A travers ce titre composé d'allitérations en M, le documentaire rend hommage à une actrice dont le demi-siècle de présence sur les écrans a fait oublier justement à quel point sa carrière est atypique et exceptionnelle. Comment expliquer sa longévité et le fait qu'elle se soit bonifiée en vieillissant alors que la majorité des actrices ne parviennent pas à franchir l'étape de la cinquantaine? Comment expliquer que nombre des personnages qu'elle a incarné soient restés dans les mémoires alors qu'ils marquent généralement moins les esprits que leurs homologues masculins? A toutes ces questions, le documentaire apporte quelques éléments de réponse, même s'il n'épuise pas le sujet:
- Ses débuts au cinéma, fortement liés à sa relation avec John CAZALE rencontré sur les planches et qui est mort d'un cancer peu de temps avant la sortie de "Voyage au bout de l'Enfer (1978).
- La combativité de l'actrice qui a dû souvent convaincre les cinéastes de lui donner des rôles dans lesquels ils ne la voyaient pas (Alan J. PAKULA et Sydney POLLACK en particulier).
- Son implication dans ses rôles, au point parfois de participer à leur écriture. Robert BENTON a par exemple été bien inspiré de lui demander de rédiger la plaidoirie de Johanna dans "Kramer contre Kramer" (1979) car il ne parvenait pas à adopter le point de vue féminin.
- Son oreille musicale et sa facilité à apprendre les langues étrangères grâce à laquelle elle a pu jouer de façon crédible des immigrées comme la polonaise Sophie dans "Le Choix de Sophie" (1982) ou l'italienne Francesca dans "Sur la route de Madison" (1995).
- L'éventail de son jeu a également été très utile pour lui permettre de se reconvertir dans la comédie durant les années 80 où son succès dans le registre dramatique était moindre. Elle a ensuite alterné avec bonheur les deux genres, de "Sur la route de Madison" (1995), l'un de ses plus grands rôles à "Mamma Mia !" (2008).
- Enfin son talent pour donner à ses personnages une richesse émotionnelle qui les entraîne hors des clichés, qu'ils soient aimables ou détestables de prime abord.
Voilà un film qui sidère par sa pépinière de talents, son avant-gardisme autant que par sa restitution documentaire du Berlin de la République de Weimar. D'un côté un monde disparu, de l'autre un monde qui n'est pas encore né. Le tout imaginé par un groupe de jeunes artistes débutants de la Mitteleuropa, juifs pour la plupart et devenus célèbres une fois passés de l'autre côté de l'Atlantique: Robert SIODMAK et son frère Curt SIODMAK, Edgar G. ULMER, Billy WILDER et enfin Fred ZINNEMANN. "Les hommes, le dimanche" est considéré comme le premier film indépendant de l'histoire, le précurseur des cinémas néo-réalistes et nouvelle vague en Italie, en France, aux USA. Notamment par le tournage en décors naturels, avec des non-professionnels, entre documentaire et fiction. C'est le reflet de petits moyens budgétaires (le film est muet alors que le cinéma parlant existait déjà depuis quelques mois) mais pas seulement. La scène où Erwin et Annie déchirent des photos de stars glamour (parmi lesquelles Greta GARBO et Marlene DIETRICH) a la même valeur iconoclaste que l'article de Francois TRUFFAUT dans les Cahiers du cinéma intitulé "Une certaine tendance du cinéma français".
