point de devenir suspect. Cette vieille fille de pasteur encore désirable (et désirante à son corps défendant) mais corsetée, à l'image de la société victorienne devient un danger pour les enfants qu'elle est chargé de protéger. Enfants auprès desquels on pense qu'elle se réfugie comme un rempart contre sa peur du monde adulte mais manque de chance: ces enfants-là ont été corrompus. Sous le vernis policé de leur éducation aristocratique rôdent des pulsions de sexe et de mort inquiétantes qui se "matérialisent" sous la forme de spectres hantant les recoins du manoir, ceux de la gouvernante et du valet qui étaient chargés de les "éduquer" mais qui forniquaient dans tous les coins tout en se détruisant*. A cet endroit précis réside la principale zone d'ombre du livre et du film mais sa nature ne fait aucun doute. Le comportement séducteur de Miles (Martin STEPHENS), sa franchise déroutante qui révèle que le monde adulte n'a aucun secret pour lui et ses paroles en décalage complet avec son apparence de petit garçon de dix ans suscite un trouble croissant chez Miss Giddens dont le comportement se dérègle de plus en plus (tics nerveux, visage qui se couvre de sueur, vision troublée etc.) La religion s'avère impuissante à contenir ses pulsions. Le couple pervers la hante. Si consciemment elle veut sauver les enfants en les exorcisant, nul doute qu'inconsciemment elle veut prendre la place de Miss Jessel, l'ancienne gouvernante en chassant Flora à travers laquelle elle semble encore vivre pour mieux se retrouver seule avec Peter Quint le valet qui parle à travers la bouche de Miles. La dernière scène, magistrale, à la fois mortifère et orgasmique, se clôt sur un summum de malaise et d'ambiguïté.
* Je n'ai pu m'empêcher de penser à "The Servant" (1962) de Joseph LOSEY qui date de la même époque, histoire d'une subversion sociale et sexuelle dans laquelle le valet finit par posséder le maître à tous les sens du terme. Flora et Miles sont filmés comme des menaces dans "Les Innocents" notamment par le jeu de la contre-plongée, qu'ils le soient réellement ou seulement dans l'imagination de Miss Giddens.
On a beaucoup rapproché à juste titre "Adieu Gary" du western. La référence est de toute façon explicite et ce dès le titre "Adieu Gary" (Cooper). Plusieurs extraits de western avec l'acteur ponctuent l'intrigue. Mais c'est surtout dans son atmosphère assez envoûtante que l'idée s'incarne: un incroyable décor de cinéma constitué par une cité ouvrière désaffectée brûlée par le soleil et balayée par la poussière qui semble être un no man's land perdue quelque part au bout du monde bien que longée par une voie ferrée sur laquelle passe de temps à autre un train dont on se demande s'il est bien réel. Dès le générique dans le tunnel, l'idée d'un voyage vers un ailleurs qui s'avère être un ailleurs immobile prend corps. D'ailleurs si ce voyage est immobile sur le plan géographique, il ne l'est pas sur le plan temporel. En effet la cité porte les stigmates de son histoire au travers du local syndicaliste transformé en mosquée sur lequel on distingue encore l'enseigne rouillée de la CGT et les lettres peintes sur la façade "maison du peuple". Une manière très matérielle de montrer comment le monde ouvrier d'origine immigrée a basculé de Marx à Mahomet avec la désindustrialisation du pays. Cependant ce qui frappe dans le film, c'est la façon dont les irréductibles habitants de ce lieu abandonné s'accrochent à des rituels dérisoires tendant à nier le temps qui passe et l'absence d'avenir. C'est Francis (Jean-Pierre BACRI) qui se rend tous les jours sur son ancien lieu de travail pour entretenir la seule machine qui a survécu à la fermeture de l'usine. C'est José (Alexandre BONNIN), le fils mutique (autiste?) de Maria (Dominique REYMOND), la maîtresse de Francis qui passe ses journées assis sur sa valise à attendre le retour hypothétique d'un père qu'il imagine sous les traits d'un cow-boy ayant les traits de Gary COOPER en train de sillonner la région à cheval. Ce sont aussi les fils de Francis, Samir (Yasmine BELMADI) et Icham (Mhamed AREZKI) et leur ami handicapé Abdel qui vivotent dans les boulots du secteur tertiaire* précaires et mal payés ou survivent de petits trafics. Une jeune génération particulièrement malmenée par l'absence de perspectives. Seule la belle Nejma (Sabrina OUAZANI) aura le courage de s'arracher à cet espace pour tenter sa chance ailleurs.
