L'expérience Ungemach, une histoire de l'eugénisme
Vincent Gaullier, Jean-Jacques Lonni (2020)
Les apparences sont trompeuses. Qui croirait que derrière les 138 pavillons de la cité-jardin Ungemach à Strasbourg se cache une histoire digne de "Bienvenue à Gattaca" (1997)? Même aujourd'hui, les édiles taisent le sulfureux passé du quartier où seule une plaque posée dans les années 50 rappelle sa vocation d'origine: abriter de " jeunes ménages en bonne santé désireux d’avoir des enfants et de les élever dans de bonnes conditions d’hygiène et de moralité".
Lorsque la cité est créée dans les années 20, il ne s'agissait pas à proprement parler d'eugénisme mais plutôt d'hygiénisme et de natalisme. La France avait en effet perdu une grande partie de sa jeunesse à la guerre, directement ou indirectement et connaissait un déficit de naissances ancien et préoccupant. De plus les masses populaires vivaient souvent dans des conditions (notamment de logement) déplorables héritées du XIX° siècle avec des problèmes de santé publique tels que l'alcoolisme ou la tuberculose. C'est donc pour lutter contre tous ces fléaux qu'un industriel du nom de Léon Ungemach décida avec son associé, Alfred Dachert de construire une cité-jardin dans un quartier populaire de Strasbourg. Cela s'inscrivait dans la tradition des initiatives paternalistes patronales du XIX° dont l'exemple le plus célèbre est le phalanstère Godin. De plus, dans l'entre-deux-guerres, beaucoup de cités-jardins virent le jour, notamment en Ile-de-France pour offrir aux ouvriers des conditions de vie plus saines et plus proches de leurs origines campagnardes (cultiver son jardin plutôt qu'aller boire au bar du coin).
La où les choses se corsent, c'est lorsqu'on analyse les critères d'admission et de maintien dans le logement. Les époux devaient être jeunes, féconds, en bonne santé, s'engager à avoir au moins trois enfants, le mari devait avoir une bonne situation, la femme quant à elle ne devait pas travailler (une question-piège demandait quelle était sa profession). Une fois installés, ils devaient respecter un règlement comportant plus de 300 articles et subissaient des contrôles incessants au cours desquels ils étaient notés selon un système de points. Si les inspecteurs découvraient que les époux ne respectaient pas les critères, ils étaient expulsés de leur logement. Celui-ci n'était par ailleurs loué que jusqu'au 21 ans du dernier enfant, ensuite, il fallait déménager. Les critères de sélection furent appliqués jusqu'aux années 60 et les critères d'expulsion jusqu'aux années 80 alors que la ville gérait la cité-jardin depuis les années 50.
Le documentaire, passionnant et glaçant, comble les non-dits de la ville qui pratique l'omerta sur le sujet. Des témoignages d'anciens habitants, le plus souvent enfants au moment des faits expliquent que même leurs parents n'avaient pas conscience d'être les cobayes d'une pratique d'eugénisme destinée à "améliorer l'espèce humaine", s'accompagnant en d'autres lieux de mesures de stérilisation forcées pour les populations indésirables. Des spécialistes explicitent le contexte, notamment l'importance de la culture protestante dans la politique d'eugénisme, celle-ci visant la perfectibilité de l'être humain alors que le catholicisme condamnait l'intervention de la science dans la reproduction humaine. Surtout, le film évoque comment la tentation de l'eugénisme a été stoppée in extremis au Royaume-Uni devant l'usage monstrueux qu'en a fait l'Allemagne nazie.
En raison du manque d'archives visuelles, le documentaire a recours à une animation décalée qui fait tantôt penser à celle des Monty Python, tantôt à celle de "Pink Floyd The Wall" (1982). Pour faire comprendre que ce que cachent les pavillons si proprets n'est rien d'autre qu'une variante de "1984" et "Le meilleur des mondes", un arrière-plan fait allusion à la cité de "Metropolis" (1927), les toits s'enlèvent pour laisser entrer la main des autorités ("Big Brother is catching you" ^^), les bébés, produits en série, défilent sur une chaîne de montage et les familles se transforment en souris de laboratoire.
Mais loin de cantonner l'expérience eugéniste au passé, le film démontre que celle-ci n'est qu'un avatar du système capitaliste anglo-saxon obsédé par le darwinisme social de la performance et la compétition que le nazisme a poussé jusqu'à la monstruosité la plus extrême. Qui entre aujourd'hui en contradiction avec le souci de protéger la diversité. Et de conclure sur ces mots à méditer "Quand tu fais la cité Ungemach, tu exclues d'emblée de fabriquer des Brigitte Fontaine, tu exclues d'emblée de fabriquer des Annie Ernaux, tu exclues d'emblée de fabriquer tout ce qui dépasse du cadre et pourtant ce qui dépasse du cadre pour moi c'est la vie."