Sorti en 1930, le film a été tourné en 1929, juste avant que la crise économique ne frappe l'Allemagne. On y voit donc un Berlin années folles en pleine effervescence artistique, jeune, actif et prospère où converge la jeunesse bohème. A l'image du groupe situé derrière la caméra, le film suit cinq jeunes gens et jeunes filles situés en marge du monde du spectacle (une figurante, une mannequin, une vendeuse de disques, un chauffeur de taxi et un colporteur ayant expérimenté divers emplois dont gigolo, métier rappelons-le alors pratiqué par Billy WILDER dans les grands hôtels berlinois sous le titre de "danseur mondain" en alternance avec ses activités de journaliste). A l'exception d'Annie la mannequin neurasthénique qui se morfond dans sa mansarde, tout ce petit monde profite de son dimanche pour partir pique-niquer et se baigner dans la banlieue de Berlin, au bord du lac du grand Wannsee. On fait alors un bond dans le futur car si l'on fait abstraction du gramophone en lieu et place du transistor, du walkman ou du MP3 sur la plage, on se croirait catapulté dans "Conte d'ete" (1996) de Eric ROHMER ou dans "Les Roseaux sauvages" (1994) de Andre TECHINE. A l'exception d'Erwin qui est marié à Annie et reste à l'écart, ça marivaude à qui mieux mieux dans l'eau et dans les bois entre le beau Wolf (l'ex-gigolo) et les deux amies, Brigitte et Christl, la blonde et la brune, toutes deux d'une beauté juvénile très moderne avec leurs coupes à la garçonne et filmées de très près. La première des deux a un visage qui se situe quelque part entre Jean SEBERG et Scarlett JOHANSSON et est complètement fascinante. Tout cela respire la fraîcheur et la liberté, même si ce n'est qu'une parenthèse, assombrie par le retour du quotidien, de la mansarde et de son occupante dépressive et par le fait que nous savons que ce monde est au bord du gouffre.
Dans un style qui rappelle celui de "Cleo de 5 a 7" (1961) (un plan répété trois fois pour souligner l'émotion du souvenir cristallisé et reconstitué de la rencontre du couple Aragon/Triolet) mais aussi celui de "Les Plages d'Agnes" (2007) (le portrait-collage à base de fragments), Agnes VARDA utilise le pouvoir que lui donne sa caméra pour rendre à Elsa Triolet sa place de sujet aux côtés de Louis Aragon, elle qui fut trop souvent réduite au rôle de muse du poète. C'est d'ailleurs entre deux films sur le thème du couple "Le Bonheur" (1965) et "Les Creatures" (1966) qu'elle a réalisé "Elsa la rose". Des films montrant des épouses-objets ou des épouses-fonctions, sans aucune autonomie ni droit à la parole. Si on entend les mots de Louis Aragon, récités par Michel PICCOLI, on entend aussi ceux de Elsa Triolet et on la voit filmée et photographiée par d'autres yeux. Cela ne dit pas forcément qui elle est mais cela donne d'elle une image plus complexe et plus tangible avec un corps et une histoire, un passé qui lui appartient. D'ailleurs un des passages-clés du film réside dans ce petit dialogue:
"Varda : Tous ces poèmes sont pour vous. Est-ce qu’ils vous font vous sentir aimé ?
Triolet : Oh non ! Ce n’est pas ce qui me fait me sentir aimée. Pas la poésie. C’est le reste, la vie. Écrire l’histoire d’une vie, avec ses arrêts, ses aiguillages, ses signaux, ses ponts, ses tunnels, ses catastrophes..."
Première lauréate du prix Goncourt, Elsa Triolet est une artiste en couple avec un autre artiste et on ne peut s'empêcher de penser qu'à travers eux, Agnes VARDA interroge son propre couple avec Jacques DEMY.