* Le secteur du lumpenprolétariat qui a succédé au secondaire depuis les années 70.
"Lune de miel mouvementée" s'est fait complètement éclipser par le film de Ernst LUBITSCH sorti la même année "To Be or Not to Be" (1942) qui mêle également la comédie au drame sur fond de guerre et d'antinazisme. On pense également à "Le Dictateur" (1940) de Charles CHAPLIN qui lui est contemporain. Cependant force est de constater qu'on est loin des deux illustres chefs d'oeuvre pré cités et que le relatif oubli du film de Leo McCAREY est justifié. En effet la greffe ne prend pas dans "Lune de miel mouvementée". Si les passages de screwball comédie dont Leo McCAREY est un des maîtres sont évidemment très réussis, les moments dramatiques semblent plaqués de façon artificielle et l'intrigue d'espionnage ne prend pas vraiment. Le résultat est donc inégal avec des moments franchement poussifs. Le film vaut surtout pour le plaisir de voir se donner la réplique deux grands acteurs rôdés au genre, Cary GRANT et Ginger ROGERS (qui dix ans plus tard se retrouveront dans le délicieux "Chérie, je me sens rajeunir" (1952) de Howard HAWKS). Il émane de leurs échanges plein d'entrain beaucoup de complicité et la scène des "mesures" a même un petit caractère coquin qui donne d'emblée du piment à leur relation hélas ensuite plombée par les malheurs qui leur tombent dessus. Le rôle d'agent double de Kathie O-Hara souffre en outre terriblement de la comparaison que l'on ne peut manquer de faire avec "Les Enchaînés" (1945) car Leo McCAREY n'est pas Alfred HITCHCOCK.
L'accroche donne l'une des clés du film: "Mille euros par mois, un million dans chaque sac". Ou quand des smicards en voie de précarisation se retrouvent à convoyer des fortunes dont il ne verront jamais la couleur mais pour lesquelles ils risquent leur vie, on comprend qu'ils "pètent les plombs". Selon les caractères, cela se traduit par des dépressions, des suicides sur le lieu de travail, des troubles mentaux, des accès de violence ou le basculement dans le grand banditisme. La précision avec laquelle le film de Nicolas BOUKHRIEF dresse ces portraits de convoyeurs au bord de la crise de nerf donne au film beaucoup de relief tout en l'ancrant dans le drame social. Comme chez Stéphane BRIZÉ ou Ken LOACH, les conditions de travail périlleuses de ces prolétaires sont montrées avec force détails ainsi que leurs angoisses face au rachat programmé de leur société par des américains chargés de la renflouer en la modernisant mais aussi en y faisant le ménage. Et chacun de se demander quel sera son sort ce qui nourrit d'autant plus le climat paranoïaque de ce quasi huis-clos lorsqu'y entre Alexandre Demarre (Albert DUPONTEL), personnage opaque, indéchiffrable qui nourrit tous les fantasmes: est-il la taupe des américains venu espionner les employés? Ou bien est-il le traître qui renseigne les braqueurs qui tuent les convoyeurs les uns après les autres? Car "Le Convoyeur" est également un thriller percutant qui lorgne du côté du vigilante movie (c'est d'ailleurs le nom de la société) avec son cow-boy solitaire qui semble surgir du néant pour mieux y retourner. Un homme cependant profondément tourmenté, traumatisé à qui Albert DUPONTEL donne une interprétation profondément habitée. Face à lui Jean DUJARDIN est ambigu à souhait (pour mémoire, les deux acteurs se sont retrouvés quelques années plus tard dans "Le Bruit des glaçons" (2010), l'un jouant le cancer de l'autre et Dujardin a fait un hilarant caméo dans "9 mois ferme"). On reconnaît aussi d'autres acteurs proches de Dupontel ayant joués dans nombre de ses films tels que Claude PERRON et Nicolas MARIÉ. Bref "Le Convoyeur" est un film atypique par son mélange des genres autant que par son casting de haut niveau et qui tape dans le mille.