Brillantissime court-métrage dans lequel Agnes VARDA prend le pouls de Cuba, quatre ans après la révolution ayant chassé Batista, le dictateur pro-américain au profit de Fidel Castro, le leader communiste. Elle emboîte ainsi le pas de son ami Chris MARKER qui avait réalisé peu après la révolution castriste un documentaire "Cuba si!" qui selon les propres dires du réalisateur tentait " de communiquer, sinon l’expérience, du moins le frémissement, le rythme d’une révolution qui sera peut-être tenue un jour pour le “moment décisif” de tout un pan de l’histoire contemporaine". Se gardant intelligemment de prendre parti (ce qui aurait tiré son film vers l'oeuvre de propagande), Agnes VARDA réussit à insuffler à son court-métrage un rythme endiablé et ce alors que celui-ci ne se compose que d'une suite de photographies. Là encore, on pense à Chris MARKER qui avec "La Jetee" (1963) presque entièrement composé d'images fixes était parvenu à tutoyer les cimes. Agnes VARDA donne vie aux milliers de clichés, pris sur le vif qu'elle a rapporté de l'île. Grâce au procédé du banc-titre utilisé dans le cinéma d'animation, elle parvient à recréer l'illusion du mouvement mais sans sa fluidité, celui-ci épousant le rythme saccadé des percussions accompagnant les musiques cubaines: rumba, son, guaguancó, guaracha… Un mélange d'Afrique, d'Espagne et de France (via les anciens esclaves évadés d'Haïti) que Agnes VARDA restitue à l'aide d'images et de sons se répondant parfaitement, scandé également par le commentaire off à deux voix, la sienne et celle de Michel PICCOLI. Le résultat est d'une vitalité à toute épreuve et témoigne également des talents d'observatrice de la réalisatrice qui revient à ses premières amours, la photographie et le documentaire tout en y insufflant une pulsation qui fait ressentir la joie de cette période d'émancipation collective.
Un documentaire de plus sur la vie et la carrière de Agnes VARDA? Oui mais celui-ci a une particularité: Agnes VARDA n'en est pas l'instigatrice. En effet, celle-ci a multiplié les analyses de sa propre oeuvre, principalement à la fin de sa carrière. Aussi le film de Pierre-Henri GIBERT a un programme bien défini " Jusqu'au bout, elle a assuré elle-même un monopole du récit sur son propre travail, cadenassant toute parole alternative, réécrivant son histoire et peaufinant sa légende". Une légende noire en lieu et place de la légende rose (ou plutôt mauve) véhiculée par la cinéaste? Pas vraiment. Certes, le film égratigne son image. Il souligne l'insuccès public de la majorité de ses films "A part Sans toit ni loi où elle a fait son million, ça floppe". Il revient aussi sur sa réputation de "freak control" et de pingrerie "Elle avait la réputation d'être très radine, de faire des films avec des bouts de ficelle, en ne payant pas ou très peu. C'est ce que j'entendais de beaucoup de gens du métier. » (Sandrine BONNAIRE). En même temps, avait-elle vraiment le choix? Le film souligne combien elle a dû passer une partie de sa vie à la chasse au financement et en revanche il ne dit pas assez que nombre de ses projets ont échoué ou ont dû être réorientés parce que l'avance sur recettes lui a été refusé (pour "A Christmas Carol") (1965) ou parce que le producteur a exigé un film moins cher (comme pour "Cleo de 5 a 7") (1961). Un cinéaste qu'elle admirait pour son indépendance, John CASSAVETES avait dû lui aussi compter sur le bénévolat de son équipe pour réaliser "Faces" (1968) en dehors des heures de bureau et sur le fil du rasoir: le lui-a-t-on reproché? On peut faire la même remarque concernant son supposé mauvais caractère. Son assistant dans le film rectifie le tir en ajoutant "Et Jean-Luc GODARD ou Francois TRUFFAUT, ils avaient bon caractère peut-être?" Toujours ce "deux poids, deux mesures" dès qu'il s'agit d'une femme qui ne souhaitait pas transiger avec sa liberté artistique.
Ceci étant, le film montre surtout à quel point la réalisatrice était anticonformiste. Il revient sur son choix de s'extraire de son milieu social bourgeois (elle était la fille d'un riche industriel) pour embrasser le monde de l'art, au point d'engloutir l'héritage paternel dans son premier film "La Pointe courte" (1954) et d'épouser un fils de garagiste, lui aussi transfuge social en rupture familiale, Jacques DEMY. Ce dernier a évoqué dans son oeuvre l'impossibilité d'aimer quelqu'un n'appartenant pas à la même classe sociale. On retrouve également dans ses premiers films le thème de la mère célibataire comme un écho à sa rencontre avec Agnes VARDA qui avait décidé d'élever seule sa fille, Rosalie VARDA-DEMY à une époque où cela était mal vu. Par ailleurs, le documentaire évoque la bisexualité de Agnes VARDA, moins connue que celle de Jacques DEMY qui a été pourtant cachée jusqu'en 2008. Une relation complexe dont les moments les plus douloureux l'ont amené à réaliser son film le plus sensible, "Documenteur" (1981) où elle fend son armure d'éternelle Jeanne d'Arc du cinéma pour se mettre à nu. Son intérêt pour les combats et mouvements d'avant-garde, les marginaux et les minorités. Mais le plus réjouissant de tout c'est son côté "vieille dame indigne", quand, ayant atteint un âge avancé, elle envoie plus que jamais balader les convenances pour se faire plaisir en toute liberté, dansant en discothèque, se déguisant en patate, s'offrant la plus improbable des coiffures bicolores (le fou rire de Sandrine BONNAIRE commentant ce look est communicatif), le tout avec une telle joie de vivre qu'on a qu'une envie: la suivre!
Tout d'abord, il est important de comprendre le contexte de l'entretien-fleuve (deux heures dix-huit) en français de Agnes VARDA avec la chercheuse Manouchka Kelly Labouba au Pickford Center à Los Angeles le 9 novembre 2017. Cette rencontre a eu lieu dans le cadre du programme d'histoire visuelle de l'Academy Museum of Motion Pictures (AMPAS) qui n'est autre que la dénomination officielle de l'académie des Oscars. Agnès Varda venait d'être couronnée par un Oscar d'honneur pour sa carrière, après son César d'honneur en 2001 et sa Palme d'honneur remise en 2015. Une consécration des deux côtés de l'Atlantique lié notamment au fait que Agnes VARDA a fait plusieurs séjours à Los Angeles où elle a réalisé cinq films, lesquels ont été récemment restaurés par la fondation de Martin SCORSESE. Mais une consécration tardive, même si Agnes VARDA avait au cours de sa carrière glané quelques prix prestigieux comme l'ours d'argent pour "Le Bonheur" et (1965) le Lion d'or pour "Sans toit ni loi" (1985). Ses films à petit budget réalisés en dehors du cinéma mainstream et globalement peu connus du public étaient le prix à payer pour son indépendance mais également la traduction de la marginalité des femmes réalisatrices dans une industrie dominée et façonnée par et pour les hommes. Si aujourd'hui les femmes sont plus présentes aux postes clés de la création d'un film, la parité n'est pas encore atteinte. Et d'autre part, créer ne suffit pas, encore faut-il être visible, reconnu et ensuite passer à la postérité. Agnes VARDA semble avoir réussi à passer toutes ces étapes, sa participation au programme de l'AMPAS s'inscrivant dans une démarche visant à recueillir et conserver via des enregistrements audio et vidéo la parole de professionnels du cinéma: les incontournables mais également ceux qui sont contournés, oubliés minorisés ou absents du canon officiel et ce depuis les origines du cinéma. Soulignons à ce propos le rôle clé joué par les USA dans la redécouverte de l'oeuvre de la pionnière du cinéma Alice GUY qui à l'égal de Agnes VARDA peut aujourd'hui servir de modèle aux jeunes générations de réalisatrices.