"Hallelujah" est un film capital dans l'histoire du cinéma. Bien moins connu que "Le Chanteur de jazz" (1927), il s'agit pourtant de ce qui est considéré comme le premier chef d'oeuvre du cinéma parlant, domaine dans lequel les USA étaient les pionniers en 1929. C'est aussi un film qui en rendant hommage à la communauté afro-américaine fait surgir tout un pan de l'histoire et de la culture américaine jusqu'alors quasi-absentes à l'écran (et qui va le rester jusqu'aux années 60). Tous les rôles sont interprétés par des noirs (venus du théâtre) qui forment dans le film une communauté humaine chaleureuse et soudée (ce qui relève alors dans l'état d'esprit des WASP de l'inconcevable et fait du film de King VIDOR une oeuvre pionnière) et la musique, indissociable de la religion est omniprésente dans le film tout comme la danse. Pour mémoire, l'histoire de la musique noire aux USA prend ses racines dans l'esclavage quand les esclaves inventèrent des chants religieux, les negro-spirituals mêlant influences européennes et culture africaine exprimant l'espoir en leur émancipation à travers celui des hébreux de l'ancien testament ("Let my people go"). Ces chants aboutirent au Gospel plus rythmé et plus axé sur le nouveau testament puis à des genres musicaux profanes: jazz, blues et soul. King Vidor ignore complètement la réalité multiculturelle (et raciste) de l'Amérique pour dépeindre une communauté vivant dans une sorte de paradis terrestre (comme il n'y a pas un seul blanc dans le film, ségrégation oblige, cela évacue la question du rapport entre les ethnies). Il peut donc en tirer une parabole sur les rapports entre l'individu et la collectivité à laquelle il appartient (structurée par la culture du coton et la ferveur religieuse) et sur la dualité entre le charnel et le spirituel, le profane et le sacré. Le héros, Zeke est en effet tiraillé durant tout le film entre ses aspirations à la pureté (incarnée par sa promise, Missy Rose) et sa violente attirance pour Chick ("poulette") une sorte de Lola-Lola noire qui l'égare et lui fait commettre des fautes*. Chick elle-même est prise en étau entre son désir de rédemption et ses passions. Tous deux sont tellement excessifs qu'ils en arrivent à se mettre dans des états extrême de transe alors que le reste de la famille de Zeke se caractérise au contraire par sa sagesse et sa tempérance.
* Une binarité sainte/putain qui n'est pas sans rappeler "L Aurore" (1927), le chef d'oeuvre de Friedrich Wilhelm MURNAU. Une dichotomie très occidentale même si King VIDOR a compris que le rapport à la religion de la communauté noire passait par le corps ce qui donne un mélange assez fascinant. Finalement il y a quand même dans ce film une rencontre entre deux cultures, celle des blancs et celle des noirs mais elle se fait hors-champ.