Pour qui aime Agnes VARDA, l'entretien s'avère globalement passionnant. Il n'a pas été effectué d'une seule traite puisqu'on voit plusieurs fois des raccords de montage mais donne l'impression d'un récit continu dans lequel la réalisatrice se raconte, de son enfance à ses dernières réalisations. La genèse de plusieurs de ses films est évoquée comme l'influence du roman de Faulkner, "Les palmiers sauvages" pour la structure de "La Pointe courte" (1954) ou les contraintes budgétaires qui ont permis l'émergence de "Cleo de 5 a 7" (1961). Elle insiste également beaucoup sur l'influence que le documentaire a eu dans ses films de fiction (la famille Drouot pour "Le Bonheur" (1965), le tournage dans les rues de Paris pour "Cleo de 5 a 7") (1961). En dépit de quelques trous de mémoire (sur des dates par exemple), on constate que l'esprit de Agnes VARDA était resté clair et sa parole, fluide alors qu'elle avait 89 ans, lui permettant d'offrir un témoignage de grande qualité. Une chance, au vu du temps qu'il a fallu pour qu'elle soit reconnue à sa juste valeur.
Documentaire réalisé en 2012 et proposé en bonus dans le coffret DVD Tout(e) Varda, "Les 3 vies d'Agnès" fait référence aux trois activités artistiques auxquelles elle a consacré sa vie: la photographie, le cinéma et les arts plastiques auxquels elle préférait l'expression "arts visuels". Chacune de ses activités a occupé le devant de la scène de façon chronologique d'où "les 3 vies". Agnes VARDA avait en effet une formation de photographe qui l'a entraîné vers le cinéma qu'elle a pratiqué à partir du milieu des années cinquante et son premier film "La Pointe courte" (1954) précurseur de la nouvelle vague sous diverses formes et formats avant qu'au milieu des années 2000 elle ne diversifie encore plus le champ de ses activités. Il est cependant évident qu'il y a toujours eu une circulation entre toutes ces formes d'art, son cinéma se nourrissant de son oeil de photographe tout en préfigurant ses installations par leur mise en scène de l'hétérogénéité. C'est évident dès "La Pointe courte" (1954) qui alterne entre passages documentaires et passages de fiction, les deux grands genres entre lesquels Agnes VARDA n'a cessé de naviguer durant toute sa carrière. A l'autre bout du spectre, "Les Plages d'Agnes" (2007) fonctionne sur le principe du collage, du patchwork alors que dans "Visages, villages" (2017), elle revient à ses premières amours de photographe, épaulée par JR comme un passage de relai.
En dépit de son titre et de son ouverture sur des photographies (dont certaines déjà évoquées dans "Les Plages d'Agnes" (2007) comme l'exposition à Avignon consacrées à celles du TNP de Jean VILAR), le documentaire évoque surtout la troisième vie de Agnes VARDA, fonctionnant comme un catalogue d'expositions de l'artiste. Un art du fragment, que ce soit au travers d'une série de portraits et miroirs brisés, un recueil de témoignages ("Quelques veuves de Noirmoutier") (2006) que l'on écoute séparément alors qu'un grand écran les relie tous ou encore le travail de mémoire effectué à l'occasion de l'hommage aux Justes de France en 2007. Un travail de mémoire également présent lors de l'évocation de la rétrospective de l'oeuvre de, Agnes VARDA en Chine en 2012, plus de cinquante ans après son premier voyage sous l'ère Mao. Comme le rappelle l'artiste, la révolution culturelle a détruit une grande partie du patrimoine culturel de la Chine mais également nombre de souvenirs personnels. Si bien que les photographies et objets rapportés du voyage de 1957 constituent une sorte d'exhumation de vestiges d'un passé perdu. S'y ajoute une réflexion sur les différences de perception de ses installations en France et en Chine et sur la délicate question de la traduction des témoignages. La permanence de quelques totems comme la cabane, revisitée façon pagode sert de fil rouge entre tous les éclats de l'artiste. Un documentaire passionnant donc pour tous les fans de Agnes VARDA et plus généralement d'art tous azimuts.