Juste avant que le couperet du deuxième confinement ne sonne à nouveau le glas du cinéma en salle, je suis allée voir "Josep". Non seulement animation et histoire font bon ménage mais il semble même que certains épisodes de l'histoire récente parmi les plus insoutenables et/ou les plus indicibles trouvent dans l'animation un moyen privilégié de s'exprimer. Je pense en particulier à "Le Tombeau des lucioles" (1988) et à "Valse avec Bachir" (2007) qui sont deux incontestables réussites (je suis beaucoup plus réservée sur "Les Hirondelles de Kaboul") (2019). "Josep" comble un trou noir de notre mémoire collective: celui du sort ignoble réservé aux réfugiés espagnols lorsqu'ils passèrent la frontière en février 1939 lors de la Retirada, espérant trouver en France un refuge face à une mort certaine s'ils restaient en Espagne tombée aux mains de Franco qui, faut-il le rappeler était l'allié de Mussolini et de Hitler. Ceux-ci se servirent d'ailleurs de la guerre d'Espagne pour tester leur matériel et leurs stratégie d'anéantissement des populations civiles du camp ennemi. Or, ces réfugiés qui étaient Républicains et pour beaucoup, communistes ou anarchistes furent traités en parias, en indésirables et parqués dans des conditions effroyables dans des camps de concentration improvisés dont certains ainsi que les policiers affectés à la garde des lieux furent ensuite réemployés pendant la guerre pour surveiller les juifs en transit vers les centres de mise à mort nazis. Tout cela est évoqué dans le film qui gratte donc là où ça fait mal, c'est à dire dans la face sombre du soi-disant "pays des droits de l'homme" qui hier comme aujourd'hui est dominé par des forces conservatrices préférant s'allier à l'extrême-droite plutôt que de risquer de tomber aux mains des "rouges". Mieux valait Hitler que le Front Populaire et cette idéologie n'a guère évolué depuis. On est juste passé de l'épouvantail du judéo-bolchévisme à celui de l'islamo-gauchisme et comme par hasard, on reparle de faire disparaître tous les garde-fous vis à vis de l'arbitraire, de restaurer les bagnes et la peine de mort. Soit une grande partie de ce que vécurent les réfugiés espagnols soumis aux exactions de policiers xénophobes et haineux et privés de la satisfaction de leurs besoins les plus élémentaires. Ainsi le film montre ce qui est véridique que certains furent parqués sur des plages comme celle d'Argelès sans aucun abri, aucun soin ni aucune nourriture. Bref un traitement comparable à celui que les nazis réservèrent aux prisonniers soviétiques, considérés comme des ennemis idéologiques à exterminer par la faim et le froid.
Mais le film qui est la première oeuvre du dessinateur de BD et de presse Aurel est aussi et surtout un hymne à la résistance et à la fraternité. Il y rend hommage à un autre dessinateur ayant réellement existé, Josep Bartoli dont il retrace le parcours d'un camp à l'autre (les transferts étaient fréquents dans ce qui s'apparentait à un archipel du Goulag dans le sud-ouest de la France) puis au Mexique et aux USA. Josep a dû sa survie à son don artistique qui l'a protégé de la folie et à la chance grâce à une bonne rencontre en la personne d'un policier plus humain que les autres, Serge, qui lui a sauvé la vie et est devenu ensuite résistant pendant la guerre sous un nom d'emprunt (je vous laisse deviner lequel). Et lorsque leurs héritiers se croisent dans un musée consacré à une rétrospective des dessins de Josep, ils se reconnaissent par des signes évidents: le poing levé de la révolte ouvrière et le crayon entre les dents, allusion aux caricatures dépeignant les bolchéviks comme des êtres sanguinaires avec un couteau entre les dents.