Pour les 80 ans de Catherine DENEUVE fêtés le 22 octobre 2023, Arte lui consacre un cycle de six films et un documentaire inédit. Celui-ci revient sur les plus de soixante ans de carrière de l'icône du cinéma français avec un titre malin qui fait référence à la polysémie du terme. Comme Greta GARBO, Catherine DENEUVE apparaît aux yeux des cinéastes et des cinéphiles comme une page blanche à noircir de rêves. Son masque de blonde froide et impassible qui aurait tout à fait pu lui ouvrir les portes du cinéma de Alfred HITCHCOCK en fait aussi quelqu'un de mystérieux dont on a envie de sonder les profondeurs. C'est ce que fait à sa manière Roman POLANSKI dans "Repulsion" (1965) qui rappelle quelque peu "Vertigo" (1946) à ceci près qu'au lieu de montrer un homme névrotiquement amoureux d'une image figée et mortifère qui lui échappe, il montre des hommes se faisant prendre au piège par une folle furieuse cachée sous son apparence angélique. Dans le site web, la Kinopithèque, l'article consacré à "Répulsion" évoque " le piège de l’image qu’est le cinéma pour les belles femmes : elles sont enfermées dans la pellicule et ne peuvent échapper à leur destin de fantasmes masculins". Et d'évoquer "Belle de jour" (1966) de Luis BUNUEL qui a énormément contribué à façonner Catherine DENEUVE comme un fantasme sur pattes bien que le premier pygmalion de l'actrice ait été Jacques DEMY, lui qui en a fait une princesse placée sur un piédestal. On comprend mieux son désir de liberté par la suite avec un appétit de cinéma insatiable où elle a pu jouer à casser cette image. Le film montre le rôle émancipateur joué par Francois TRUFFAUT qui lui a donné des rôles actifs: aventurière très masculine dans "La Sirene du Mississipi" (1969), directrice de théâtre dans "Le Dernier metro" (1980). D'une certaine manière "Potiche" (2010) retrace bien ce parcours qui a fini par imposer Catherine DENEUVE comme une femme de tête, capable de se renouveler sans cesse "aveugle, muette, amputée, meurtrière, vampire, mère de famille, fille mère, lesbienne, alcoolique" et en même temps, parfaitement reconnaissable de rôle en rôle. Le film qui fait intervenir de nombreux réalisateurs ayant travaillé avec elle (Arnaud DESPLECHIN, Andre TECHINE, Benoit JACQUOT, Nicole GARCIA etc.) insiste sur sa manière de travailler comme membre d'un tout et en se jetant dans le vide sans préparation. C'est sans doute pour cela qu'elle est si peu une actrice de composition mais plutôt d'appétit pour les films.
Un OVNI que ce documentaire de Jacques ROZIER de qualité VHS et pollué par un timecode apparent qui aussi incroyable que cela paraisse raconte en fait la genèse improbable sinon de la totalité de "Maine Ocean" (1986), du moins celle de la séquence "Le roi de la samba". Pourtant à priori, on est très loin de l'univers du cinéma. Le documentaire nous plonge en effet au coeur de la tournée du "Podium-Europe 1" de l'année 1984. Présentés par Michel Drucker, la série de concerts ressemble à une déclinaison "vacances à la mer" de son émission "Champs-Elysées". Au menu, Linda de Suza, Claude Barzotti et Bernard MENEZ avec son tube "Jolie Poupée" qui cartonnait alors dans les hit-parades. Or sans être aussi schizophrène que Takeshi KITANO (qui avant sa consécration à Venise comme grand cinéaste était aux yeux des japonais un humoriste de télévision) Bernard MENEZ était déjà en 1984 l'un des interprètes fétiches de Jacques ROZIER. "Du cote d'Orouet" (1971) qui avait lancé sa carrière lui avait d'ailleurs ouvert les portes de la nouvelle vague puisque deux ans plus tard, il figurait à l'affiche de "La Nuit americaine" (1973) de Francois TRUFFAUT (ce qui ne l'avait pas empêché de jouer aussi dans des comédies populaires). C'est donc pour les beaux yeux de Bernard MENEZ que Jacques ROZIER tourne le documentaire "Oh oh oh jolie tournée". L'acteur-chanteur est en effet de presque tous les plans et quand il ne chante pas sur scène, Jacques ROZIER le suit partout: à l'hôtel, en séances de dédicaces, dans la maison de vacances de Michel Drucker (à propos de ce dernier, il fait une remarque amusante, se demandant dans quelles vitamines il puise son énergie). L'air de rien, Jacques ROZIER capte donc l'air d'un temps révolu où les émissions, chansons et stars de variétés étaient reines, montre sa fascination pour le monde de la télévision et des vacances à la mer et fait le portrait d'un homme qui pourrait être le voisin de palier, en décalage par rapport au cirque qui l'entoure*. Un cirque auquel participe en toile de fond une troupe de danseurs brésiliens (dont Rosa-Maria GOMES, future Dejanira de "Maine Ocean") (1986) que Jacques ROZIER filme dans les coulisses se moquant de Bernard MENEZ chantant sur scène avec une danseuse blanche comme deux faces de la même médaille. Lorsqu'ils sont réunis sous la caméra de Jacques ROZIER après le spectacle, Bernard MENEZ dit "Le Brésil et moi, on était fait pour s'entendre". C'est sur ce malentendu que le cinéaste va construire"Maine Ocean" (1986).
* Pour reprendre les propos de l'émission que France Culture lui a consacré, "Souvent dans le cinéma, on lui reproche les succès du théâtre Michel et de la chanson populaire. Les êtres avec physique d’homme en vacances et lumière de 30 juin, ça fait des jaloux. Bernard Menez aime raconter la dernière scène du film de Jacques Rozier, Maine Océan : un contrôleur des trains qui veut changer de vie. Bernard Menez a changé de métiers mille fois, il a le physique d’un homme en vacances, c’est-à-dire un homme disponible à rêver et à changer- lui qui a aussi eu envie de faire bouger les lignes en politique. Bernard Menez donne envie de repenser nos physiques d’hommes et de femmes pressés, nos physiques de l’année, nos physiques de septembre pour en faire des physiques de juillet".
Avec son titre faisant écho à "Naissance d'une nation" (1915), William KAREL a réalisé un film documentaire consacré à l'éclosion d'une star dont il fut le témoin en tant que photographe de plateau sur les deux derniers films de Francois TRUFFAUT, "La Femme d'a cote" (1981) et "Vivement dimanche !" (1983). La relation amoureuse entre le cinéaste et la jeune actrice qui fut révélée à lui par "Les Dames de la cote (1979) avant qu'il ne la propulse au sommet forme le réacteur du film qui propose une autre originalité. Elle consiste à confronter la biographie réelle des années de jeunesse de Fanny ARDANT déjà peuplée d'anecdotes romanesques à une version fictionnelle imaginée avec l'artiste dans les années 80 qui s'en donne à coeur joie, réinventant ses premières années sous le prisme de l'histoire du cinéma, de "Le Cuirasse Potemkine" (1925) à "Le Diabolique Docteur Mabuse" (1960). Le résultat d'une belle complicité avec le réalisateur-photographe et au-delà, avec la caméra et le conte. On est presque surpris de voir défiler à toute vitesse ses quarante années de carrière dans les dernières minutes, jusqu'au récent "Les jeunes amants" (2020) mais ce choix se défend. En effet de son propre aveu, sa passion pour Truffaut fut le climax de sa vie, "Huit Femmes" (2002) de Francois OZON semble être un prolongement de sa vie fictionnelle au milieu des géants du cinéma alors que ses derniers films mettent l'accent sur ce qui en elle ne vieillit pas et notamment sa voix si particulière qui pourtant lui avait valu d'être renvoyée dans sa jeunesse.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.