"The Florida Project", film caractéristique du cinéma indépendant américain "décentré" est construit sur des contrastes: entre l'univers enchanté de Disney World (qui reste hors-champ puisque les personnages n'y ont pas accès) et sa périphérie décrépite, entre l'apparence pimpante tendance kitsch du "Magic Castle" destiné à l'origine aux touristes du parc et la misère qui grouille à l'intérieur, entre les enfants qui explorent et transforment leur environnement en terrain de jeu et celui des adultes qui tentent de survivre. C'est un cinéma d'interstices qui filme les entrées de ville colonisées par les axes routiers, les motels, les parkings, les centres commerciaux criards, les pavillons abandonnés réduits à l'état de squats (héritage sans doute de la crise des subprimes). Ces endroits que la plupart des gens traversent sans s'y attarder et le long desquels des enfants livrés à eux-mêmes poussent tant bien que mal. Issus pour la plupart de familles monoparentales, ils vivent dans une situation de plus ou moins grande précarité. Le réalisateur se focalise sur Moonee (Brooklynn Prince, excellente), une petite fille de 6 ans délurée et plutôt mal élevée. Il faut dire que sa mère (Bria Vinaite, dénichée sur les réseaux sociaux grâce notamment à son look excentrique) n'est pas vraiment du genre responsable. C'est une gamine (au point de surpasser parfois sa fille en immaturité) qui vit d'expédients au jour le jour entre petite délinquance et prostitution. Forcément cela signifie que tôt ou tard, Moonee sera confrontée à une réalité trop dure pour son âge. Les autres mères ont davantage la tête sur les épaules (l'une d'elles a même un emploi) mais la fragilité de leur situation est rappelée par le camion d'aide sociale qui vient régulièrement apporter de la nourriture au grand dam du propriétaire du motel qui aimerait bien redorer le blason de son établissement. Veillant sur cette population essentiellement composée de femmes et d'enfants, Bobby (Willem Dafoe, seul acteur professionnel du casting au milieu d'amateurs épatants de spontanéité et d'énergie, enfants comme adultes) le gérant du motel tente de leur venir en aide dans la mesure de ses possibilités et des limites de son rôle. La scène de la coupure de courant est révélatrice de leur dépendance mais son intervention n'est pas que matérielle. Il se substitue au père absent pour repérer et chasser les pédophiles qui tournent autour des gosses dans une zone où ceux-ci sont nombreux (et leurs prédateurs aussi par conséquent).
En dépit du fait que j'ai été globalement séduite par ce drame social aux couleurs pop, âpre mais sans misérabilisme, j'ai trouvé la chute un peu décevante, maladroite et hésitante la fuite dans le rêve me paraissant être une facilité par rapport à la réalité du drame que vit Moonee.
"La Foule" est un film étonnant, par sa forme mais aussi par son propos sur l'envers du rêve américain qui démonte au passage le cliché de "l'usine à rêves". Réalisé dans les dernières années du muet par King Vidor, il voit naître un personnage appelé à revenir ultérieurement dans sa filmographie, John Sims. Avec sa femme, Mary, ils représentent la petite classe moyenne dont la vie se caractérise par la banalité et les difficultés du quotidien. Pourtant, John Sims est né un 4 juillet et selon son père, il est appelé à devenir "un homme important" c'est à dire l'un de ces self made men qui nourrissent le rêve américain. Mais la mort prématurée de son père lorsqu'il a 12 ans met un coup d'arrêt à son ascension programmée dans une scène expressionniste filmée dans un escalier. Dès qu'il atteint l'âge adulte et se rend à New-York pour y faire fortune, King Vidor met sans cesse en tension cet individu et la masse dont il cherche à s'extraire. Les plans d'ensemble sur les bureaux en open space de la compagnie d'assurances dans laquelle il est employé font de lui un simple rouage parmi des centaines d'autres absolument identiques. Ces plans préfigurent ceux des films critiquant les trente glorieuses tels que "La Garçonnière" et "Playtime". Assez rapidement, on se rend compte que la haute opinion qu'il a de lui-même ne correspond pas à ses capacités réelles. John (James Murray) est un tâcheron au bureau et un poids mort chez lui, l'entretien du foyer reposant sur les épaules de Mary (Eleanor Boardman) qui doit en plus se coltiner les jérémiades d'un époux immature. De ce côté là aussi, le film fonctionne sur une désillusion entre la magie de la rencontre amoureuse dans les manèges de Coney Island et la morosité du train-train quotidien ponctué de disputes. Qu'un dramatique accident surgisse et le peu d'efforts que John avait fait pour s'élever retombe comme un soufflé. S'il ne sombre pas complètement grâce à son fils, il connaît une déchéance relative, se retrouvant dans la peau du clown sandwich qu'il méprisait au début du film. Les derniers plans, remarquables sont extrêmement expressifs: La caméra s'éloigne de John Sims et de sa famille qui finissent par se fondre dans l'anonymat de la foule avant qu'elle ne se referme sur eux.
Oui Géant est une saga familiale qui s'étire sur plus de 3h, un quart de siècle et trois générations. Oui l'histoire se déroule au Texas et on y évoque l'enrichissement par le pétrole. Non ce n'est pas un pudding indigeste pour autant et la comparaison avec les soap des années 80 tels que "Dallas" ne rend pas justice à la qualité de "Géant". D'ailleurs il existe une autre façon de présenter le film, tout aussi parcellaire mais néanmoins nettement plus valorisante, celle qui consiste à mettre en avant James DEAN dont ce fut le troisième et dernier film puisqu'il se tua quelques jours après que le tournage fut terminé. Quoique parler de James Dean est à double tranchant car plusieurs articles préférèrent se focaliser sur son comportement détestable durant la réalisation du film et les frasques entourant les autres acteurs symboles de la démesure (mais aussi de l'hypocrisie en matière de moeurs) de l'âge d'or hollywoodien (alcoolisme, chantages, débauche, fiestas débridées etc.) plutôt que de parler du film en lui-même.
Toujours est-il que ce qui frappe dans ce "Géant", c'est le talent du réalisateur George STEVENS pour composer des plans-tableaux à la Edward Hopper ("La maison au bord de la voie ferrée" a inspiré celle des Benedict) et le progressisme de l'oeuvre originale de Edna Ferber (adapté par Ivan MOFFAT) qui donne au film son caractère humaniste. D'autre part les acteurs de "Géant" étaient peut-être remuants mais ils étaient extrêmement bien choisis. Elizabeth TAYLOR qui n'avait que 23 ans et qui était belle à se pâmer joue le rôle d'une femme de caractère venue du Maryland pour suivre son mari, Bick, rancher au Texas. Elle découvre comme on peut se l'imaginer un "Ploucland" sexiste et raciste dans lequel elle met son grain de sel, infléchissant quelque peu le destin de sa belle-famille. Rock HUDSON qui était alors au faîte de sa gloire joue son mari assez brut de décoffrage mais qui finit par amour pour elle par s'avérer plus tolérant que ses paroles et son comportement psychorigide ne le laissent penser (au point de se retrouver vingt-cinq ans plus tard de l'autre côté de la barrière à la grande joie de sa femme d'ailleurs). Inutile de dire que l'acteur est plus que parfait pour jouer un tel rôle dans lequel le masque social s'avère de plus en plus en décalage avec la réalité de ses actes. James DEAN joue le rôle de Jett, l'employé des Benedict plein de rancoeur et de frustration qui hérite d'un bout de terre à la mort de la soeur de Bick, Luz, vieille fille frustrée secrètement amoureuse de lui (joué par Mercedes McCAMBRIDGE tout juste sortie de "Johnny Guitare" (1954) et tout aussi revêche) avec lequel il fera fortune grâce au pétrole qui se trouve en-dessous. Un argent qui néanmoins ne lui apporte pas le bonheur mais au contraire précipite son autodestruction (quand je disais que les rôles étaient bien choisis). La sourde rivalité entre Bick et Jett qui incarnent deux formes de capitalisme (et de spoliation des indiens comme cela est rappelé) se nourrit de la confrontation de deux acteurs au style très différent (même s'il est ironique d'en avoir fait deux amoureux transis du personnage de Elizabeth TAYLOR alors que dans la réalité ils étaient tous deux homosexuels). Le travail sur le vieillissement des trois acteurs est remarquable étant donné qu'ils étaient dans leur vingtaine et qu'à la fin, leurs personnages sont censés en avoir plus de cinquante. Cela permet d'avoir une idée de la façon dont James Dean aurait évolué s'il avait vécu (personnellement je lui ai trouvé des airs de Johnny DEPP). A ce trio, il faut rajouter un quatrième personnage et un quatrième acteur, Jordan, le fils de Bick joué par Dennis HOPPER qui était à peine plus jeune que les trois stars (19 ans) mais qui incarne (déjà) la rébellion d'avec le modèle féodal et ségrégationniste du père promis au déclin. D'une part parce qu'il rejette la propriété terrienne au profit d'une profession libérale (médecin), ensuite parce qu'il épouse une mexicaine et s'installe avec ceux de sa communauté alors que ceux-ci sont traités en parias par les texans WASP. Il faut dire que sa mère a sauvé contre l'avis des siens un bébé mexicain qui devenu adulte est mort à la guerre (et qui joue ce mexicain? Sal MINEO alias Plato dans "La Fureur de vivre" (1955), film dans lequel joue également Dennis HOPPER!)
"Etre intégré dans ce monde de tarés, ce n'est pas une preuve de réussite". Voilà une phrase qui pourrait parfaitement servir de sous-texte à "Adieu les cons", film percutant qui m'a tenu en haleine et dont je n'ai pas vu arriver la fin abrupte et sans concession, au point d'en sursauter (fin qui a provoqué dans la salle cette remarque éloquente d'une gamine "ils ont tiré quoi les policiers qui a fait tant de bruit" et sa mère qui répond "des pétards" ^^). L'histoire est celle de la rencontre de trois "désintégrés" qui unissent leurs forces le temps d'un dernier tour de piste. Tous trois ont en commun d'avoir eu "très très mal au travail". La première Suze (Virginie Efira) a détruit ses poumons à force de respirer les émanations des sprays coiffants qu'elle utilisait pour son métier. Le second JB (Albert Dupontel), informaticien a la police aux fesses depuis que son suicide raté sur son lieu de travail (dont il était sur le point d'être renvoyé) le fait passer pour un dangereux terroriste. Le troisième, M. Blin (Nicolas Marié tellement enthousiaste qu'il n'a même pas fait semblant de se prendre les portes lors du tournage) travaille au service des archives dans un placard oublié depuis qu'il s'est fait taser par erreur par la police, y perdant la vue au passage. C'est pourtant là que débarquent Suze et JB qui sont à la recherche d'indices sur le fils né sous X de cette dernière. L'occasion pour Albert Dupontel de tirer à boulets rouges sur l'administration kafkaïenne, l'inhumanité de la bureaucratie, sa mémoire sélective qui a relégué les archives non numérisées aux oubliettes et la fausse empathie des supérieurs hiérarchiques lorsqu'il doivent annoncer à quelqu'un qu'il est condamné dans un hommage appuyé à "Brazil" (les clins d'oeil abondent: caméo de Terry Gilliam, couloirs interminables donnant sur des bureaux sinistres, télésurveillance, open space, casiers d'archivage à l'infini, explosions libérant des tuyaux, noms familiers aux oreilles des admirateurs du film tels "M. Kurtzman", "M. Tuttle ou "M. Lint", chanson festive aux antipodes de l'univers mortifère du film, "Mala Vida" de Manu Chao). Ce n'est pas le seul objet de ses critiques, la dévitalisation des centres-villes et leur deshumanisation par l'édification de tours de bureaux fait l'objet d'une très belle séquence autour des souvenirs de M. Blin qui croit guider Suze en lui décrivant les lieux d'un quartier dont le spectateur constate qu'ils ont tous disparus ou sont en voie de l'être. Scène d'une mélancolie poignante qui m'a fait penser par son jeu de reflets à "Playtime" de Jacques Tati. Car le burlesque est omniprésent au coeur de la tragédie et sa force destructrice permet à l'humain de reprendre la main sur ces buildings de verre et d'acier de temps de quelques séquences aussi drôles que poétiques avant le grand feu d'artifice final (les fameux "pétards" ^^).
Ce n'est guère surprenant, le film est dédié à Terry Jones, décédé en janvier 2020 et qui avait joué dans deux des précédents films de Albert Dupontel, "Le Créateur" et "Enfermés dehors". Pour mémoire, celui-ci tout comme Terry Gilliam a été l'un des piliers des Monty Python dont l'influence dans le domaine comique a été comparée à celle des Beatles dans celui de la musique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.